Sybil 1997

Le texte évangélique

Marc 3, 20-35

20 Jésus revient chez lui à Capharnaüm. Alors de nouveau, la foule s’y rassemble au point que lui et ses disciples étaient incapable de prendre leur repas. 21 Quand la famille de Jésus à Nazareth entendit la nouvelle, elle décida d’aller le chercher, en se disant qu’il avait complètement perdu la tête.

22 Il y avait aussi des spécialistes de la Bible qui étaient descendus de Jérusalem pour l’entendre et jugeaient que Jésus était sous l’emprise de Béelzéboul, et que c’était par ce chef des démons qu’il faisait ses exorcismes. 23 Jésus fit donc venir les spécialistes de la Bible pour leur proposer une comparaison : « Comment est-ce possible que Satan puisse expulser Satan? 24 Par exemple, si un royaume est déchiré par des divisions, il ne se maintiendra pas longtemps comme royaume distinct. 25 De la même manière, si un clan est déchiré par des divisions internes, il ne demeurera pas longtemps comme clan. 26 Ainsi donc, si Satan s’est mis à s’attaquer lui-même et connaît des divisions internes, il est sur le point de mourir. 27 Une autre comparaison qui explique mon action. On ne peut s’emparer des biens d’un domaine sans d’abord mettre hors de combat l’homme fort qui le protège. 28 Vraiment, je vous l’assure, Dieu pardonnera toutes les offenses et les injures à son égard, peu importe leur nombre. 29 Toutefois, quiconque s’attaque à l’esprit saint, celui-là ne peut jamais recevoir de pardon, car sa faute a des conséquences éternelles. » 30 Jésus disait ces choses à ceux qui l’accusaient d’agir sous l’impulsion d’un esprit mauvais.

31 C’est alors qu’arrive la mère de Jésus accompagnée de ses frères qui, se tenant à l’extérieur de la maison, demandent qu’on aille le chercher. 32 Les gens de la foule assise tout autour de Jésus lui disent : « Tu entends? Ta mère ainsi que tes frères et sœurs sont à l’extérieur et te réclament? » 33 Alors Jésus leur répond par cette question : « Qui est vraiment ma mère, qui sont vraiment mes frères? » 34 Puis, après avoir promené son regard sur ceux qui, assis autour de lui, l’écoutaient, il dit : « Les voici, ceux qui sont ma mère et mes frères. 35 En effet, celui qui agit en conformité avec la volonté de Dieu, c’est celui-là qui est vraiment mon frère et ma sœur et ma mère ».

Des études

Il y a une grande beauté dans la tradition, et une force, sauf quand elle empêche de s'ouvrir aux réalités nouvelles


Commentaire d'évangile - Homélie

Quel est l’enjeu d’une vie authentique?

Gérard est maintenant aux soins palliatifs avec un cancer des os. Il n’en a plus pour bien longtemps en ce monde. Alors il peut parler plus librement, et révéler son secret. Ce secret, il l’a gardé depuis son adolescence quand, après avoir révélé à sa mère la découverte de son orientation homosexuelle, celle-ci lui a dit : « N’en parle jamais à personne ». Pour elle, c’était sans doute une question de sauver l’honneur de la famille. Et sans doute se sentait-elle devant une tare inavouable. Mais pouvait-elle deviner toutes les conséquences terribles de ce qu’elle demandait à son fils? Beaucoup de décisions sont issues de l’ignorance, et on peut leur appliquer la phrase que Luc met dans la bouche de Jésus en croix : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Mais qu’arrive-t-il quand l’occasion se présente de faire la vérité?

Tout récemment, des scientifiques ont réussi l’exploit de filmer pour la première fois deux baleines à bosse en train de s’accoupler au large des île Maui, à Hawaii. Mais, à la surprise de tous, il s’agissait de deux mâles, des mâles bien identifiés par les scientifiques qui les suivaient depuis quelques années. Tout cela ramenait la question de l’homosexualité chez les animaux. Le journal scientifique Nature avait déjà publié un article rapportant qu’on avait pu observer que le comportement homosexuel existe chez au moins 261 espèces de mammifères, soit 4% du nombre total. Et comme le faisait remarquer un scientifique, ce chiffre est probablement une sous-estimation, car les biologistes ne se sont pas traditionnellement concentrés sur ce genre d’étude. Qu’est-ce que cela signifie? Peut-on invoquer la « loi de la nature » pour affirmer que l’homosexualité est « contre-nature »? Sur le plan statistique, c’est faux, car l’homosexualité fait partie de la nature, même si c’est un petit nombre. Et sa signification pour l’être l’humain est claire : l’orientation homosexuelle n’est pas acquise, mais est donnée au point de départ, si bien qu’on ne devient pas homosexuel, mais on le découvre. Cela ressemble au fait de naître droitier ou gaucher, et il ne serait pas surprenant que ce soit dans les mêmes proportions. Et maintenant la question : que ce serait-il passé si on avait soumis cette information à la mère de Gérard? C’est ici que survient un enjeu existentiel, c’est celui d’être un être authentique ou de s’y refuser, i.e. celui d’accepter ou de refuser une nouvelle vérité quand elle remet en question notre vision des choses.

Il m’a paru approprié de lire l’évangile de ce jour dans ce contexte. Comme il le fait un certain nombre de fois, l’évangéliste Marc imbrique deux récits sous forme d’un sandwich : le premier récit est celui des relations de Jésus avec sa famille immédiate qui considère qu’il a perdu la tête et donc veut le ramener à la maison, à Nazareth; le deuxième récit est celui de l’intervention des spécialistes de la Bible, les scribes, venus de Jérusalem, qui essaient de discréditer l’action de Jésus en l’accusant de chasser les démons en invoquant Béelzéboul, le chef des démons; ce deuxième récit donne le temps à la famille de Jésus d’arriver à Capharnaüm, et la scène se termine avec une opposition entre la famille de Jésus et la famille de ceux qui écoutent Jésus et font sa volonté. Comme il est habituel chez Marc, c’est le récit intercalé, le centre du sandwich, qui est la clé d’interprétation de tout l’ensemble. Attardons-nous à ce récit.

Devant l’interprétation des scribes de son action en le liant au démon, et donc à une force du mal, Jésus leur pose une simple question : comment est-ce possible? Puis, Jésus répond lui-même à sa question en deux volets : d’abord à l’aide de deux comparaisons qui démontrent l’illogisme de l’interprétation des scribes, i.e. un royaume ou un clan qui se déchire est voué à sa propre destruction, puis la conclusion logique : si le démon, force du mal, se chasse lui-même, sa fin est proche. Le deuxième volet de la réponse de Jésus veut justifier le motif pour laquelle il s’attaque au démon, force du mal : il faut d’abord s’attaquer à l’homme fort, i.e. à la force du mal, si on veut régner sur le monde; c’est ce qu’entend faire Jésus en chassant le démon. Cette scène se termine avec une déclaration solennelle qui peut paraître surprenante : on peut injurier Dieu de mille manières, le pardon ou réconciliation sera toujours possible, mais le pardon ne sera jamais possible quand on attaque directement l’esprit saint, i.e. le souffle ou inspiration qui vient de Dieu. Qu’est-ce à dire?

Marc emploie rarement l’expression « esprit saint » : le baptême de Jésus est un baptême dans « l’esprit saint », David a écrit le psaume 118 sous l’inspiration de « l’esprit saint », et quand les chrétiens seront traduits devant les tribunaux, c’est « l’esprit saint » qui suggèrera ce qu’il faut dire. Ainsi, l’esprit saint apparaît comme une force dynamique à l’intérieur de la personne qui inspire sa parole et son action. Que signifie donc injurier ou s’opposer à cette force intérieure? Et Marc prend la peine de préciser que le fait pour les scribes d’attribuer aux démons l’action de Jésus est exactement un exemple de l’injure à cette force dynamique intérieure. Car, après avoir démontré l’illogisme total de cette interprétation des scribes, Jésus semble dire que continuer à maintenir cette interprétation et à ne pas changer constitue une faute contre cette inspiration ou lumière intérieure. En termes modernes, nous dirions que c’est de la mauvaise foi : maintenir une position malgré l’évidence contraire. Pourquoi est-ce une faute sans pardon? Cette inspiration intérieure semble la seule voix d’accès à l’être humain de la part de Dieu, et si elle est bloquée intentionnellement, Dieu n’a plus de prise sur l’être humain, il ne peut plus rétablir la relation, ce qui est la définition du pardon.

Il est temps de revenir à Gérard et à sa mère. Quelle serait la réaction de celle-ci en sachant que l’homosexualité n’est pas une tare, mais une donnée de la biologie? Quelle serait sa réaction en sachant qu’en enfermant son fils dans le secret elle le condamne à la honte, au refus de ce qu’il est, à l’incapacité de vivre ouvertement et « sainement » sa sexualité, d’avoir le soutien de son entourage pour s’épanouir? Je crois qu’il se produit dans une vie de ces moments décisifs, même si c’est rare, où on est confronté à l’option de s’ouvrir à une vérité nouvelle et de poser les gestes conséquents, de quitter en quelques sorte sa vieille peau, ou de préférer s’enfermer dans le statu quo et ses vieilles convictions. L’évangéliste Marc aurait appelé un tel refus de s’ouvrir une injure à l’esprit saint, car il s’agit d’une attaque directe contre une vérité présentée dans les profondeurs de son cœur qu’on étouffe pour ne pas l’entendre. Une telle personne devient imperméable à la lumière.

Mais dans tout cela il y a une bonne nouvelle. Une personne qui est fidèle toute sa vie à la boussole qu’est sa voie intérieure, son instinct de vie, saura faire les choix appropriés lorsque certaines options décisives se présentent, même si elles entraînent des choix douloureux. C’est le prix de l’authenticité, de la fidélité à soi-même. Sur ce point, Jésus a tracé la voie. Dans l’évangile de ce jour, Marc nous dit que la famille de Jésus considère qu’il a perdu la tête. Cela signifie qu’il a tracé sa voie, et cette voie était différente de celle de sa famille. Nul doute, ce fut une voie douloureuse, mais en même temps une voie de vie. La voie qu’il a tracée, c’est aussi celle que nous sommes invités à prendre.

 

-André Gilbert, Gatineau, mars 2024

 

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