Sybil 1997

Le texte évangélique

Marc 9, 30-37

30 Jésus sort de la maison et se met à circuler en Galilée, mais de manière incognito, ne voulant pas que cela se sache. 31 En effet, il faisait part à ses disciples du sort qui l’attendait, où il serait livré aux mains des autorités qui le tueront, mais il faisait part aussi de sa foi de passer ainsi à une autre vie. 32 Mais les disciples ne comprenaient absolument pas ce que Jésus voulait dire quand il parlait d’une autre vie, et ils avaient peur de l’interroger sur le sujet.

33 Quand tout le monde revint à la maison de Capharnaüm, Jésus demanda à ses disciples : « Alors que nous étions en route, de quoi discutiez-vous entre vous? » 34 Eux gardaient le silence. Car en route ils s’étaient disputés à propos de qui était le plus grand parmi eux. 35 Alors Jésus s’assoit pour donner un enseignement. Il appelle les Douze pour leur dire : « Si quelqu’un veut être premier, qu’il s’arrange pour être le dernier de tous et à leur service. 36 Puis, il prend un enfant et le place au milieu du groupe, et l’ayant serré dans ses bras, il leur dit : 37 « Quiconque accueille ces enfants-là en les identifiant à moi, c’est alors moi-même qu’il accueille, et en m’accueillant, c’est plus que moi qu’il accueille, car il accueille également celui qui m’a envoyé, Dieu lui-même. »

Des études

Sommes-nous totalement laissés à nous-mêmes?


Commentaire d'évangile - Homélie

Pourquoi Dieu est-il si « absent » dans notre monde?

La date du 24 février 2022 est demeurée dans nos mémoires avec l’invasion russe de l’Ukraine. Et depuis cette date, les scènes d’horreur se sont multipliées, incluant ce bombardement récent d’un hôpital pour enfants. Il en est de même de la date du 7 octobre 2023 avec le massacre du Hamas au sud d’Israël et la réplique violente et sans discernement de l’armée israélienne, jusqu’à affamer toute une population; ces événements ont eu une répercussion mondiale.

Mais ces dates laissent dans l’ombre une autre tragédie, celle du Soudan, et en particulier du Darfour. En effet, depuis le 15 avril 2023, une guerre civile fait rage entre deux factions des militaires du gouvernement soudanais pour le contrôle du pays, les forces armées soudanaises (FAS) et le groupe paramilitaire des forces de soutien rapides (FSR), les premiers contrôlant l’est du pays, les autres l’ouest du pays. Depuis le début de la guerre, des millions de personnes ont été déplacées et des dizaines de milliers ont été tuées. Dès le mois de juin la famine sera généralisée ; certains estiment qu'elle pourrait tuer plus de 2 millions de personnes d'ici la fin du mois de septembre. C’est surtout au Darfour que la situation est tragique. 440 000 personnes sont déjà au bord de la famine. Le FSR, qui contrôle le Darfour, empêche les Nations unies d'acheminer d'énormes quantités de nourriture dans le pays par un point de passage frontalier vital, la ville de Adré, sous prétexte d’éviter la contrebande d’armes. Pourtant, plus au nord, les Émirats arabes unis, un puissant mécène du FSR, continuent de faire passer des armes et de l'argent à travers la frontière poreuse. Pour contourner le blocage à Adré, on a demandé au Conseil de sécurité des Nations unies de permettre aux camions de l'ONU de passer la frontière sans autorisation militaire. Mais comme la Russie soutient plutôt le FAS, elle mettra probablement son veto à une telle résolution.

Pour les observateurs lucides de ce qui se passe dans le monde, il y a de quoi désespérer de notre humanité. Que faire? Et la question religieuse peut se poser : « Est-ce que Dieu peut nous aider? » D’une part, pour l’incroyant, la réponse est simple : C’est non. Car Dieu n’existe pas. Le fait même qu’on observe aucune intervention face au mal en est la preuve évidente; et s’il existait, il serait un monstre d’insensibilité. D’autre part, la position du croyant est inconfortable : comment continuer à croire à celui qu’on définit comme l’amour et la compassion infinie quand tant de gens souffrent et meurent? Comment comprendre l’absence apparente d’intervention de la part de celui qu’on définit comme tout-puissant? Si l’un de nous était tout-puissant, n’aurait-il pas arrêté depuis longtemps toutes ces guerres?

Voilà le contexte qui me semble approprié pour lire ce passage de l’évangile de Marc. Rappelons que l’évangéliste vit probablement une situation semblable. Car il y a un large consensus chez les biblistes pour situer à Rome les destinataires de son évangile, alors que fait rage la persécution de Néron et que, selon Suétone, on attache des chrétiens à des poteaux pour en faire des torches vivantes, si on ne les a pas déjà donnés pas en nourriture aux lions du cirque. On peut deviner ce qui se passe dans la tête des nouveaux baptisés : si Jésus est ressuscité et que le règne de Dieu s’est approché, pourquoi ces souffrances et ces morts? Tout cela est-il une fumisterie?

Regardons la réponse de Marc à travers ce court passage de son évangile. Tout commence par la mention que Jésus se promène incognito en Galilée et demande qu’on cache sa présence. Pourquoi? Il est probable qu’Hérode Archélaüs, tétrarque de Galilée, qui a déjà fait emprisonner et tuer son mentor, Jean-Baptiste, entend se débarrasser également de ce prédicateur embarrassant. C’est à ce moment que Jésus, sentant l’étau se resserrer sur lui, annonce qu’il prévoit se faire arrêter et passer par des moments de souffrance. Les paroles que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la foi chrétienne bien des années après sa mort. Sur ce sujet Luc reflète probablement la tradition la plus ancienne sur ce que Jésus aurait dit : « Le fils de l’homme est sur le point d’être livré aux mains des hommes ».

Quoi qu’il en soit, Jésus était très lucide sur le sort qui l’attendait. Mais alors, pourquoi lui, qui avait une confiance totale en Dieu qu’il appelait « papa », qui se savait aimé de lui et se considérait comme son élu, pourquoi s’attendait-il à une mort misérable? De quel Dieu parlait-il? Marc, qui n’a pas été un témoin direct de la mort de Jésus, met ces paroles dans sa bouche juste avant qu’il expire, des paroles tirées du Ps 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », un reflet de ce que vivait sa communauté. Qu’est-ce à dire? De manière claire, ce Dieu n’est pas comme un extra-terrestre qui intervient d’en haut pour empêcher que les décisions humaines suivent leur cours. La seule réponse de Marc, avec la mention de la résurrection qu’il met dans la bouche de Jésus, est que l’assumation dans l’amour de tout ce qui nous arrive débouche non seulement sur une vie nouvelle et insoupçonnée pour soi, mais elle insuffle une force d’amour et de vie sur les autres autour de soi; le sort de Jésus n’est pas réservé à lui seul, mais à nous tous.

Mais tout cela n’est pas la seule réponse de Marc. Continuons la lecture de l’évangile. La scène est située dans la maison de Capharnaüm dont Jésus avait fait son quartier général. Pour Marc, cet enseignement à la maison fait habituellement référence aux discussions dans les premières communautés chrétiennes, et de fait, il a regroupé dans notre section un ensemble de réflexions sur divers aspects de la vie communautaire tirées de la pensée de Jésus. Et la première réflexion concerne la préséance dans les rôles qu’on y exerçait : quel rôle était le plus important? La réponse de Jésus que nous propose Marc comporte deux volets. Dans le premier volet, Jésus dit : le rôle le plus important est celui où on est au service des autres. Cette réponse est claire et nette.

Mais de manière surprenante, Marc ajoute un deuxième volet à la réponse de Jésus qui nous oriente dans une tout autre direction : Jésus prend un enfant et le place au milieu du groupe, puis le serre dans ses bras. Il faut se rappeler qu’un enfant dans l’Antiquité n’a aucune valeur sociale, c’est une entité négligeable. Aussi, on voit mal le lien avec le premier volet sur les rôles dans la communauté : l’enfant ne sert personne, étant au contraire un être dépendant. Matthieu et Luc, qui copient jusqu’ici de manière générale le texte de Marc, ont vu le problème de logique et ont omis carrément le premier volet. Quelle est la signification de ce deuxième volet chez Marc? Elle est dans la bouche de Jésus : « Quiconque accueille ces enfants-là en les identifiant à moi, c’est alors moi-même qu’il accueille, et en m’accueillant, c’est plus que moi qu’il accueille, car il accueille également celui qui m’a envoyé, Dieu lui-même ». Quelle phrase explosive!

En effet, Jésus se trouve à s’identifier à un être sans valeur sociale, dépendant et fragile. Et ce n’est pas un simple jeu de mot. Les autorités religieuses l’arrêteront comme un être indésirable, en feront ce qu’ils veulent, lui réservant le sort des bandits de l’époque. Mais ce qu’il y a encore de plus sidérant, c’est qu’il inclut Dieu dans le même lot. Quoi? Alors que les chrétiens célèbrent le Dieu tout-puissant, Jésus l’identifie à un enfant sans valeur sociale, dépendant et fragile. Etty Hillesum, cette juive morte dans les camps d’extermination allemands et qui nous a laissé son journal, écrit le 12 juillet 1942 dans un moment de prière :

Ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider - et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie.

Que dit Etty Hillesum en substance? Dieu n’a ni bras ni pieds pour changer les choses. Tout ce qu’il peut faire, c’est entrer dans le cœur humain, semer une force d’amour, compatir à toutes les souffrances, et ainsi mobiliser les pieds et les bras humains.

Cette finale de l’évangile où Dieu est identifié à l’enfant rejoint le début de notre passage où Jésus annonce le sort qui l’attend : Dieu n’a pu empêcher la mort de Jésus sur une croix au milieu de bandits. Cette finale rejoint aussi la première réponse sur la préséance dans la communauté : parce que Dieu s’identifie aux être dépendants, les servir est une priorité.

Au terme de cette réflexion, est-on déçu de Dieu? Seuls seront déçus ceux qui s’attendent à un Dieu tout-puissant, qui interviendrait à droite et à gauche pour s’opposer à la liberté humaine, à un Dieu qui ferait descendre son hélicoptère céleste pour arracher des êtres à leur enfer. Le Dieu que Jésus nous propose ressemble à un enfant, un être qui dépend de nous. Se mettre ainsi au service de tous ceux et celles qui dépendent de nous, c’est se mettre au service de Dieu lui-même. Quand on voit l’enfer que peuvent créer les humains, est-ce totalement insensé? Il faut croire que, malgré toutes les horreurs, ce Dieu a une perception si grande et si haute de nous, qu’en créant ce monde et en nous donnant la liberté, il a proclamé sa foi inaltérable en nous et à notre capacité d’aimer malgré tout, et d’aimer de cet amour difficile qui cherche constamment le bien des autres au point de tout donner, y compris sa propre vie.

 

-André Gilbert, Gatineau, août 2024

 

 

 

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