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Sommaire
Le terme « miracle de la nature » est très mal choisi pour plusieurs raisons : tout dabord les récits quil couvre ne correspondent pas à la structure habituelle en trois parties dun récit de miracle, ensuite le mot nature est totalement étranger au monde du Nouveau Testament, et enfin le terme est incapable de regrouper la diversité des événements dont on parle. Faute dun terme unique, on pourrait utiliser diverses catégories : miracle cadeau, miracle épiphanie, miracle sauvetage, ou encore, miracle malédiction.
Parmi les sept récits analysés, six échouent à rencontrer les critères dhistoricité et nous forcent à conclure quils ne remontent pas au Jésus historique.
- Le récit de limpôt du temple, même sil contient une tradition pré-évangélique sur le paiement de limpôt du temple par des juifs chrétiens, a reçu un ajout secondaire de Matthieu lui-même, plus particulièrement lallusion à la pièce de monnaie, et ne peut absolument pas prétendre remonter à lépoque de Jésus.
- Le récit du figuier stérile et maudit par Jésus est une création de lÉglise primitive qui voulait interpréter la purification du temple, que Jésus est en train daccomplir, en utilisant certaines images de lAncien Testament, et nest pas du tout cohérent avec lensemble de la vie de Jésus.
- Le récit de la pêche miraculeuse est un exemple où les premiers chrétiens ont rétro projeté dans le ministère de Jésus une situation après Pâques, afin de justifier et légitimer lenseignement de lÉglise, son culte et sa mission pour quils soient perçus en continuité avec le Jésus historique.
- Le récit de la marche sur leau est une création chrétienne qui vise à interpréter la scène qui laccompagne, où Jésus nourrit la foule, pour exprimer lexpérience que vie la communauté chrétienne quand elle se rassemble pour leucharistie, une expérience dépiphanie comme lont vécu les Juifs avec Yahvé dans lAncien Testament.
- Le récit de la tempête apaisée est un exemple de récit théologique de la première génération de chrétiens où on applique à Jésus différents traits de Yahvé quon trouve dans lAncien Testament.
- Le récit de leau changé en vin à Cana est une création de lévangéliste où sexprime sa théologie centrée sur Jésus, le véritable époux, qui invite son peuple aux noces messianiques et amorce le remplacement du judaïsme, symbolisé par les jarres deau, par la réalité meilleure du christianisme, symbolisée par le vin.
Le seul récit qui remonte probablement au Jésus historique est celui où il nourrit la foule. Même si le récit actuel est coloré par le souvenir du miracle dÉlisée et du dernier repas de Jésus avec ses disciples, il semble néanmoins refléter un repas mémorable que Jésus aurait eu avec une foule sur les bords du lac de Galilée, sans quon puisse en préciser le détail.
I. « Miracle de la nature » comme une catégorie discutable dans les évangiles
II. Dautres catégories
III. Le récit de limpôt du temple (Mt 17, 24-27)
IV. Le figuier stérile et maudit (Mc 11, 12-14.20-21 || Mt 21, 18-20)
V. La pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11 || Jn 21, 1-14 [+15-19])
VI. La marche sur leau (Mc 6, 45-52 || Mt 14, 22-33 || Jn 6, 16-21)
VII. Lapaisement de la tempête (Mc 4, 35-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 22-25)
VIII. Leau changé en vin à Cana (Jn 2, 1-11)
IX. Jésus la nourrit la foule (Mc 6, 32-44 || Mt 14, 13-21 || Jn 6, 1-13 || Mc 8, 1-10 || Mt 15, 32-39)
- « Miracle de la nature » comme une catégorie discutable dans les évangiles
Alors que les miracles analysés jusquici avaient une forme littéraire stable, ainsi quun vocabulaire et un contenu communs, on ne peut en dire autant des soi-disant miracles de la nature. Aucune catégorie ne semble pouvoir les regrouper.
- Tout dabord, le terme « nature » est difficile à définir et est sujet à nombreuses discussions tant philosophiques que théologiques, et surtout est totalement étranger au monde du Nouveau Testament.
- Ensuite, comment définir ces miracles de la nature par opposition aux exorcismes, aux guérisons et aux ressuscitations des morts? Une ressuscitation des morts nest-elle pas une action sur la matière inanimée? La marche sur leau nest-elle pas avant tout une action sur le corps vivant de Jésus, et pas seulement sur les attributs de leau?
- Les miracles de la nature ont des formes disparates et la plupart ne contiennent pas la structure habituelle en trois parties des récits de miracle.
- Très souvent, la demande pour une intervention de Jésus est absente : on ne trouve aucun besoin urgent exprimé dans la marche sur leau ou dans la scène du figuier maudit ou dans le denier du temple.
- Très souvent, on ne trouve aucune parole ou action de Jésus qui produirait le miracle : on ne dit rien quand et comment le miracle est opéré.
- Très souvent, il ny a pas de conclusion où une foule sétonne de ce qui sest passé : par exemple, on ne trouve aucune réaction de la foule dans le récit synoptique de la multiplication des pains.
- Le même commentaire sapplique au contenu et vocabulaire très disparate. Quelquun comme G. Theissen a proposé la catégorie miracle-cadeau, mais seuls la multiplication des pains et le miracle de Cana pourraient à la rigueur entrer dans cette catégorie. Il faut donc admettre quil y a autant de catégories quil y a de « miracles de la nature » et quil est impossible de la regrouper.
- Dautres catégories
Quatre catégories pourraient remplacer celle plutôt encombrante de « miracle de la nature ».
- Il y a les « miracles cadeaux ». Deux miracles appartiennent à cette catégorie : la transformation de leau en vin à Cana et la multiplication des pains (ou ravitaillement de la foule).
- Un « miracle épiphanie » est celui où une divinité se manifeste à travers certains phénomènes, mais surtout à travers sa propre personne. Cest le cas de la marche sur les eaux.
- Un « miracle sauvetage » est celui qui sauve quelquun dune mer agitée ou de la prison. Cest le cas de la tempête apaisée.
- Un « miracle malédiction » est un miracle punitif ou destructeur. Cest le cas du figuier maudit par Jésus.
On saperçoit tout de suite quil y a une grande différence entre les miracles analysés plus tôt et ceux-ci, en particulier leur nombre : alors que nous avions six exorcismes, quatorze guérisons et trois ressuscitations des morts, nous navons ici pratiquement quun récit de miracle par catégorie, et une seule source et une seule forme littéraire par catégorie.
Commençons notre analyse par deux récits quon attribue presquuniversellement à la créativité de lÉglise primitive, la pièce dargent dans la gueule du poisson et le figuier maudit.
- Le récit de limpôt du temple (Mt 17, 24-27)
Résumons dabord le récit. Pierre se fait demander à Capharnaüm par les collecteurs de limpôt du temple si Jésus paie ses impôts. Après avoir répondu oui, il se retrouve à la maison où Jésus lui dit que, en fait, il nest pas obligé de payer cet impôt du temple, mais quil le fera pour éviter le scandale. Puis, il demande à Pierre daller pêcher, car il trouvera dans la gueule du premier poisson péché largent nécessaire pour payer son impôt et celui de Pierre.
Ce récit, qui est unique à Mattieu, nest pas vraiment un récit de miracle, puisquon ne raconte pas la scène de la pêche, mais il est plutôt un récit de déclaration ou de jugement pour répondre à la question : les chrétiens doivent-ils payer limpôt juif dû au temple?
Le vocabulaire, le style et la composition du récit portent la marque de Matthieu. Cest le dernier récit de la quatrième section de son évangile colorée par différents thèmes ecclésiologiques, en particulier la place de Pierre dans la communauté, et qui se termine par un discours sur la vie et lordre dans lÉglise.
La réponse de Jésus à la question de lobligation de limpôt du temple met laccent sur le fait que Dieu, roi suprême, ne réclame aucun impôt à son Fils. Et par conséquent, les disciples de Jésus, qui sont fils et filles de Dieu à travers Jésus, sont donc totalement libres par rapport à limpôt. Par contre, pour éviter dêtre une source de scandale, les chrétiens paieront sur une base volontaire cet impôt; ce côté volontaire est souligné de manière humoristique par le fait que largent nécessaire au paiement de limpôt sera obtenu non pas dune cagnotte commune, mais un peu par hasard de la gueule dun poisson. Ces thèmes de « fils », « liberté », « scandale à éviter » sont très matthéens, tout comme la place prépondérante de Pierre dans la communauté.
Ainsi, notre récit est une composition de Matthieu où il met de lavant ses préoccupations théologiques. Toutefois, nous ne sommes pas devant un récit créé de toutes pièces, et cela pour les raisons suivantes.
- Comme son évangile a été écrit vers les années 85-90, alors que le temple était déjà détruit depuis lan 70 et donc que lobligation de limpôt ne sappliquait plus, il ny a aucune raison dinventer un récit pour un problème qui ne se pose plus.
- On trouve dans ce récit des mots qui sont uniques dans tout le Nouveau Testament, ou du moins dans lévangile de Matthieu.
- Lanalyse structurelle et théologique suggère que le récit originel se terminait au v. 26 (les fils sont exempts de limpôt), et que tout le v. 27 (demande de restreindre sa liberté pour éviter le scandale et invitation à aller pêcher pour trouver largent dans la gueule du poisson) est carrément une création de Matthieu pour conclure le récit avec une catéchèse et assurer une transition avec le discours qui suit.
En conclusion, une tradition pré-évangélique (reflétée par les vv. 25-26) sur le paiement de limpôt du temple par des juifs chrétiens a probablement circulé avant lan 70 dans la communauté de Matthieu composé de membres dorigine juive et probablement située à Antioche. Par contre, le v. 27, qui ne contient pas un récit de miracle, mais sa prédiction, est un ajout secondaire par Matthieu au récit originel et ne peut absolument pas prétendre remonter à lépoque de Jésus.
- Le figuier stérile et maudit (Mc 11, 12-14.20-21 || Mt 21, 18-20)
- Observations initiales sur la méthode
Ce récit na quune source, Marc, qui divise la scène en deux parties, le geste de maudire le figuier, puis la constatation de larbre mort la journée suivante. Matthieu reprend cette scène, mais en fusionnant les deux parties qui se déroulent le matin, après la purification du temple. Luc, pour sa part, suit lordre de Marc, mais évite de mentionner le geste de maudire le figuier, sans doute un peu gêné par la scène. Quant à Jean, on ny trouve aucun récit similaire.
Plusieurs commentateurs commettent une erreur de méthode en posant au point de départ des questions reliées à lhistoricité du récit : quel type de fruit portait larbre, dans quel état desprit était Jésus? On agit comme si nous étions devant une vidéo de ce qui sest passé vers lan 30. Il faut plutôt commencer par examiner la péricope à lintérieur du contexte littéraire et théologique de lévangile, chercher à comprendre ce que Marc a voulu communiquer à son auditoire par sa composition théologique et littéraire, et ensuite, seulement, à travers la critique de la rédaction, des formes, des sources et en appliquant les critères dhistoricité, déterminer si on ne pourrait pas discerner un événement historique qui remonterait à la période de Jésus.
- Vue densemble de la structure et du contenu de Marc 11
Marc divise clairement lensemble du chapitre 11 en cinq composantes majeures.
- Lentrée à Jérusalem (11, 1-11) : Jésus montre son autorité messianique en demandant un âne quil monte pour entrer à Jérusalem (à la manière du roi juste qui entre à Sion en Za 9, 9), alors quune foule en liesse lacclame.
- La malédiction du figuier (11, 12-14) : alors que Jésus arrive de Béthanie et sapproche dun figuier parce quil a faim, ses disciples lentendent dire alors quil ne trouve aucune figue : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits. »
- La « purification » du temple (11, 15-19) : Jésus pose un geste prophétique en expulsant les marchands du temple, alors que les grands prêtres et les scribes lentendent dire quils en ont fait un repère de brigand plutôt quune maison de prière pour les nations; cest un geste symbolique annonçant la destruction du temple.
- La découverte que le figuier maudit a séché (11, 20-25) : le lendemain matin, alors quils passent près du figuier de la veille et que Pierre fait remarquer quil a séché jusquà la racine, Jésus répond par un enseignement sur la foi et la prière.
- La contestation de lautorité de Jésus (11, 27-33) : alors que les grands prêtres, les scribes et les anciens contestent lautorité de Jésus de poser un tel geste symbolique vis-à-vis du temple, celui-ci leur réplique en leur demandant de déterminer si lautorité de Jean Baptiste était divine ou humaine, et comme ils sont incapables de répondre, il montre que leur autorité est vide.
- La signification de la malédiction du figuier dans le contexte de Marc
Dans le contexte actuel, le récit revêt deux significations. Tout dabord, notons que lAncien Testament contient un certain nombre de récits où des arbres symboliques, tel le figuier, servent à décrire lintervention de Dieu pour juger Israël. Cest dans ce sens quil faut comprendre le geste de Jésus vis-à-vis du figuier. Ce geste doit être également interprété à la lumière de son action symbolique où il expulse des marchands du temple : les deux récits sinterprètent mutuellement pour porter un jugement sur le temple de Jérusalem qui ne donne plus aucun fruit, et sera donc détruit. Tout le reste des chapitres 11-15 Marc va dans le même sens : Jésus annonce que le temple sera détruit (13, 2), que le temps du jugement de Dieu sest approché à la manière des feuilles du figuier qui annoncent lété (13, 28), et à son procès on reprendra ses paroles annonçant quil détruira ce temple pour en construire un autre non fait de main dhomme, et enfin le voile du temple sera déchiré en deux à sa mort.
Par contre, la façon dont Marc fait suivre lobservation du figuier desséché avec un discours de Jésus sur la puissance de la foi et de la prière (11, 22-25), ainsi que sur une invitation au pardon, nous oriente dans une autre direction. Toutefois, il faut reconnaître quun tel discours, même sil reflète lensemble de la prédication de Jésus, cadre mal avec le contexte actuel. Cela est dautant plus vrai que les interventions miraculeuses de Jésus ne sont jamais le résultat de sa prière. Et de plus, jamais les invitations à la prière de Jésus ne visent à détruire quoi que ce soit. Ainsi, Marc ne réussit pas vraiment à intégrer ce discours avec le contexte actuel.
- Tradition, sources et rédaction en Marc 11
- Les sources de Marc 11, 22-25
Après avoir noté que ce passage est mal intégré au contexte de Marc, nous pouvons maintenant observer que ces paroles se retrouvent également dans la source Q, la source spéciale de Mathieu tout comme chez Jean et Paul.
- La source Q (Mt 7, 19-20 || Lc 17, 6) et, de façon éloignée, Paul lui-même (1 Co 13, 2), parlent de foi qui peut soulever des montagnes, un proverbe chrétien populaire qui devait circuler parmi les premières générations chrétiennes.
- La promesse étonnante, que ce quon demandera sera accordé (Mc 11, 24), se retrouve avec le même verbe (aiteô : demander) dans la source Q et chez Jean (Jn 15, 7b), tout comme dans lÉpitre de Jacques et la première épitre de Jean, ainsi que dans le discours du dernier repas chez Jean (14, 13-14; 15, 7; 16, 23). Nous avons affaire, non pas à une source commune, mais plutôt à des courants similaires mais indépendants de la tradition orale sur les paroles de Jésus.
- Mc 11, 25, qui rend dépendant le pardon du Père dans le ciel du pardon que nous nous accordons les uns aux autres, ressemble étrangement à une partie du Notre Père que nous présente Matthieu. Il ne sagit pas dun emprunt de Marc à Matthieu, mais plutôt une parole isolée de Jésus connue par les deux.
Que conclure? Cest Marc qui aurait ajouté au message dogmatique de Jésus de la destruction du temple de Jérusalem une catéchèse sur la prière en se servant de paroles de Jésus sans contexte précis. Nous avons déjà noté que cet ensemble 11, 20-25 est mal intégré au contexte. Nous pouvons ajouter que, si nous léliminons, nous nous retrouvons avec un récit beaucoup plus fluide.
- Lexistence dun ensemble pré-marcien derrière le chapitre 11
Ce type de composition où un récit est scindé en deux (récit autour du figuier) pour y intercaler un autre récit, si bien que la purification du temple se trouve prise en sandwich entre les deux phases du figuier, semble typique de Marc : le récit qui englobe lautre lui donne sa clé dinterprétation. Pourtant, en admettant que 11, 20-25 est ajout de Marc, il faut forcément admettre en même temps quil sagit dun ajout à un récit préexistant, et donc pré-marcien. Ce récit pré-marcien contenait lentrée triomphale à Jérusalem, la malédiction du figuier, la purification du temple, la constatation du desséchement du figuier et la contestation de lautorité de Jésus.
Une autre indication que Marc modifie une source pré-marcienne est la présence de la particule « car » (gar) au v. 13e : « car ce nétait pas la saison des figues. » Cela est typique de la plume de Marc quand il modifie le matériel de la tradition quil reçoit : il essaie dapporter une explication à une affirmation qui nest pas sienne. Cest le cas par exemple en Mc 16, 8 : « Et elles ne dirent rien à personne, car (gar) elles avaient peur... » Ces interventions sont parfois maladroites, comme on le note en Mc 16, 4 : « Et ayant levé les yeux, elles virent que la pierre avait roulé de côté : car (gar) elle était fort grande. » Or, lexplication de la taille de la pierre renvoit plutôt un verset précédent quand les femmes se demandaient qui allait rouler la pierre.
- Les sources de lauteur pré-marcien
Est-il possible de remonter plus loin dans le temps pour déterminer ce que cet auteur pré-marcien a reçu dune tradition antérieure et ce quil a ajouté? Puisque Matthieu et Luc dépendent de Marc, tournons-nous vers Jean. De fait, ce dernier présente des récits semblables sur lentrée triomphale à Jérusalem, la purification du temple et la mise en question de lautorité de Jésus, mais pas dans le même ordre. Chez Jean, la purification du temple et la contestation de lautorité de Jésus se produisent au début de son ministère pour des raisons théologique qui lui sont propres : il sagit de la première pâque et lévangéliste veut déjà évoquer la mort du temple fait de mains dhomme et la résurrection du temple qu'est le corps de Jésus, signe qui ne sera compris que lors de la pâque finale. Mais il sagit fondamentalement du même récit que chez Marc, tout comme la scène qui suit sur la constestation de son autorité : quel signe nous montres-tu (Mc : par quelle autorité) pour faire ces choses.
Ainsi, il existe un récit fondamental où lentrée triomphales à Jérusalem est suivie par la purification du temple et la constestation de lautorité de Jésus, sans aucune trace de la malédiction du figuier. Doù vient donc ce récit du figuier quon retrouve dans la tradition pré-marcienne? Il apparaît impossible que ce récit ait circulé de manière indépendante, car sa raison dêtre est déclairer la scène de la purification du temple. Tout probablement, nous avons ici la main de lauteur pré-marcien qui veut souligner que la purification du temple nest pas simplement lexpression dun désir de réforme, mais plutôt le jugement prophétique de sa destruction.
- Lhistoricité du miracle de malédiction en Marc 11, 12; 14, 20-21
Notre analyse a montré que le récit du figuier maudit a pour but dinterpréter la purification du temple et quil est loeuvre de lauteur pré-marcien alors quil reprend et développe la tradition de lentrée en Jérusalem, de la purification du temple et de la contestation de lautorité de Jésus. Marc y a ajouté une catéchèse sur la foi et la prière sous la forme dun récit à la fin de la scène du figuier.
De manière logique, il faut conclure que le récit du figuier maudit ne remonte pas au Jésus historique. Cette conclusion est soutenue par les critères dhistoricité, plus particulièrement ceux de discontinuité (par rapport à lAncien Testament) et de cohérence (avec dautres paroles et gestes de Jésus). Tout dabord, le récit du figuier nest pas en discontinuité avec lAncien Testament, puisquon y trouve un certain nombre de miracles punitifs : pensons simplement aux plaies dÉgypte. Ensuite, ce récit nest pas cohérent avec lensemble de la vie de Jésus, puisquon nen trouve aucun autre exemple dans son ministère. Ainsi donc, le récit du figuier maudit est une création dun auteur chrétien de lÉglise primitive qui a continué la tradition des miracles punitifs de lAncien Testament et a tracé la voie à tous les autres quon retrouvera dans les récits apocryphes.
- La pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11 || Jn 21, 1-14 [+15-19])
Contrairement aux récits de la pièce de monnaie et du figuier maudit, celui de la pêche miraculeuse semble bénéficier dattestations multiples, celle de la tradition spéciale de Luc et celle de Jean. Malheureusement, nous sommes confrontés à un certain nombre de problèmes.
- Luc place son récit au début du ministère de Jésus et le fait correspondre à lappel à le suivre lancé à Pierre, Jacques et Jean. Par contre, chez lévangile selon Jean le récit provient du rédacteur final qui le place après la résurrection de Jésus et met en scène sept disciples, incluant Pierre et les fils de Zébédée. Ce récit est alors lié au fameux déjeuner sur le bord du lac de Tibériade et à la triple confession de lamour de Pierre pour Jésus.
- Dans ces deux cadres différents, il est légitime de se poser la question : qui a la version originelle? Est-ce Luc qui a rétro projeté un récit postpascal dans le ministère de Jésus ou est-ce Jean qui a transformé un récit du ministère de Jésus en récit postpascal?
- Est-ce que Lc 5, 1-11 et Jn 21 conservent le même récit de base?
Rappelons le récit de Luc. Nous sommes du début de ministère public de Jésus. Après être monté dans la barque de Pierre sur le bord du lac de Tibériade et avoir prêché à la foule, il lui demande daller en eau profonde et détendre les filets, même sil a peiné toute une nuit sans rien prendre. Les poissons capturés sont si nombreux que Pierre demande laide des autres pêcheurs dans leur embarcation, puis il a si peur quil demande à Jésus de séloigner car il est pécheur.
À lopposé, le récit de Jean se passe après la résurrection, après que Jésus eut déjà apparu deux fois à ses disciples à Jérusalem et que lévangile soit arrivé comme à une conclusion. Voici quau chapitre 21 Jésus est sur la rive du lac de Tibériade alors que ses disciples sont en train de pêcher sans le reconnaître. Après quil ait invité les pêcheurs à jeter leurs filets à droite, ceux-ci ramassent une multitude poissons; devant cette scène, Pierre, avec laide du disciple bien-aimé, le reconnait, se jette à leau pour le rejoindre, et finalement lorsquils sont tous avec Jésus, ce dernier leur donne mystérieusement du pain et du poisson qui cuisait déjà sur le feu de bois.
Mais derrière ces différences explicables par des contextes rédactionnels et théologiques particuliers, on discerne clairement un même récit.
- Un groupe de pêcheurs conduit par Pierre ont passé la nuit sans rien prendre
- Avec une connaissance surnaturelle, Jésus les invite à étendre de nouveau leurs filets
- Pierre et ses associés obéissent, et remontent une énorme quantité de poissons
- Limpact sur le filet qui pourrait se briser est mentionné
- Pierre est le seul à réagir vivement
- Le narrateur nomme Jésus par son nom, tandis que Pierre seul dit : Seigneur
- Les autres disciples restent silencieux
- Jésus invite Pierre à le suivre
- La symbolique du récit est claire et est lié à laction missionnaire : sans Jésus, Pierre et les autres disciples ne peuvent rien réussir, mais avec Jésus ils connaîtront beaucoup de succès
- Les récits de Luc et Jean contiennent beaucoup de mots communs : embarquer, débarquer, suivre, filet, poisson, barque, nuit, fils de Zébédée.
- Lorsque Pierre réagit à la pêche miraculeuse, il est appelé : Simon Pierre. Cela est dautant plus remarque que cest lunique mention chez Luc.
Bref, nous avons deux versions différentes du même récit.
- Est-ce Luc ou Jean qui a préservé le cadre originel du récit?
Les biblistes trouvent très difficile de répondre à cette question et ne sentendent pas. Mais en pesant les arguments de chacun, il semble que ce soit Jean qui ait préservé le cadre originel.
- On observe un mouvement général dans la tradition évangélique pour rétro projeter dans le ministère de Jésus des éléments qui appartiennent au cadre postpascal. Nous en avons plusieurs exemples : la confession de Pierre à Césarée de Philippe où il proclame quil est le Christ et où Jésus lui promet les clés du Royaume (Mt 16, 18-19); certains longs discours de Jésus comme celui sur le pain de vie (Jn 6) qui sont probablement des homélies chrétiennes quon a mises dans la bouche de Jésus; certains miracles, qui sont une création chrétienne, mais placés dans la vie du Jésus terrestre, comme cest probablement le cas pour la guérison de la fille de la syro phénicienne afin de justifier la mission auprès des Gentils. À linverse, si on oublie pour linstant Jn 21, nous navons aucun exemple où on aurait projeté après Pâques une scène du ministère de Jésus.
Pourquoi lÉglise primitive aurait-elle opéré une telle rétro projection? Pour justifier et légitimer son enseignement, son culte et sa mission afin quils soient perçus en continuité avec le Jésus historique.
- Même si largument précédent est suffisant pour prendre position, certaines observations de détail viennent le soutenir.
- La réponse de Pierre dans le récit de Luc a quelque chose de surprenant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » Cest la seule fois où quelquun confesse son état pécheur alors quil est appelé à être disciple. Mais Jn 21, avec sa confession à trois reprises de lamour de Pierre pour Jésus, nous fournit un contexte éclairant la scène : cest le renversement des trois reniements de Pierre. Ce contexte des reniements de Pierre rend compréhensible laveu de son état pécheur devant le succès de la pêche.
Lc 5, 1-11 et Jn 21 seraient le vestige dune tradition primitive racontant la rencontre initiale de Jésus ressuscité avec Pierre, telle que le mentionne le plus ancien credo de 1 Co 15, 3-5. Et ce serait le seul récit narrant une telle rencontre. De plus, la reconnaissance dune telle tradition nous permet de comprendre certains traits autrement énigmatiques du récit, surtout chez Jean : le fait que Pierre soit le centre du récit, quil soit retourné à son métier de pêcheur puisquil nespérait plus rien dautre après la mort de Jésus, quil soit le seul acteur à parler avec Jésus, que le miracle renvoie à la symbolique de lexpansion universelle de la mission, que les disciples ne le reconnaissent pas au début, que Pierre reconnaisse son état pécheur et soit envoyé en même temps en mission.
On peut sexpliquer la composition de Luc. Pour des raisons littéraires et théologiques, il a bloqué tous les récits dapparition de Jésus ressuscité à Jérusalem et en une seule journée, le jour même de Pâques. En ayant à sa disposition ce récit dapparition de Jésus ressuscité à Pierre sur le bord du lac de Tibériade, Luc ne pouvait lajouter à ce cadre sans le détruire, puisque la Galilée est à trois jours de marche. Son choix de lintégrer au récit de lappel des disciples au début du ministère de Jésus, tel quil la reçu de Marc, était logique : la pêche miraculeuse fournissait un motif pour le suivre.
- Schürmann, un bibliste, qui pourtant défend la thèse inverse de lappartenance du récit au ministère de Jésus, interprète la scène avec des caractéristiques typiques dune situation après Pâques : Jésus y apparaît comme le Seigneur exalté, le titre de Simon Pierre fait référence à son rôle dans lÉglise, Jésus prêche à distance de la foule pour exprimer la majesté du Seigneur au milieu de sa communauté, Pierre utilise le mot Seigneur quand il sadresse à Jésus. Tout cela renforce le cadre postpascal.
- Le fait de placer ce récit après Pâques aide à résoudre les difficultés de la critique de la forme à le classifier. Theissen essaie de ranger ce récit parmi les miracles cadeau, tout comme la multiplication des pains et les noces de Cana. Autant ces deux derniers récits touchent au besoin de manger et boire, autant la pêche miraculeuse appartient à un autre registre que le besoin de manger : chez Luc, les disciples ne mangent pas le fruit de leur pêche, mais au contraire laissent tout pour suivre Jésus; chez Jean, ils ne mangent guère le fruit de leur pêche, mais cest Jésus qui leur donne le pain et le poisson. Cest comme si Jean avait fusionné un récit de pêche avec un récit de communion à la même table avec le Seigneur ressuscité. La forme est vraiment celle dun récit postpascal denvoi en mission.
Comme lobjet de notre étude est celui du Jésus historique, et non celui de Jésus ressuscité, on comprendra facilement que le récit de la pêche miraculeuse sort des limites que nous nous sommes imposées; car il nappartient pas au domaine des actions merveilleuses accomplies par le Jésus historique.
- La marche sur leau (Mc 6, 45-52 || Mt 14, 22-33 || Jn 6, 16-21)
- Les sources
Nous avons deux sources indépendantes du récit : Marc et Jean. Matthieu suit Marc, mais ajoute la scène de Pierre qui essaie également de marcher sur leau. Luc omet le récit pour des raisons littéraires et théologiques. Mais ce qui est intriguant, cest que laccord entre Marc et Jean ne se limite pas à la marche sur leau, mais couvre la séquence qui commence avec la multiplication des pains et se termine avec la confession de Pierre.
Commençons par Marc et sa section appelée « section des pains » à cause du mot pain qui revient comme un thème unificateur. On y trouve deux cycles parallèles :
Mc 6, 30 7, 37
| Mc 8, 1-26
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1) De la multiplication des pains (5 000 personnes) |
1) De la multiplication des pains (4 000 personnes) |
2) En passant par la traversée du lac de Galilée suivie dune dispute avec les autorités juives autour du mot pain |
2) En passant par la traversée du lac de Galilée suivie dune dispute avec les autorités juives qui demandent un signe et avec les disciples autour du pain |
3) Jusquà la guérison dun sourd-bègue |
3) Jusquà la guérison dun aveugle |
Ces deux cycles culminent avec la confession de Pierre à Césarée de Philippe. Il semble donc que Marc connaissait deux versions de la catéchèse de Jésus en Galilée et les incorporé tous les deux dans son récit.
Le chapitre 6 de Jean est le seul chapitre chez lui dédié au ministère de Jésus en Galilée. Il semble que cet évangile, qui prend ses racines à Jérusalem et en Judée, sest servi dune tradition bien connue du christianisme du premier siècle, pour étoffer quelque peu le séjour de Jésus en Galilée. On observe la même séquence :
- De la multiplication des pains (avec la mention que Jésus guérit)
- En passant par la traversée du lac de Galilée suivie dune dispute avec les juifs et les disciples de Jésus (avec le thème clé du « pain »)
- Jusquà la confession de Pierre
Nous pouvons faire deux observations :
- la marche sur leau est connue de manière indépendante par Marc et Jean;
- très tôt cette scène a été associée au récit de la multiplication des pains.
- Le récit de Marc et Jean
- La version de Marc du récit (6, 45-51)
Marc décrit la scène du point de vue de Jésus. Après la collecte du pain qui restait, Jésus force ses disciples à remonter en barque et à le précéder sur lautre rive, puis se rend à la montagne pour prier, seul, tandis que ses disciples peinent à ramer au milieu du lac à cause de vents contraires. Entre 3 et 6 heures du matin (4e veille), Jésus va briser la distance qui le sépare de ses disciples en marchant sur leau « et il allait les dépasser. » Cette dernière expression est typique des théophanies de lAncien Testament. Ainsi, Jésus se révèle avec une puissance et une majesté divine en démontrant sa domination sur les forces hostiles du vent, de la mer et des vagues, un peu à la manière de Yahvé personnifiée par la sagesse dans lAncien Testament, et dévoile son identité : Je suis (cest moi), comme Yahvé.
Lépiphanie de Jésus est le point central du récit, et non pas le sauvetage des disciples : rien nindique que ces derniers étaient en danger de mourir, mais simplement quils peinaient en raison des vents contraires.
- La version de Jean du récit (6, 16-21)
- La question sur la façon dont Jean utilise sa source
La source de Jean est plus primitive que celle de Marc. Cela peut surprendre quun évangile, comme celui de Jean, datant de la fin de la 2e génération chrétienne, possède une source plus ancienne que celui de Marc quon date de la fin de la première génération chrétienne. On a déjà noté ce point pour la tradition sur le dernier repas de Jésus et sa mort. Mais ici lancienneté de la source se remarque de manière particulière par la brièveté du récit et surtout labsence de commentaire théologique ou de symbolique typique de Jean : cela est dautant plus surprenant de la part dun évangéliste qui aime souligner le caractère divin de Jésus. Mais Jean a certainement reçu de sa source à la fois la multiplication des pains et la marche sur leau, car cest le même ordre quon retrouve en Marc. Mais chez Jean la marche sur leau interrompt un peu la suite logique qui va de la multiplication des pains au long discours sur le pain de vie; Jean doit faire un peu de travail dédition afin de ramener sur scène la foule qui a mangé le pain après linterruption de la marche sur leau.
En même temps, on peut comprendre pourquoi Jean a conservé malgré tout ce récit de la marche sur leau : ce récit dépiphanie était congénital à sa christologie et sa théologie de la révélation. Pour lui, Jésus est la Sagesse personnifiée dont parle lAncien Testament, le Verbe fait chair. Et lexpression « Je suis » au milieu de lépiphanie fait écho chez lui au « Je suis celui qui est » de Yahvé en Ex 3, 14-15. Il nallait certainement laisser passer à côté dun récit qui va dans le même sens que sa théologie. Par contre, il ne le développe pas ou ne lamplifie pas avec un commentaire théologique.
- Le contenu du récit de Jean en comparaison de celui de Marc
Un certain nombre de traits distinguent le récit de Jean. Tout dabord, la scène est décrite du point de vue des disciples, non celle de Jésus comme chez Marc : Jésus semble abandonner ses disciples en senfuyant devant la foule qui veut le faire roi, et donc les disciples, laissés à eux-mêmes, prennent la direction de Capharnaüm en barque. Ensuite, il accentue le caractère dramatique du voyage sur leau en mentionnant que cest lobscurité (symbole du mal), que la mer se soulève et que, non seulement le vent était contraire, mais quil était violent, sans toutefois mettre en danger la vie des passagers. Mais surtout la finale est tout à fait différente : au lieu dune conclusion normale dun récit de miracle avec létonnement de lauditoire comme chez Marc, chez Jean le récit se termine abruptement au moment où les disciples veulent le faire monter à bord, puisque la barque est mystérieusement arrivée à destination; nous avons un nouveau miracle. Ceci est typique de Jean daccentuer le côté miraculeux de ses récits.
- La version primitive du récit
Même sil est impossible de reconstruire mot à mot la version primitive, on peut en reconstituer le contenu fondamental à laide de la structure typique des récits de miracle.
- Le contexte et les circonstances entourant le récit
- Cadre temporel et géographique : la scène se passe à la suite de la multiplication des pains, donc à un moment majeur du ministère de Jésus en Galilée et autour du lac de Galilée, sans pouvoir arriver à plus de précision.
- Laction initiale de Jésus : Jésus est le catalyseur du départ des disciples, soit en les forçant à partir pour aller ensuite prier à la montagne (Marc), soit en senfuyant de la foule et en allant à la montagne (Jean), laissant les disciples à eux-mêmes. Dans les deux cas, Jésus crée un problème de séparation quil semploiera à résoudre par la suite.
- Le miracle lui-même
Séparés de Jésus, les disciples peinent au milieu de la nuit dans leur embarcation. Cest alors lépiphanie de Jésus qui vient vers eux et sidentifie ainsi alors quils ont peur : « Je suis (cest moi), nayez pas peur. »
- Réaction de lauditoire et conclusion du récit
Les évangélistes sentendent pour dire que la détresse des disciples est terminée, quils sont réunis à leur maître dont la présence accélère larrivée à destination.
Au-delà de ce point commun, les conclusions divergent selon la théologie de chacun. Pour Marc, les disciples sont stupéfiés et ne comprennent rien. Pour Matthieu, les disciples se prosternent devant Jésus et sécrient : « Vraiment, tu es Fils de Dieu! », en écho à la confession de Pierre à Césarée ou du centurion au Golgotha. Pour Jean, la présence de Jésus amène miraculeusement la barque à destination.
Le contenu fondamental du récit est assez clair. Après la multiplication des pains et à la suite dune action initiale de Jésus, les disciples montent en barque pour traverser sans lui le lac de Galilée. Comme la nuit vient et que les vents sont contraires, les disciples sont à la peine, tandis que Jésus est seul à la montagne. Soudain, les disciples voient Jésus venir vers eux sur le lac. Ils sont effrayés, mais Jésus leur dit : « Cest moi (je suis), nayez pas peur. » Jésus est réuni à ses disciples qui atteignent sans difficulté la rive. Nous avons un récit qui appartient à la catégorie épiphanie de la critique des formes, le seul de tout le ministère de Jésus.
- Le contexte vétérotestamentaire du miracle-épiphanie
Nous avons déjà mentionné que le récit de la marche sur leau utilise le vocabulaire et les thèmes des épiphanies de lAncien Testament où Dieu montre sa domination sur les forces du chaos. Examinons plus en détail.
- Job parle ainsi de Dieu : « Lui seul a déployé les Cieux, Il marche sur la mer comme sur le sol ferme » (Jb 9, 8 LXX). Ainsi, Dieu domine sur la mer comme il domine sur toute sa création, et cest cette image quon associe à Jésus dans les évangiles.
- Dautres texte de Job vont dans le même sens, dans un contexte plus épiphanique où Dieu se révèle dans la tempête et où il affirme que cest lui qui a établi les limites de la mer, cest lui qui était au début de la création pour entrer dans les sources de la mer et marcher sur les profondeurs de lAbîme (Jb 38, 1-21).
- On retrouve des images semblables chez le prophète Habaquq : « Tu as foulé la mer avec tes chevaux, le bouillonnement des grandes eaux! » (Ha 3, 15).
- Limage du Dieu créateur va de pair avec celui du Dieu sauveur, car Celui qui maîtrise la création est capable de lordonner pour salut des siens, comme le montre cet écho de la sortie dÉgypte : « Les eaux te virent, Ô Dieu, les eaux te virent et furent bouleversées... Sur la mer fut ton chemin, ton sentier sur les eaux innombrables... » (Ps 77, 17-21).
- Cest une image similaire quutilise le prophète Isaïe pour parler de Dieu qui détruit le monstre marin lors de la sortie dÉgypte : « Nest-ce pas toi qui as fendu Rahab, transpercé le Dragon? Nest-ce pas toi qui as desséché la mer, les eaux du Grand Abime? Qui as fait du fond de la mer un chemin, pour que passent les rachetés? » (Is 51, 9-11)
- Plusieurs passages de la Sagesse personnifiée de Dieu vont dans le même sens : tout ce qui était dit de Dieu est maintenant dit de sa Sagesse. Ce point est important pour Jean qui applique à Jésus les spéculations sur cette sagesse personnifiée. Commençons par le livre des Proverbes : « (Jétais à ses côtés) quand il assigna son terme à la mer, - et les eaux nen franchiront pas le bord » (Pr 8, 29); Ben Sira écrit sur la Sagesse : « Seule, ...jai parcouru la profondeur des abimes. Dans les flots de la mer, sur toute la terre..., jai régné » (Si 24, 5-6); selon le Livre de la Sagesse, cest cette Sagesse qui guida les Israélites hors dÉgypte, qui les « fit traverser la mer Rouge et les conduisit à travers londe immense » (Sg 10, 17-18)
- Cest au Dieu maître des eaux et du chaos et qui a fait sortir son peuple dÉgypte que faire référence le récit de la marche sur leau, en particulier la version de Marc avec son expression étrange : « Il vient vers eux en marchant sur la mer et il allait les dépasser. » On ne peut comprendre cette dernière expression que dans le contexte des théophanies de lAncien Testament, par exemple lorsque Yahvé vient vers Moïse et lui dit : « Je ferai passer devant toi toute ma beauté » (Ex 33, 19). Cest le même verbe grec quutilise Marc et le texte grec de lExode. On trouve plusieurs exemples semblables dans lAncien Testament. Ainsi ce verbe décrit une révélation de Dieu et on devrait donc traduire : Jésus vient vers eux en marchant sur la mer, car il voulait passer vers eux (se révéler à eux dans une épiphanie).
- Quand Jésus dit : « Cest moi (littéralement, « je suis »), soyez sans crainte », dans le récit de la marche sur leau, il y a ici une allusion au passage du buisson ardent où Yahvé dit à Moïse : « Je suis celui qui est ». Le prophète Isaïe va commenter ce passage en faisait dire à Yahvé ceci :
1 Ne crains pas, car je tai racheté...
2 Si tu traverses les eaux je serai avec toi, et les rivières, elles ne te submergeront pas...
3 Car je suis Yahvé, ton Dieu...
5 Ne crains pas, car je suis avec toi...
10 Cest vous qui êtes mes témoins... afin que vous le sachiez, que vous croyiez en moi et que vous compreniez que cest moi: avant moi aucun dieu na été formé et après moi il ny en aura pas.
11 Moi, cest moi Yahvé, et en dehors de moi il ny a pas de sauveur. (Is 43, 1-11)
Ainsi, il ny a aucune raison de craindre, car Dieu se révèle comme être transcendant et tout-puissant
- Le récit de la marche sur les eaux, par ses allusions au thème vétérotestamentaires du Dieu qui domine sur les eaux et sauve, par son cadre théophanique et la reprise de lexpression « Cest moi, nayez pas peur », apparaît comme une oeuvre théologique des premiers chrétiens : Jésus y est dépeint avec les traits de Yahvé qui domine les eaux et décline son identité dans une théophanie avec les mots mêmes de Yahvé tels que présentés par le prophète Isaïe. On peut en être surpris quand on sait que le récit fut probablement composé dans la première ou deuxième décennie qui a suivi la mort de Jésus. Mais il faut se rappeler que lévolution de la réflexion chrétienne ne suit pas un mouvement rectiligne.
- La décision sur lhistoricité
Refusons tout de suite lattitude de certains qui rejettent comme non historique le récit de la marche sur les eaux, parce quinacceptable pour lhomme moderne. Cest un parti pris idéologique qui nemprunte pas des critères historiques. Or, ce récit bénéficie dattestations multiples provenant de la source pré-marcienne et pré-johannique. Néanmoins, ceci étant dit, il faut reconnaître quau terme de notre analyse une conclusion simpose : il ne peut sagir dun événement historique, et cela pour deux raisons.
- Les critères de discontinuité et de cohérence militent contre lhistoricité du récit. Tout dabord, le récit sécarte des autres récits de miracle où Jésus vient au secours de gens dans le besoin ou face à un grand danger; même si les disciples dans la barque peinent contre le vent, ils ne sont pas en danger de mort. Ensuite, les autres miracles expriment avant tout larrivée du règne de Dieu et ne sont jamais loccasion pour Jésus dexprimer son statut et se glorifier lui-même. Or la pointe de notre récit est une épiphanie où Jésus veut se révéler dans sa majesté transcendante et sa puissance qui domine les eaux, proclamant : « Cest moi, ne craigniez rien », à la manière de Yahvé chez Job ou le prophète Isaïe. Tout cela nest pas cohérent avec les autres récits de miracle et reflète plutôt la christologie de lÉglise primitive : cest une confession de foi sous forme dun récit.
- La deuxième raison provient du rapport à lAncien Testament. Les récits de miracle y font souvent allusions. Mais ce quil y a de particulier dans la marche sur les eaux est lentrée massive déléments tirés de lAncien Testament, en particulier autour de Yahvé, qui occupent tout lespace : cest lindication dune création théologique des premiers chrétiens.
Si ce miracle ne remonte pas au Jésus historique mais est plutôt une création chrétienne, quel était donc le but dune telle création? Une explication possible provient de lobservation que le récit de la marche sur les eaux na jamais existé comme péricope indépendante du récit de Jésus nourrissant cinq milles personnes : nous aurions ici une façon de faire de la théologie chez les premiers chrétiens en créant un récit qui est en fait un commentaire ou une homélie sur un autre récit; un récit symbolique vient interpréter un autre récit symbolique. Ceux-ci percevaient la scène où Jésus nourrit la foule comme une préfiguration, non seulement de son dernier repas, mais également de leucharistie chrétienne. Ainsi, le récit des disciples peinant de nuit sur leur barque représente la petite Église primitive affrontant un monde hostile et souffrant de labsence de son maître, mais en même temps, dans leucharistie, la communauté fait lexpérience ritualisée de lépiphanie de Jésus ressuscité qui vient vers eux en dominant les eaux hostiles et lassurant de sa paix.
Matthieu ajoute à partir du matériel qui lui est propre une scène où Pierre demande à Jésus de marcher également sur leau. De manière évidente, si le récit de base de la marche sur les eaux nest pas historique, lajout de Matthieu ne lest pas plus. On a ici un commentaire ecclésiologique qui sest ajouté à un récit christologique.
- Lapaisement de la tempête (Mc 4, 35-41 || Mt 8, 23-27 || Lc 8, 22-25)
- La place du récit dans lévangile de Marc et sa source possible
Le récit marque un point tournant dans la première partie de lévangile de Marc : après une série de paraboles suivent une série de miracles; Jésus montre son autorité non seulement par des paroles, mais également par des gestes. Mais cette série de miracles a la particularité de ne pas contenir denseignement de Jésus comme on la vu dans les trois premiers chapitres : laccent est exclusivement sur les récits de miracle, et des miracles qui ont une grande ampleur. Il semble donc que Marc réutilise une collection de miracles qui existait avant lui dans léglise primitive.
- Le contenu du récit et la catégorie de critique de la forme
Ce récit comporte la structure classique dun récit de miracle.
- La mise en scène sétend sur les détails de la situation. Jésus commande à ses disciples de traverser le lac de Galilée avec lui. On mentionne la présence dautres barques, mais ce détail ne sera pas repris. Puis un vent violent se lève qui sert de cadre à un contraste : dun côté Jésus dort sur un coussin à la poupe de la barque, de lautre les disciples sont effrayés au point de lui poser la question, équivalente dune demande de miracle : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons? » Notons que la particule négative grecque dans cette question nest pas « mê » (quand on présuppose une réponse négative), mais « ou » (quand on présuppose une réponse positive).
- Le miracle lui-même se résume en seul verset (v. 39) : Jésus défia (epitimêsen) le vent et dit à la mer « Tais-toi! Soumets-toi (pephimôso)! » Ces deux mots grecs sont utilisés par ailleurs par Marc dans laction de Jésus sur les démons, comme si la mer de Galilée était une force démoniaque.
- La réaction et lacclamation qui concluent normalement un récit de miracle est précédé ici au v. 40 par un reproche de Jésus sous forme de question : « Pourquoi avez-vous si peur ? Navez-vous donc pas encore la foi ? » Ce reproche de Jésus fait écho au reproche des disciples de ne pas se soucier de leur sort. Le « pas encore » de Jésus fait référence aux miracles passés qui auraient dû susciter la foi chez les disciples, mais exprime lattende du jour où ils auront enfin la foi. Le v. 41 reflète létonnement qui conclut habituellement un récit de miracle, mais qui prend ici la forme dune question : « Mais qui donc est-il pour que le vent et la mer se soumettent à lui ? » La question présuppose une gradation dans la puissance de Jésus : après des guérisons et des exorcismes, voilà quil domine maintenant les forces naturelles.
- Est-ce que le récit en est un dépiphanie dun sauvetage en mer?
La réponse à cette question est : non, nous navons pas ici dépiphanie. Bien sûr, tous les miracles de Jésus révèle quelque chose de lui. Mais au sens strict, une épiphanie doit inclure labsence de la figure divine au tout début, puis sa venue soudaine et terrifiante dans toute sa puissance et sa majesté, accompagnée dune affirmation auto-révélatrice de son identité et une offre daide. Autant tout cela fut le cas de la marche de Jésus sur leau, autant ces éléments sont absents du récit de la tempête apaisée qui est plutôt un cas de sauvetage en mer.
- Tradition et rédaction
Il est très difficile de départager ce qui relève de la tradition et ce qui relève de la rédaction quand nous navons quune seule source, Marc. Néanmoins, on peut repérer larmature du récit originel dans les trois moments dun récit de miracle réunis par le mot clé « grand » : 1) une « grande » bourrasque de vent se lève; 2) Jésus parle au vent et à la mer, et un « grand » calme se fit; 3) les disciples ressentirent une « grande » crainte. La répétition de mots clés est un procédé mnémotechnique classique. Il est possible quavec le temps le récit se soit amplifié, comme en témoigne la présence dautres barques, qui apparaissent comme une relique conservée par Marc, sans lui donner de sens.
Le travail rédactionnel se remarque dabord dans les reproches des disciples à Jésus (« Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? »), typique du langage rude et non-édifiant des disciples chez Marc. Il se remarque également dans les reproches de Jésus à ses disciples (« Navez-vous donc pas encore la foi ? ») qui reflète le thème du secret messianique où lintelligence des disciples demeure fermée malgré toutes les actions de Jésus. Enfin, il est probable que la question finale (« Mais qui donc est-il ») provient de Marc, expression de cette tension chez les disciples entre leur expérience de Jésus opérant des merveilles et leur incompréhension de son identité, un thème typique de lauteur.
- Contexte vétérotestamentaire
- On pourrait revoir ici les textes déjà présentés concernant la domination de Yahvé sur le vent et la mer (voir plus haut), et quon applique à Jésus dans notre récit.
- Mais plus spécifiquement, cest le récit de Jonas (Jon 1, 1-16) qui nous donne le contexte de la tempête apaisée. Jonas monte dans une barque et un grand vent et une grande tempête se lèvent. Les matelots sont effrayés, mais Jonas est couché et dormait profondément. Le chef déquipage reproche à Jonas son insouciance et lui demande de prier Yahvé afin dêtre épargné et de ne pas périr. Quand léquipage jeta Jonas par-dessus bord comme il lavait demandé, un grand calme se fit. À cette vue, les hommes furent saisis dune grande crainte de Yahvé.
Malgré certaines différences, le récit de Jonas et celui de la tempête apaisée par Jésus offrent un parallèle saisissant, comme la menace du grand vent, linsouciance de Jonas, la question rhétorique linvitant à faire quelque chose, larrête soudain du vent qui déclenche un grande crainte. Lauteur chrétien qui a composé ce récit cherchait probablement à montrer combien Jésus transcendait Jonas et renversait son attitude : à la désobéissance de Jonas qui refuse sa mission, Jésus est fidèle jusquà la mort; comme messie et Fils de Dieu, il na pas besoin de prier pour apaiser le vent, il le fait lui-même par le pouvoir de sa propre parole. Ainsi, il sagit dun récit christologique où Jésus joue le rôle de Yahvé, maître de la création.
- Le psaume 107 offre également des éléments de contexte.
25 Yahvé dit et fit lever un vent de bourrasque qui souleva les flots;
26 montant aux cieux, descendant aux gouffres, sous le mal leur âme fondait;
27 tournoyant, titubant comme un ivrogne, leur sagesse était toute engloutie.
28 Et ils criaient vers Yahvé dans la détresse, de leur angoisse il les a délivrés.
29 Il ramena la bourrasque au silence et les flots se turent.
30 Ils se réjouirent de les voir sapaiser, il les mena jusquau port de leur désir.
Ce que le psaume dit de Yahvé, le récit de miracle lapplique à Jésus.
- La question de lhistoricité
On peut conclure que le récit de la tempête apaisée ne remonte probablement pas au Jésus historique, mais est plutôt le produit de la théologie de lÉglise primitive pour les raisons suivantes :
- Il ny a pas dattestations multiples, mais il y a seulement la source de Marc dont dépendent Luc et Matthieu.
- On note la présence importante et omniprésente de lAncien Testament qui sert à présenter Jésus sous les traits de Yahvé qui domine le vent et la mer et cherche à articuler de manière symbolique, tout comme pour le récit de la marche sur leau, une forme primitive de « haute christologie ».
- Marc a adapté le récit originel pour le mettre au service de sa théologie du secret messianique et de linintelligence des disciples.
- Le récit est en discontinuité avec lensemble des récits de miracle de Jésus où on ne trouve aucun exemple dun sauvetage des disciples dun danger mortel pour leur maître.
- Le récit est par contre en continuité avec la tradition des miracles de lÉglise primitive comme en témoigne le récit de la libération de prison de Pierre par un ange (Ac 12, 6-19) ou le sauvetage de Paul après le naufrage de son navire (Ac 27, 13-44).
- Leau changé en vin à Cana (Jn 2, 1-11)
- La forme et le contenu de base du récit
Ce récit partage avec celui où Jésus nourrit la foule un certain nombre de similarités, tout dabord en étant un miracle-cadeau, ensuite en contenant les trois éléments caractéristiques dun récit de miracle.
- Dans la mise-en-scène, a) les deux récits présentent un groupe de personnes différentes des disciples qui ont besoin dêtre ravitaillé (vin, pain); b) le besoin est accentué par un dialogue entre Jésus et une autre personne (sa mère, Philippe); c) on introduit alors la matière insignifiante qui servira à combler ce besoin (six jarres de pierre, cinq pains et deux poissons); d) puis Jésus donne lordre daccomplir quelque chose qui ne semble pas relié au besoin à combler (remplir deau les jarres, faire asseoir la foule sur lherbe).
- Le miracle lui-même : en fait, dans les deux récits on ne raconte pas comment le miracle est accompli.
- La conclusion : les deux récits se terminent avec une affirmation qui confirme la qualité (vin) et la quantité (pain) du ravitaillement.
- La nature différente et allusive du récit
Malgré les similarités des deux récits, le récit du miracle à Cana se détache par son style indirect, déroutant, ironique.
- Dans la mise-en-scène, plutôt que davoir une demande claire, nous avons simplement une observation laconique de la mère de Jésus : « Ils nont plus de vin. »
- Le miracle lui-même : il est raconté dune manière encore plus indirecte que celui où Jésus nourrit la foule alors quil prend le pain, rend grâce et le distribue, ce qui donne une certaine solennité au geste; ici, Jésus donne simplement deux ordres, celui de remplir les jarres deau et de les apporter au chef des servants, et ce nest quindirectement quon apprend que, ce qua goûté le chef des servants, nétait plus de leau, mais du vin.
- La conclusion : inutile de chercher une acclamation de Jésus comme celle de la foule qui veut le faire roi après avoir mangé le pain, car le chef des servants ignore totalement lintervention de Jésus et fait simplement remarquer au marié quil a gardé le bon vin pour la fin du repas. Le narrateur mentionne par contre que les disciples sont conscients du miracle, mais sans quon sache comment.
Pour ajouter au caractère particulier du récit, ajoutons quil sagit du seul miracle de Jésus qui met en scène sa mère. Cest également le seul où il participe à un mariage et qui comprend du vin. Il ny aucun équivalent dans les récits synoptiques et le récit ne jouit pas dattestations multiples.
- Isolement des traits johanniques du récit
Les biblistes ne sentendent pas déterminer si tel détail provient de la main de lévangéliste ou dune source, dite évangile des signes. De plus, le style indirect et laconique du récit ainsi que la présence de la théologie johannique rendent difficile lidentification dune tradition derrière le récit. Essayons disoler certains éléments stylistiques et théologiques qui proviennent probablement de Jean.
- Le premier élément est la phrase douverture : « Le troisième jour, il y eut des noces. » Cette mention de temps permet de relier notre récit à ce qui précède, dabord le témoignage de Jean Baptiste au v. 27 (« le lendemain »), puis de nouveau au v. 35 (« le lendemain ») où Pierre et André se mettent à suivre Jésus, enfin au v. 43 (« le lendemain ») où Jésus fait la rencontre de Philippe et Nathanaël. Ainsi, le récit des noces de Cana conclut lunité littéraire de la composition du groupe des disciples et réalise la promesse faite à Nathanaël : « Tu verras mieux encore. » Il faut rejeter lidée que ce « troisième jour » serait une allusion à la résurrection de Jésus, car il ny a aucune association de la résurrection à un troisième jour chez Jean.
- La manière dont le récit parle de la mère de Jésus reflète le langage et la théologie de Jean.
- Ce quil y a de particulier, jamais Jean ne mentionne le nom de la mère de Jésus, alors quil connaît bien le nom du père de Jésus, Joseph, et quil donne le nom des autres femmes à la croix. Il est invraisemblable quil ne connaisse pas le nom de la mère de Jésus, et cest donc intentionnellement quil tait son nom.
- Limpression dune fonction stylisée et symbolique de la mère de Jésus est renforcée par la façon dont il sadresse à elle : « Que me veux-tu, femme? Mon heure nest pas encore arrivée. » Jésus utilise également lexpression « femme » ailleurs dans lévangile de Jean, par exemple avec la Samaritaine (Jn 4, 21), ou avec Marie Madeleine (Jn 20, 15), ou avec la femme adultère (Jn 8, 10). À chaque fois, il sagit dun appel à la foi. Mais cette manière dappeler ainsi sa mère est inédite dans toute la Bible. On peut conclure que Jean entend présenter une relation symbolique entre Jésus et sa mère.
- On ne trouvera que deux occasions pour voir réunies les expressions « mère de Jésus » et femme, ici à Cana, et à la croix. À Cana, Jésus prend ses distances vis-à-vis de sa mère en disant que son heure nest pas encore venue. Il faut savoir que « lheure » renvoie chez Jean à la glorification de Jésus par la mort en croix. Quand cette heure sera venue, sa mère réapparaîtra et se verra confié aux bons soins du disciple bien-aimé, bref symboliquement à la mémoire et à la tradition de la communauté johannique. Par contraste, les frères de Jésus feront une brève apparition en plein milieu de ce cadre (ch. 7) comme portrait type de lincroyant et disparaîtront ensuite de la scène. On perçoit bien que Marie joue un rôle symbolique et son dialogue avec Jésus est une création de lévangéliste.
- Les biblistes ont émis plusieurs hypothèses pour expliquer les diverses étapes du récit, i.e. Jésus qui semble refuser la demande de sa mère, celle-ci qui invite néanmoins les serviteurs à faire ce que leur indiquera son fils, et finalement laction miraculeuse de Jésus. Pourtant, on observe ici le même pattern qui se retrouve également dans deux autres récits de miracle : la guérison du fils de lofficier royal (Jn 6, 46-54) et la ressuscitation de Lazare (Jn 11, 1-57). La clé pour comprendre ce pattern est de se rappeler que Jean développe une « haute christologie » où Jésus sait tout et garde en tout temps le contrôle des événements. Ce pattern comporte quatre éléments :
- Un requérant fait une demande implicite ou explicite de miracle. À Cana, la demande par la mère de Jésus est implicite : « Ils nont plus de vin. » De son côté, lofficier royal, qui se trouve à Cana demande à Jésus de venir à Capharnaüm guérir son fils en train de mourir. Pour leur part, Marthe et Marie envoient un message implicite : « Seigneur, voici, celui que tu aimes est malade. »
- Au premier abord, Jésus semble refuser abruptement la demande : il garde le contrôle des événements et nagira quen suivant lagenda de sa mission, qui est ultimement contrôlé par son Père. À Cana, il répond à sa mère : « Mon heure nest pas encore venue. » À la demande de lofficier royal il répond : « À moins de voir des signes, vous ne croirez donc pas? » À la demande de Marthe et Marie, Jésus semble écarter la demande sous prétexte que cette maladie ne conduit pas à la mort et demeure intentionnellement deux jours là où il se trouve.
- Comme le requérant est fondamentalement un être de foi, il nest pas découragé par lattitude de Jésus, et donc persiste dans sa démarche de foi. Ainsi, à Cana, la mère de Jésus continue à croire que son fils fera quelque chose et dit aux serviteurs : « Faites ce quil vous dira. » Lofficier royal persiste en disant : « Seigneur, viens avant que mon petit garçon ne meure. » Pour sa part, Marthe dit : « Je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te laccordera. »
- Devant une foi si persistante, Jésus accède à la demande du requérant, mais à chaque fois dune manière plus spectaculaire et plus étonnante. À Cana, Jésus offre le cadeau surabondant dun vin fin, symbole de lirruption dans le présent des derniers temps et du débordement du vin lors du banquet messianique qui transcende linstitution du Judaïsme symbolisé par les jarres deau de la purification rituelle. Avec lofficier royal, Jésus dépasse ses attentes en accomplissant un miracle à distance et introduisant le thème de la vie. À Béthanie, Jésus ressuscite Lazare même sil est mort depuis quatre jours, symbole de sa propre mort et résurrection et de son pouvoir de donner la vie éternelle.
Ce pattern, dans lequel sinsère le miracle de Cana et qui met laccent sur linitiative de Jésus et son plein contrôle de lagenda de sa mission, indique que les cinq premiers versets, sinon tout le récit, sont une création de lévangéliste.
- Un autre élément porte la marque de lévangéliste : sa façon de raconter le miracle et la symbolique quil lui rattache.
- Chez Jean, les miracles sont plus spectaculaires et de plus grande envergure que chez les synoptiques. Laveugle quil guérit lest depuis sa naissance. La personne quil ressuscite était morte depuis quatre jours. Lhomme paralysé quil guérit létait depuis 38 ans, pas seulement 18 ans comme chez la femme courbée en Luc. Le récit de la marche sur leau se termine par larrivée soudaine et miraculeuse sur la rive. Cest le cas également des noces de Cana où cest 550 litres de liquide (les six jarres deau) qui deviendront du vin fin.
- De plus, cest une pratique habituelle chez Jean de dépeindre une réalité physique pour symboliser une réalité plus haute, une réalité spirituelle et eschatologique. Ainsi, cette abondance de vin fin à des noces festives est une symbolique quon retrouve un peu partout dans lAncien Testament : quand on faisait les récolte à lautomne, on célébrait les derniers jours où Yahvé rétablira son peuple en lui pardonnant ses péchés (« Je rétablirai mon peuple, Israël, ...ils planteront des vignes et en boiront le vin » Am 9, 14).
- De même, limage des noces est omniprésente dans lAncien Testament pour représenter lalliance de Yahvé, le marié, avec son épouse Israël : « Ton créateur est ton époux... Oui, comme une femme délaissée et accablée, Yahvé ta appelée, comme la femme de sa jeunesse qui aurait été répudiée » (Is 54, 5-6). Les premiers chrétiens reprendront cette image, mais transfèreront le rôle de lépoux au Christ messie. Cest ainsi que lépitre aux Éphésiens, par exemple, fait de lunion du Christ et de son Église larchétype de lamour des conjoints. La majorité des passages où Jésus apparaît comme le marié ou se retrouve à des noces relèvent de la théologie de la 2e génération de chrétiens. Ainsi, les noces de Cana évoquent la parousie où Jésus, lépoux, vient chercher son épouse pour le banquet messianique; pour lévangéliste Jean, la parousie est déjà commencée. Dans ce contexte, on comprend la phrase du chef des servants qui sadresse au marié demeuré anonyme : « Toi, tu as gardé le bon vin jusquà présent! » (Jn 2, 10). Ce marié anonyme symbolise Jésus chez lévangéliste pour qui le temps présent est celui de lincarnation et de la révélation du Fils de Dieu sur terre, un temps dabondance et de joie messianique.
- On retrouve dautres traits typiquement johanniques. Lorsque lévangéliste dit : « Et il (le chef des servants) ne savait pas doù il (leau changé en vin) venait », on reconnaît le style rempli dironie fréquent chez Jean, car les servants, eux, savent doù ce vin provient. Mais il y a plus. Ailleurs dans son évangile le mot-clé « doù » est au centre dun débat sur lorigine de Jésus : « Quoique je rende témoignage de moi-même, mon témoignage est vrai, car je sais doù je suis venu et où je vais; mais vous, vous ne savez doù je viens ni où je vais. » (Jn 8, 14). Reconnaître lorigine divine de Jésus et le don quil représente, cest léquivalent de croire et davoir la vie éternelle pour lévangéliste. On perçoit maintenant que la scène du miracle à Cana constitue le début de lévangile où il introduit des morceaux de sa christologie et de sa sotériologie.
- Au terme de cette analyse, les différents morceaux du message johannique tombent en place. Le temps présent est celui des noces eschatologiques où le Christ, lépoux, vient chercher son épouse, Israël; le don de la vie et de lEsprit est répandu généreusement, comme le montre la quantité de vin. Cependant, la transformation en vin de leau des ablutions utilisée par les Juifs pieux et contenue dans les jarres de pierre symbolise le remplacement du judaïsme par le christianisme. La suite de lévangile prolongera cette symbolique. Les chapitres 2 4, où Jésus chasse les vendeurs du temple et rencontre la Samaritaine, annoncent le remplacement du temple de Jérusalem par son corps crucifié et ressuscité, et le remplacement du temple du mont Garizim par les adorateurs en esprit et en vérité. Aux chapitres 5 10 Jésus parle de remplacer les observances et les fêtes juives, comme le Sabbat (Jn 5, 1-18), la Pâque et son évocation de la manne (Jn 6, 1-58), la fête des Tabernacles et ses évocations de leau et de la lumière (Jn 7, 1 9,41), la fête de la Hanoukka et sa dédicace de lautel (Jn 10, 22-39). Tout cela sera remplacé par le don de la vie et de la lumière quest Jésus lui-même. Ce remplacement se comprend aisément dans le contexte polémique de la fin du premier siècle où les chrétiens, après avoir longtemps fréquenté les synagogues juives, vivent maintenant la séparation.
- Le récit se termine au v. 11 : « Tel fut, à Cana en Galilée, le début des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. » Ce verset est un point pivot : dune part, il conclut la création du groupe des disciples, au chap. 1, où Jésus leur avait annoncé quils verront le ciel souvrir, et dautre part, il amorce la période des signes où Jésus révèlera son être profond et suscitera la foi des disciples. Il sagit vraiment dun début, car le signe de Cana est larchétype des autres signes à venir, alors que sera révélé de manière de plus en plus grande le don surabondant de la vie apportée par Jésus. Toute cette construction littéraire et théologique porte la marque de lévangéliste. Sa main se fait encore sentir dans sa façon de structurer la première partie de lévangile qui va du chapitre 2 à la fin du chapitre 4 : les noces de Cana au chap. 2 et la fin du chap. 4 qui se déroule également à Cana forment une structure littéraire appelée « inclusion sémitique » où le début et la fin se répondent pour enfermer en sandwich le corps du texte et former ainsi une unité distincte, la première partie du ministère de Jésus.
- Considérations historiques secondaires
Cette impression générale que Jn 2, 1-11 a été créé par Jean lui-même, ou par lécole dont il reprend le travail, est corroboré par dautres observations secondaires.
- Nous avons traduit par « chef des servants » le mot grec architriklinos qui désigne habituellement ce personnage qui gère les servants à un repas et joue un rôle de médiateur entre eux et le marié. Mais dans notre récit sa relation avec le marié ressemble plus à celui dun ami, car il le réprimande gentiment sur une note dhumour davoir gardé le bon vin pour la fin. Il apparaît ainsi beaucoup comme quelquun qui joue un rôle connu dans le monde grec comme celui de symposiarchos, maître de banquet, quon retrouve dans les regroupements dassociation. Et cela soulève un problème, car on ne trouve aucun indice dans le milieu juif de la Palestine de Jésus de cette figure complexe dun maître de banquet, et surtout pas dans un village paysan de Galilée.
- Au verset 10 on lit : « Tout homme sert dabord le bon vin, et quand les gens sont ivres, le moins bon. » Pourtant on cherche en vain une telle coutume universelle ou règle ou proverbe dans le monde juif ou gréco-romain ancien. De plus, même si une telle règle avait existé, on voit mal comment elle aurait été appliquée au fond de la campagne de Galilée où les noces duraient plusieurs jours et les gens venaient et partaient comme bon leur semblait. On ne peut sempêcher de penser que Jean a inventé cette règle pour présenter de manière allégorique le bon vin quest la révélation de Jésus arrivant seulement à la fin des temps, après que lAncien Testament ait atteint sa limite.
- Enfin, dautres détails surprennent, même sils ne sont pas totalement impossibles sur le plan historique. Nest-il pas étrange que Jésus et sa mère donne des ordres, et des ordres exigeants, alors quils sont dans un village qui nest pas le leur. Nest-il pas curieux de retrouver des jarres de si grande dimension et autant de servants dans une maison dun village sur une colline de Galilée? Lévangéliste na-t-il pas importé dans son récit le décor urbain gréco-romain qui lui était familier?
- Conclusion
Quand on regarde tous les problèmes que nous avons soulevés ainsi que les traits johanniques tant sur le plan littéraire que théologique qui imprègnent le récit, il est difficile de discerner un noyau qui serait historique : le récit est plutôt une création de lévangéliste. Cela ne veut pas dire que le village de Cana nexiste pas ou que Jésus ny aurait pas participé à des noces. Mais nous navons pas dindications que la scène décrite par Jean, où Jésus aurait transformé de leau en vin et aurait ainsi amené les disciples à croire en lui, se soit vraiment passée.
- Jésus nourrit la foule (Mc 6, 32-44 || Mt 14, 13-21 || Jn 6, 1-13 || Mc 8, 1-10 || Mt 15, 32-39)
- La nature unique de ce récit de miracle
Nommons quelques unes des caractéristiques uniques de ce récit.
- Selon la classification de la critique de la forme, cest le seul miracle cadeau de multiplication (les noces de Cana sont plutôt un cas de miracle cadeau de transformation)
- Dans tout miracle cadeau, le miracle lui-même est raconté de manière voilée et indirecte, mais dans le récit du ravitaillement de la foule on doit en plus inférer le miracle, qui nest jamais explicitement affirmé, à partir du résultat final
- Cest le seul miracle qui se retrouve dans les quatre évangiles, et le seul qui est raconté deux fois dans le même évangile (Marc et Matthieu)
- La version de Jean est-elle indépendante?
Quand on compare la version des synoptiques et celle de Jean, on observe un curieux mélange de similitudes et de différences. Celle de Jean est beaucoup plus près de Marc 6, mais en même temps, de manière intrigante, montre certaines similitudes avec Marc 8 en opposition à Marc 6. Si Jean connaissait Marc 6, alors on ne sexplique pas comment il a pu omettre certains éléments qui cadraient parfaitement avec sa théologie, comme la mention du désert qui aurait soutenu lallusion au séjour des Juifs dans le désert et à la manne dans le discours de Jésus sur le pain de vie qui suit le miracle. Le récit de Jean sexplique mieux en admettant quil fait appel à une tradition semblable mais indépendante des versions quon retrouve en Marc 6 et Marc 8.
- Les relations entre les deux versions marciennes du récit du repas
Les deux versions de Marc semblent faire écho dun même récit pour les raisons suivantes.
- Le contenu et la structure des deux versions est similaires, parfois identiques.
- Les disciples dans le deuxième récit semblent ignorer de manière surprenante la possibilité que Jésus ait pu déjà multiplier les pains et les poissons.
- Si le récit de Jean, puisant pourtant dans une source indépendante, contient des éléments qui appartiennent aux deux versions, alors il faut admettre quà lorigine il y avait une tradition orale, mais très fluide.
- Ce nest pas la première fois que nous avons un cas de versions multiples dun même récit. On a déjà montré que les deux versions de la guérison du serviteur (fils) du centurion rapportée par la source Q (Mc 8, 5-13; Lc 7, 1-10) se rapportaient à un même récit, et pourtant les différences dans ces deux versions sont beaucoup plus grandes que celles observées dans celles du ravitaillement de la foule, sans mentionner la troisième version présentée par Jean (4, 46-54).
Aussi, lexplication la plus plausible des deux récits de ravitaillement de la foule chez Marc est celle où il a intégré deux versions du même récit dans son évangile. Face aux biblistes qui soutiennent lhypothèse que lun des deux récits proviendrait de la tradition, et que lautre serait une création de Marc lui-même, il faut apporter les objections suivantes :
- Malgré sa brièveté, Mc 8 contient des mots et des phrases qui ne font pas partie du vocabulaire de Marc. De plus, on ny trouve pas le thème récurrent de lincompréhension des disciples, alors que le contexte sy prêtait parfaitement. Enfin, il y a des similarités étonnantes entre Mc 8 et Jn 6, par exemple lexpression « où » (« Où (pothen) prendre de quoi rassasier de pains ces gens » Mc 8,4; « Où (pothen) achèterions-nous des pains pour que mangent ces gens » Jn 6, 5), ou encore lexpression « rendre grâce » (eucharistesas, voir Mc 8,6 et Jn 6, 11), alors que Mc 8 utilise plutôt lexpression « faire la bénédiction » (eulogêsen). Il est donc peu probable que Mc 8 soit une création de Marc basée sur la tradition de Mc 6.
- Linverse est également peu probable, i.e. Mc 6 serait une création de Marc basée sur la tradition de Mc 8. La plus grosse difficulté de cette hypothèse est dexpliquer les nombreuses similarités entre Mc 6 et Jn 6, alors que Jean 6 est basé sur une source indépendante : comment Marc aurait-il pu accidentellement créer un récit qui ressemble étrangement à celui de Jean, comme ces cinq morceaux de pains et deux poissons, ou encore ces cinq mille personnes.
Il faut donc conclure que Mc 6 et Mc 8 représente deux versions alternatives du miracle du ravitaillement de la foule, et ces deux versions ont circulé dans la tradition pré-marcienne de la première génération chrétienne.
- La forme primitive du récit
Il est difficile de départager ce qui relève de la tradition et ce qui relève de la rédaction. Lapproche la plus simple est de faire linventaire des éléments qui se retrouvent dans au moins deux récits, préférablement dans les trois. En utilisant la structure traditionnelle des récits de miracle, on peut établir ainsi la version primitive du récit du ravitaillement de la foule :
- La mise en scène
- Le lieu : les rives du lac de Galilée (lieu inhabité?)
- Les acteurs : Jésus, ses disciples immédiats, une grande foule qui le suivait à cause de ses miracles
- Un dialogue qui expose le problème : le manque de nourriture pour satisfaire un si grand groupe, alors quil faudrait au moins deux cents deniers pour acheter ce quil faut et quon ne peut trouver que cinq pains et deux poissons
- Lordre de Jésus, transmis par les disciples, de faire asseoir la foule sur lherbe.
- Le miracle lui-même
- Jésus prend les cinq pains et, rendant grâce, les fractionne et les donne aux disciples pour les distribuer. Il fait la même chose avec les poissons.
- Tous les gens mangent et son rassasiés.
- La conclusion : Après le repas, douze paniers pleins sont nécessaires pour ramasser ce qui reste.
- La question de lhistoricité
Chez plusieurs biblistes, la question de lhistoricité se ramène à déterminer si le récit du ravitaillement de la foule est simplement une copie soit du récit de miracle du prophète Élisée qui nourrit un groupe de cent personnes dans lAncien Testament, soit du dernier repas de Jésus et de la célébration de leucharistie chez les premiers chrétiens en sa mémoire.
- Le miracle dÉlisée (2 R 4, 42-44)
Rappelons-nous du récit. On apporte au prophète Élisée vingt pains dorge et du grain frais dans son épi. Élisée donne lordre à son serviteur de loffrir aux gens pour quils mangent, mais ce dernier objecte quil ne peut servir cela à cent personnes. Le prophète réitère son ordre, et les gens mangèrent, et en eurent de reste. On observe immédiatement certaines similitudes avec le récit évangélique :
- Le prophète donne apparemment un ordre impossible à réaliser
- Il y a du pain, mais aussi dautres choses avec le pain
- Lassistant soulève des objections
- Le prophète réitère son ordre
- Le miracle est confirmé par la présence de surplus
Ainsi, le récit évangélique, où Jésus nourrit non pas cent personnes, mais cinq milles, non pas avec vingt pains, mais avec seulement cinq, viserait à montrer que Jésus est plus grand quÉlisée. Pourtant, il faut en même temps relever plusieurs différences.
- Il ny pas de localisation géographique précise dans la scène dÉlisée comme dans la scène évangélique
- On ne parle de foule qui suivrait le prophète Élisée
- Qui sont ces cent personnes et doù viennent-ils? Ce nest pas clair
- Il ny a pas dindications claires que ces cent personnes ont faim
- Le récit autour dÉlisée commence sans introduction dun problème quelconque
- Dans le récit évangélique, ce sont les disciples qui trouveront les pains après avoir discuté du problème
- Dans le récit évangélique, Jésus donne lordre à la foule de sasseoir, puis fait le rituel typique du maître de maison au début du repas, ce qui est totalement absent de la scène dÉlisée
- Les objections des disciples précèdent lordre de faire asseoir la foule et disparaîtront complètement par la suite
- Dans le récit dÉlisée, on ne fait pas de calcul de ce qui reste
- La structure de base du récit dÉlisée est une prophétie-et-sa-réalisation, ce qui nest pas le cas du récit évangélique.
Les parallèles quon peut établir entre la scène dÉlisée et le récit évangélique peuvent sappliquer aux versions ultérieures du ravitaillement de la foule, et pas nécessairement à la forme primitive du récit.
- Le dernier repas de Jésus
Cest surtout avec Mc 8 que les allusions au dernier repas de Jésus semblent les plus apparentes.
Mc 8, 6-7
| Le dernier repas
|
Sur le pain
| Sur le pain
|
ET PRENANT les sept morceaux de PAIN,
RENDANT GRÂCE
IL (les) ROMPIT
ET (les) DONNA À SES DISCIPLES |
ET PRENANT le morceau de PAIN,
RENDANT GRÂCE
IL (le) ROMPIT
ET (le) DONNA À SES DISCIPLES |
Sur le poisson
| Sur la coupe
|
ET PRONONÇANT
LA BÉNÉDICTION SUR EUX
(i.e. quelques poissons)
Il leur ordonna aussi de le leur donner,
ET ILS MANGÈRENT |
RENDANT GRÂCE
(dans certaines traditions sur le pain : PRONONÇANT
LA BÉNÉDICTION)
Il leur donna,
ET ILS BURENT TOUS |
Faisons un certain nombre dobservations.
- La tradition derrière Mc 8 semble avoir formulé avec soin et de manière équilibrée le pattern « rendre grâce » et « prononcer la bénédiction », dabord sur lélément principal du repas, ensuite sur la nourriture daccompagnement. Cette manière de faire ne correspond pas dans le Judaïsme aux coutumes du maître de maison qui préside le repas, mais relève dune intention délibérée dassimiler la scène du ravitaillement de la foule au dernier repas de Jésus.
- Dans lensemble des évangiles, Jésus a pris plusieurs repas avec des gens. À part cette scène de ravitaillement de la foule, où Jésus rend-il grâce et prononce-t-il la bénédiction sur les éléments du repas? La réponse est claire : seulement lors de son dernier repas. Et si on se tourne vers Jn 6 qui na pas dinstitution eucharistique lors du dernier repas, on note clairement que le ravitaillement de la foule vise à introduire le discours sur le pain de vie qui culmine dans une section eucharistique.
- Il est possible que dans sa version orale, le récit du ravitaillement de la foule navait pas une couleur eucharistique aussi prononcée. Par contre, étant donné que les chrétiens se réunissaient chaque semaine pour faire mémoire du repas de Jésus, il est difficile dimaginer quils ne lisaient pas le récit du ravitaillement de la foule dans un contexte eucharistique.
- Même si le pain et le poisson servent tous deux au ravitaillement de la foule, cest le pain qui occupe lavant de la scène, comme on le voit en Mc 8 où le poisson nest mentionné quau moment de la bénédiction. Cest que le pain permet une allusion plus nette au dernier repas. En même temps, le désir davoir ce pattern équilibré de laction de grâce et de la bénédiction à la fois sur pain et le vin entend faire un parallèle avec le même pattern équilibré quon trouve au dernier repas.
En conclusion, il faut admettre que le récit de miracle dÉlisée et le dernier repas de Jésus ont exercé une influence sur le récit du ravitaillement de la foule par Jésus. Les parallèles sont trop clairs. Toutefois, ces parallèles ne sont pas si écrasants pour attribuer lorigine du récit du ravitaillement de la foule simplement au récit dÉlisée et du dernier repas de Jésus. Par exemple, le fait que les pains soient dorge comme dans le récit dÉlisée est probablement dû à un développement ultérieur de la tradition. De plus, ni le récit dÉlisée ni le dernier repas de Jésus ne parlent de poissons. Aussi, il est plus probable que cest avec le temps que le récit du ravitaillement de la foule par Jésus a été coloré par les récits dÉlisée et du dernier repas. Si donc il ne peut expliquer par ces deux récits, peut-on trouver des indices de son historicité?
- Tout dabord, ce récit jouit dattestations multiples comme nul autre récit évangélique : il y a Marc et Jean, et à lintérieur même de Marc, il y a deux versions. Cela suggère une longue et complexe tradition historique qui remonte à la première génération de chrétiens, et derrière cette tradition il y a probablement une forme primitive du récit.
- Il y a ensuite le critère de cohérence. Au coeur de la prédication de Jésus, il y a lannonce de la venue du règne de Dieu sous la figure dun grand banquet. Et tout au long de son ministère, Jésus a actualisé par ses actions ce banquet en participant à de nombreux repas qui incluaient pécheurs et marginaux, avant-goût du banquet eschatologique. Juste avant de mourir, cest un repas quil a voulu prendre avec ses disciples. Or, parmi tous ces repas de Jésus, il en fut un particulièrement mémorable sur les rives du lac de Galilée avec une immense foule. Plutôt que du pain et du vin, il est normal dy trouver du pain et des poissons. Dès le début, ce repas mémorable a été interprété en relation avec le message eschatologique de Jésus, puis après Pâques, en relation avec le dernier repas de Jésus et la célébration eucharistique chrétienne.
Quest-ce qui sest réellement passé? Les données que nous avons ne nous permettent pas de répondre à cette question. Nous pouvons seulement dire ceci : derrière ce récit, il y a un repas communautaire particulièrement mémorable, comprenant du pain et des poissons, un repas célébré par Jésus et ses disciples avec une grande foule sur les rives du lac de Galilée. Y a-t-il quelque chose de miraculeux qui sest produit? Cela nest pas accessible à lhistorien.
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