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Etty Hillesum - Le moi intérieur

(Les écrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)


Le 19 janvier 1942. Lundi matin, 10 heures.
On dirait qu’un complet équilibre s’est réalisé en moi. Plus jamais je n’ai besoin de me blottir dans un coin contre la bibliothèque pour « écouter en profondeur en moi », je suis toute la journée à l’écoute de ce qu’il y a au-dedans de moi, même quand je suis au milieu des gens, je n’ ai plus besoin de me mettre à l’écart, je puise régulièrement des forces aux sources les plus cachées et les plus secrètes qui sont en moi. –

p. 336

Le 22 avril [1942]. Mercredi. Midi.
Et puis vivre de ma substance propre. Et, de toute façon tendre de plus en plus à cela: vivre de ses ressources propres. Et c’est pourquoi l’on doit, chaque fois à nouveau, tout oublier, tout ce qu’on a jamais engrangé, lu et entendu de la bouche des autres. Et je crois que je vais devoir être seule très, très longtemps, des mois durant, et si je suis capable de traverser cette période sans encombre, si je trouve ce courage d’être longuement seule avec moi-même et de me chercher moi-même, [de chercher] cela en moi qui n’est pas appris, alors seulement, peut-être, je pourrai dire que je suis vraiment née.

p. 474

Le 5 juin 1942. Vendredi soir, minuit, dans la salle de bains.
Mais à présent je me suis à nouveau retrouvée et toutes les certitudes me sont revenues et j’ai déjà épluché beaucoup de pommes de terre au soleil et j’ai entendu entre-temps qu’il y a tout de même en moi une tonalité qui m’est propre et une mélodie qui se développe, à laquelle je dois donner une chance et une place et à laquelle je dois être fidèle.

p. 557

Samedi soir [le 20 juin 1942], minuit et demi.
Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l’âme. Il faut éduquer les juifs en ce sens. Ce matin en longeant à bicyclette le quai du Stade, je m’enchantais du vaste horizon que l’on découvre aux lisières de la ville et je respirais l’air frais qu’on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une mauvaise disposition d’esprit. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir; c’est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament au-dessus de moi. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose peu à peu le dire sincèrement, sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par prendre au sérieux son propre sérieux, le reste vient tout naturellement. « Travailler à soi-même», ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour son prochain, pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, qui n’est plus de la haine, peut-être même à la longue en amour - ou est-ce trop demander? C’est pourtant la seule solution.

Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Je peux aussi m’arrêter. Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un seul mot aussi bien qu’en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, eh oui, en l’an de grâce, je dis bien de grâce, 1942, la combientième année de guerre ? Et maintenant bonne nuit, tôt demain à 8 heures, j’espère être de retour devant mes lys du Japon et ma rose thé mourante. –

p. 607-608

Le 17 sept. [1942], jeudi matin, 8 heures.
Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai plus jamais à l’exprimer en un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : « reposer en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je repose en moi-même. Et ce moi-même, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je repose, je l’appelle « Dieu ». Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : « Prenez-le doucement dans vos bras, Père. » Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant: celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond.

Il m’écrivait dans une de ses premières lettres : « Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux. »

II vaut certainement mieux que tu aies amené mon corps à crier « halte-là ! », mon Dieu. Je dois absolument retrouver la santé pour accomplir tout ce qui m’attend. Ou bien n’est-ce qu’une vision conventionnelle de plus ? Même un corps maladif n’empêchera pas l’esprit de continuer à fonctionner et à porter ses fruits. Ni de continuer à aimer, à « être à l’écoute » de soi-même, des autres, de la logique de cette vie, et de toi. Hineinhorchen, « écouter au-dedans », je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle « écoute au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’« écoute au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui « est à l’écoute ». Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.

Comme elle est grande, la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre.

C’est là que mes difficultés commencent. Il ne suffît pas de te prêcher, mon Dieu, pour te transmettre aux autres, pour te mettre au jour dans le coeur des autres. Il faut dégager chez les autres la voie qui mène à toi mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue. Rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin la panoplie complète. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le coeur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée. Me revoilà à citer Rilke : « Car en vérité, même la grandeur des Dieux dépend de leur misère : du fait que, quel que soit le logis que l’on préserve pour eux, ils ne sont nulle part en sécurité comme dans notre coeur. » -

p. 718-720

20 septembre [1942], dimanche soir.
Jopie, assis sur la lande, sous le grand ciel étoile, au fil d’une conversation sur la nostalgie : « Je n’ai aucune nostalgie puisque je suis chez moi. » Pour moi ce fut une révélation. On est « chez soi ». Partout où s’étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est « chez soi », lorsqu’on porte tout en soi. –

Je me suis souvent sentie - et je me sens encore - comme un navire qui vient d’embarquer une précieuse cargaison ; on largue les amarres et le navire prend la mer, libre de toute entrave ; il relâche dans tous les pays et prend partout à son bord ce qu’il y a de plus précieux. –

On doit être sa propre patrie. –

II m’a fallu deux soirées pour me décider à lui raconter ce que j’ai de plus intime. Pourtant j’avais très envie de le lui dire, comme pour lui faire un cadeau : « Oui, tu sais, je suis sortie la nuit de ma baraque. C’était si beau, tu sais. Et alors j’ai, alors j’ai, oh, c’était si beau. » Et le lendemain soir, seulement, j’ai réussi à le lui dire : alors je me suis agenouillée là, sur cette vaste lande. Il en a eu le souffle coupé, il était silencieux, il m’a regardée puis il a dit : « Comme tu es belle. » -

p. 726

[Mercredi,] le 30 septembre [1942]
Rester fidèle à tout ce que l’on a entrepris dans un moment d’enthousiasme spontané, trop spontané peut-être.

Rester fidèle à toute pensée, à tout sentiment qui a commencé à germer.

Rester fidèle, au sens le plus universel du mot. Fidèle à soi-même, fidèle à Dieu, fidèle à ce que l’on considère comme ses meilleurs moments.

Et, là où l’on est, être présent à cent pour cent. Mon « faire » consistera à « être » là. Or il est un point où ma fidélité doit se fortifier, où j’ai failli plus qu’ailleurs à mes devoirs : c’est ma fidélité à ce qu’il me faut bien appeler mon « talent créateur », si mince soit-il. Quoi qu’il en soit, il y a tant de choses qui attendent d’être dites et écrites par moi. Il serait temps que je m’y mette. Mais je me dérobe sous les prétextes les plus divers, je manque à ma mission. Il est vrai aussi, je le sais bien, que je dois avoir la patience de laisser croître en moi ce que j’aurai à dire. Mais je dois contribuer à cette croissance, aller au-devant d’elle.

p. 742