Sybil 1999

Le texte évangélique

Luc 18, 9-14

9 Puis, Jésus proposa une parabole à l’adresse de ceux qui étaient convaincus d’être bien ajustés au monde de Dieu et considéraient ceux qui étaient différents d’eux comme des nuls. 10 « Deux hommes montèrent sur la colline du temple pour prier, l’un était un Pharisien très religieux, et l’autre faisait la perception des impôts. 11 Le Pharisien, debout, bien droit, priait ainsi en lui-même : 'Seigneur, je te remercie de ce que je ne suis pas comme les autres, qui sont cupides, ne respectent pas la Loi, sont adultères, ou encore comme cet individu qui perçoit les impôts (avec une marge de profit). 12 Je jeûne deux fois par semaine et je paye une dîme sur tout ce que j’achète'. 13 Par contre, le percepteur d’impôt se tenait à distance, n’osant même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine avec ces mots : ‘Seigneur, agis de manière favorable face à moi qui ai commis beaucoup de fautes’. 14 Je vous l’assure, ce dernier est retourné chez lui bien ajusté au monde de Dieu, contrairement à l’autre. Car quiconque se croit grand, découvrira qu’il est petit, mais celui se croit petit, découvrira qu’il est grand. »

Des études

Comme une guitare a besoin d'être ajustée, il faut nous laisser ajuster au monde du mystère infini


Commentaire d'évangile" - Homélie

Qu’est-ce qu’être bien ajusté au monde de Dieu?

Amélie1 a commencé dès l’âge de 15 ans à souffrir de symptômes bizarres. Problèmes de vision, problèmes d’équilibre, souffrance inexpliquée et inexplicable. Pendant des années, elle a consulté des spécialistes. Sclérose en plaques ? Fibromyalgie ? Vestiges d’une mononucléose. Pendant des années, personne n’a pu identifier ce qui l’affligeait. Souffrir, c’est un travail à temps plein. Elle restait néanmoins rayonnante et persévérait dans ses études. Mais elle a fini par développer des troubles anxieux. Dormir devenait de plus en plus difficile.

Finalement, à l’âge de 22 ans, le diagnostic a été trouvé, grâce à des tests sanguins envoyés aux États-Unis pour analyse : babésiose. Traduction : maladie de Lyme, cette infection qui se transmet par la morsure d’une tique. Enfin, un peu d’espoir, car la maladie de Lyme se traite, si elle est bien diagnostiquée.

Mais la tête d’Amélie, elle, n’allait pas du tout. L’anxiété la tenaillait. Elle ne dormait pas. Un jour, elle demanda à son frère de lui faire un nœud coulant : elle voulait se pendre. Alertés, les parents l’amenèrent aussitôt à l’hôpital psychiatrique du lieu de résidence. Le psychiatre lui a simplement prescrits des pilules pour dormir. Revenue à la résidence des parents, elle s’enfuit de nuit vers leur résidence secondaire à la campagne où elle essaie de s’enlever la vie par noyade, après avoir ingurgité toute une bouteille d’alcool. Grâce au signal de son téléphone portable, on la retrouve à demi consciente sur le bord du lac. C’est la course à l’urgence psychiatrique du lieu. Un psychiatre la voit, la regarde avec condescendance, et lui dit qu’il ne peut pas la soigner, car elle n’habite pas cette ville. De retour dans la grande ville dans le condo de ses parents, elle apprend que la semaine suivante un psychiatre sympathique pourra la voir. Malheureusement, aux petites heures du matin, à l’insu des parents, elle réussit à se jeter en bas du 16e étage du condo.

C’est une longue et triste histoire que je viens de raconter. Je tenais à la raconter, car elle parle de maladie mentale, une maladie qui n’apparaît pas comme une maladie « noble » comme l’est par exemple le cancer (on n’a qu’à observer la réaction des gens à l’annonce de l’une ou l’autre maladie). Mais cette histoire parle aussi de médecins dont l’attitude peut avoir des conséquences dramatiques. Et c’est le contexte dans lequel je veux lire l’évangile de ce jour.

Le récit est très connu de ceux qui fréquentent régulièrement les évangiles : l’histoire au temple du Pharisien, d’une part, qui remercie Dieu d’être différent et meilleur que les autres en n’étant pas un voleur ou un homme adultère, qui s’assure d’être bien religieux en jeûnant et en suivant la loi sur la dîme, et d’autre part ce percepteur d’impôt, un métier où les gens n’hésitaient pas à se donner une marge de profit, et qui étaient vus comme des collaborateurs des Romains, qui prie Dieu d’avoir pitié du pécheur qu’il est. Pour comprendre ce récit, il faut s’arrêter sur deux mots : juste ou justifier, et mépriser.

Il faut se situer dans le contexte juif de l’Ancien Testament pour comprendre ce que signifie la justification et être juste. Car, pour un Juif, Dieu s’était choisi un peuple qu’il avait sauvé du joug égyptien par la médiation de Moïse. En retour, il demandait la fidélité à l’alliance, résumée d’abord par les dix commandements, puis développée à travers de nombreuses lois consignées dans le grand livre de la Loi (Torah). Être juste, c’était être fidèle à la Loi, et être justifié, c’était être considéré « ajusté » à Dieu en respectant l’alliance. L’événement Jésus a tout fait basculer, car c’est au nom de la Loi que les autorités juives l’ont fait condamner à mort, si bien que Paul, d’abord un ardent défenseur de la Loi, peut dire : ce n’est pas par la Loi que nous sommes « ajustés » à Dieu, mais c'est en laissant agir en nous la force venue de Jésus ressuscité et en accueillant dans la foi sa parole et son chemin humble d’un amour qui va jusqu’à donner sa vie; il n'existe aucune recette pour être ajusté à Dieu, sinon reconnaître que ce projet nous dépasse, et nous abandonner dans la foi à la force de Jésus ressuscité et nous laisser porter là où elle nous mène.

Que signifie : mépriser quelqu’un? Le mot grec qu’utilise Luc signifie : considérer comme rien. Mépriser quelqu’un, c’est le considérer comme sans valeur. Je me suis posé la question : quand nous arrive-t-il de mépriser quelqu’un? Prenons Donald Trump. Il se considère comme un « gagnant », et il n’a que du mépris pour les « perdants ». Pourquoi? Un perdant remet en question sa valeur suprême. Personnellement, je suis un bibliste qui passe beaucoup de temps à étudier chaque mot grec du Nouveau Testament et analyser sa relation avec le mot hébreu correspondant. La tentation est forte de mépriser mon voisin qui ignore absolument tout de la Bible, lui qui passe son temps à réparer sa clôture et à améliorer sa propriété; il remet en question l’importance que j’accorde à la Bible.

Dans notre récit, le Pharisien se considère « ajusté » au monde de Dieu car il respecte à la lettre toutes les observances de la Loi, et il n’a que tu mépris pour le percepteur d’impôt qui ignore probablement la majorité de ces points de la Loi, sans parler de son incapacité de les respecter. Quel est le problème? Selon l’évangéliste Luc, il y a chez le Pharisien une incompréhension totale de ce qu’est être « ajusté » au monde de Dieu. Pour nous donner une idée ce qu’est être ajusté au monde de Dieu, Luc nous présente dans le récit suivant un conflit entre Jésus et ses disciples alors que ceux-ci veulent empêcher les gens d’amener au « maître » des bébés, ces êtres considérés sans valeur dans l’Antiquité : « Laissez les enfants venir à moi ; ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux », leur répondra Jésus. Des êtres sans valeur, ça n’existe pas pour Jésus. Et selon Luc, les bébés, qui ne sont que besoins, que des cris demandant de l’aide, nous montrent le chemin vers le Royaume. C’est ce qu’est le percepteur d’impôt dans notre récit.

Que conclure? Le Pharisien et le percepteur d’impôt représentent deux dimensions de nous-mêmes. Le Pharisien symbolise les réussites de notre vie, ce dont nous sommes fiers, notre compétence, ce qui nous distingue des autres. Le percepteur d’impôt symbolise une facette de notre vie que nous voulons peut-être oublier, qui nous fait honte, ou que nous considérons sans valeur ou du déchet; comme nous voudrions nous départir de cette partie de nous-mêmes. Malheureusement, on ne peut grandir sans réconcilier ces deux facettes. Il y a même plus, c’est cette partie de nous-même que nous voudrions éliminer qui est notre « salut », car c’est elle qui nous permet de comprendre les autres et de rester en communion avec l’humanité souffrante, c’est elle qui nous fait prier pour demander de l’aide, et c’est fondamentalement elle qui crée l’espace pour qu’entre la force de ce mystère d’amour à la source de ce monde.

Revenons à Amélie. Dans ses moments de pleine conscience, comment percevait-elle sa maladie mentale? Détestait-elle cette maladie? Était-elle prête à l'accepter et à demander de l'aide? Ce qui est sûr, elle a malheureusement fait l’expérience du peu d’importance accordée à cette maladie, une maladie « honteuse ». Dans le monde de la médecine, le psychiatre occupe le haut du pavé. Mais la tentation est forte de tomber dans le mépris de cas peu intéressants. Pour un disciple de Jésus, personne n’est sans valeur. C’est une bonne nouvelle pour tous. Car même ce qui nous fait un peu honte ou nous fait souffrir peut servir de porte d'entrée à une force transformatrice, qui nous permet de mieux aimer, et donc d'être embarqué dans le processus sans fin d'être ajusté au monde de Dieu.

 

-André Gilbert, Gatineau, octobre 2022


1 Cette histoire a été publiée dans la Presse (Montréal, Canada) par Patrick Lagacé, le 27 septembre 2022.Pour le texte complet : https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2022-09-27/papa-je-veux-sortir-d-ici.php

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