Etty Hillesum - Écrire

(Les écrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)


Le 22 avril [1942]. Mercredi. 11 heures du soir.
Tout autre chose : Parfois je crois que je pourrais écrire, pourrais décrire, mais soudain la lassitude me prend et je pense : « À quoi bon tous ces mots ? » Je voudrais que chaque mot que j’aie jamais écrit soit né, véritablement né, qu’aucun d’entre eux ne soit un produit artificiel, que chaque mot soit une nécessité, sinon cela n’a aucun sens. Et c’est pourquoi je ne pourrai jamais vivre de ma « plume », j’aurai toujours besoin d’un autre métier pour gagner mon pain. Chaque mot né d’une nécessité intérieure, ce doit être cela, écrire, et rien d’autre. –

p. 479

Le 19 juin [1942]. Vendredi, 10 heures du soir.
Mais non, pas encore « bonne nuit ». À vrai dire, voilà la situation, j’en suis soudain convaincue. Je n’ai sans doute effectivement pas le talent d’écrire. J’ai seulement le talent, si on peut l’appeler ainsi, de vivre tout ce qu’on peut vivre, sentir et expérimenter dans cette vie, non seulement à ma manière à moi, mais aussi à la façon de bien d’autres. Les plus grands vices ne me sont pas inconnus, mais en même temps j’éprouve aussi la plus grande foi en Dieu et un esprit d’abnégation et un amour de mon prochain. Et je vis tout cela corps et âme, dans le sang et l’obscurité, et transpercée de part en part. Je ne crois pas avoir de facilités pour écrire. Je pourrais peut-être écrire des choses faciles et bizarres s’il le fallait, des divertissements, mais cela n’a rien à voir avec ma nature plus profonde, ce n’est qu’une légère écume à la surface - mais sous les crêtes d’écume, n’y a-t-il pas la mer? Je ne sais pas écrire, mais je subis cette vie corps et âme, à chaque instant, dans toutes ses sinuosités, ses aspects, ses couleurs, ses sonorités. Je vis les gens et je vis aussi la souffrance des gens. Et de cette expérience s’extirperont peut-être un jour des mots que je serai obligée d’exprimer, des mots qui s’alimentent à une source si vraie qu’il faudra bien qu’ils se fraient un chemin. Ce seront peut-être des mots extrêmement maladroits, mais ils voudront être dits. J’ai aussi peur d’une certaine facilité dans mon écriture. Je crois que j’en serais capable, mais c’est comme si j’y opposais une résistance, parce que de toute façon je n’arriverais pas à atteindre ce qui compte. Je parviendrai à trouver mes mots, ou plutôt mes mots me trouveront peut-être un jour, peut-être ma façon de vivre les choses rencontrera-t-elle un jour les mots qui la libéreront. Je ne sais pas écrire, mais je sais vivre. Et de cette vraie vie qui est la mienne naîtront un jour des mots.

p. 605

Vendredi matin [le 10 juillet 1942]
Un jour, si je survis à tout cela, j’écrirai sur cette époque de petites histoires qui seront comme de délicates touches de pinceau sur un grand fond de silence qui signifiera Dieu, la Vie, la Mort, la Souffrance et l’Éternité. La foule des soucis vous saute parfois dessus comme de la vermine. Eh bien, on n’a qu’à se gratter un peu, cela enlaidit peut-être le corps, mais il faut bien se débarrasser des indésirables.

J’ai décidé de considérer la brève période qu’il me reste à passer ici comme un cadeau inespéré, un moment de vacances. Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j’avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faillir tout ce qui m’entoure, sans omettre le moindre détail. J’en ai conscience, tout s’engouffre en moi avec des contours bien découpés. Un jour - lointain peut-être -je développerai et tirerai tous ces clichés. Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu’on n’a pas trouvé ce ton, on devrait s’imposer le silence. Mais c’est en parlant qu’on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait aussi une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines. - Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un « destin de masse » en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre? C’est devenu un « destin de masse », et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du « destin de masse » que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des noeuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà par les rues.

Je devrais brandir ce frêle stylo comme un marteau et les mots devraient être autant de coups de maillet pour parler de notre destinée et pour raconter un épisode de l’histoire comme il n’y en a encore jamais eu. Pas sous cette forme totalitaire, organisée à l’échelle des masses, englobant toute l’Europe. Il faudra bien tout de même quelques survivants pour se faire un jour les chroniqueurs de cette époque. J’aimerais être, moi aussi, une petite chroniqueuse parmi eux. –

p. 673-674

[Mercredi,] le 30 septembre [1942]
Et, là où l’on est, être présent à cent pour cent. Mon « faire » consistera à « être » là. Or il est un point où ma fidélité doit se fortifier, où j’ai failli plus qu’ailleurs à mes devoirs : c’est ma fidélité à ce qu’il me faut bien appeler mon « talent créateur », si mince soit-il. Quoi qu’il en soit, il y a tant de choses qui attendent d’être dites et écrites par moi. Il serait temps que je m’y mette. Mais je me dérobe sous les prétextes les plus divers, je manque à ma mission. Il est vrai aussi, je le sais bien, que je dois avoir la patience de laisser croître en moi ce que j’aurai à dire. Mais je dois contribuer à cette croissance, aller au-devant d’elle. C’est toujours pareil: on voudrait écrire d’emblée des choses surprenantes ou « géniales », on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, à l’époque où nous sommes, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer. Ce faisant, j’assimile du même coup. Je déchiffre la vie et, certaine de pouvoir la lire à livre ouvert, je me persuade, dans mon inconscience et mon indolence juvéniles, que je retiendrai sans effort et pourrai un jour raconter tel quel tout ce que j’aurai déchiffré. Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points de repère pour mon récit. Je vis intensément, j’use la vie jusqu’à la corde, et je sens croître en moi le sentiment de mes obligations vis-à-vis de ce que j’ai envie d’appeler mes talents. Mais par où commencer, mon Dieu ? Il y a tant de choses. Ne commettons pas non plus l’erreur de vouloir jeter sur le papier, sans transition, tout ce que nous vivons si intensément. Ce n’est pas non plus le but recherché. Mais comment m’y prendre pour dominer toute la matière ? Je l’ignore, cela fait trop. Tout ce que je sais, c’est que je vais devoir m’atteler seule à la tâche. Et que j’aurai la force et la patience d’en venir à bout seule. Mais il me faut rester fidèle à ma mission, cesser de m’éparpiller comme sable au vent. Je me divise et m’offre en partage à la foule des sympathies, des impressions, des êtres et des émotions qui fondent sur moi. Je dois leur demeurer fidèle à tous. Mais j’y ajouterai une nouvelle fidélité, celle que je dois à mon talent. Il ne suffit plus de vivre tout cela. Il faut y ajouter quelque chose de mon cru. –

p. 742-743