Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Acte 4, scène 1 - #36. Jésus est crucifié, quatrième partie : événements après la mort de Jésus : a. Effets extérieurs, pp 1097-1141, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Jésus est crucifié, quatrième partie : événements après la mort de Jésus : a. Effets extérieurs
(Mc 15, 38; Mt 27, 51-53; [Lc 23, 45b]


Sommaire

Marc, suivis par Matthieu et Luc, marque la mort de Jésus par la déchirure du voile du temple. Après le sentiment d’avoir été abandonné, voilà que Dieu intervient pour réhabiliter Jésus: la destruction du temple se réalise, car avec la déchirure du voile qui séparait le sacré du profane, la présence de Dieu a disparu. Matthieu accentue le caractère apocalyptique de la scène en ajoutant six autres phénomènes : le tremblement de terre, les rochers qui se fendent, les tombeaux qui s’ouvrent, les corps de saints qui se réveillent, puis vont à Jérusalem et s’y feront voir. Luc, pour sa part, n’associe pas le déchirement du voile à la mort de Jésus, mais à l’éclipse du soleil qui a lieu plutôt : néanmoins, il exprime la même colère de Dieu. Ces trois évangélistes représentent un courant de la tradition autour du voile du sanctuaire, car il en existe un autre, beaucoup plus positif, représenté par l’épitre aux Hébreux, où Jésus a traversé ce sanctuaire avec son propre sang pour offrir un sacrifice éternelle dans le lieu saint du ciel.

Matthieu ajoute des phénomènes qui lui sont propres, d’abord quatre qui apparaissent sous le forme de quatrain et qui sont inter reliés et presque synonymes : la terre tremble, ce qui amène les rochers à se fendre, ce qui provoque l’ouverture des tombeaux et permet aux morts d’en sortir. Ce quatrain provient sans doute des milieux populaires, familiers avec l’Ancien Testament, pour qui l’arrivée de Dieu à la fin des temps s’accompagne de phénomènes cosmiques. Pour Matthieu, c’est la mort de Jésus qui cause la résurrection des saints le vendredi même. Mais pour réconcilier ces récits populaires avec la tradition de la priorité de la résurrection de Jésus qui fut vu le dimanche, Matthieu ajoute deux autres phénomènes où les saints ressuscités se rendent le dimanche à Jérusalem et y seront vus, rendant témoignage à la résurrection de Jésus; l’ajout de ces deux phénomènes permet aussi à Matthieu d’évoquer Ézéchiel 37 où Dieu redonne vie aux os morts, signe que les derniers temps sont arrivés.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Le voile du sanctuaire fut déchiré (Mc 15, 38; Matthieu 27, 51; Luc 23, 45b; Évangile de Pierre 5, 20)
      1. Le rôle de ce phénomène dans les récits évangéliques
        1. Marc
        2. Matthieu
        3. Luc
      2. Le voile dans l’épitre aux Hébreux
      3. Les voiles dans le temple au temps de Jésus
      4. Les phénomènes signalant la destruction du temple (spécialement chez Josèphe et Jérôme)
    2. Les phénomènes spéciaux en Matthieu 27, 51-53 (et EvPierre)
      1. Les quatre phénomènes terrestres en 27, 51bc.52ab comme réaction à la mort de Jésus
      2. La descente aux enfers
      3. La sortie des tombeaux et l’entrée dans la ville sainte, et les apparitions (27, 53)
  3. Analyse
    1. Les diverses théologies des évangélistes en narrant le récit du voile du sanctuaire qui se déchire
    2. La théologie de Matthieu en racontant les phénomènes spéciaux

  1. Traduction

    La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Évangile de Pierre
    (44 Et c’était déjà environ la sixième heure, et une obscurité vint sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure, 45a le soleil s’étant éclipsé.)
    38 Et le voile du sanctuaire fut déchiré en deux du haut jusqu’en bas.51 Et voici, le voile du sanctuaire fut déchiré du haut jusqu’en bas en deux, et la terre fut secouée et les rochers furent fendus,45b Puis, fut déchiré le voile du sanctuaire au milieu. (46 Et ayant clamé d’un grand cri, Jésus dit : « Père, en tes mains je remets mon esprit. »)5, 20 A la même heure (midi), le voile du sanctuaire de Jérusalem fut déchiré en deux. 21 Et alors ils arrachèrent les clous des mains du Seigneur et le posèrent à terre; et toute la terre fut secouée et il y eut une grande terreur. 22 Alors le soleil brilla et il se trouva que c’était la neuvième heure.
    52 et les tombeaux furent ouverts et plusieurs corps de des saints qui avaient été endormis furent réveillés. (Ceux qui étaient présents à l’aube du dimanche entendaient une voix des cieux adressée à la figure gigantesque du Seigneur qui était sorti du sépulcre) 10, 41 « As-tu annoncé la nouvelle à ceux qui dorment ? » 42 Et une réponse fut entendue de la croix: « oui ».
    53 Et étant sortis des tombeaux, après son réveil ils entrèrent dans la ville sainte et furent visibles à plusieurs.

  2. Commentaire

    Les réactions à la mort de Jésus se divisent en deux groupes, les phénomènes physiques et extérieurs, et ceux des gens présents sur les lieux. Analysons d’abord le premier groupe en deux phases, d’abord la déchirure du voile du sanctuaire que racontent Marc, Matthieu, Luc et l’évangile apocryphe de Pierre, et ensuite les six phénomènes spécifiques à Matthieu.

    1. Le voile du sanctuaire fut déchiré (Mc 15, 38; Matthieu 27, 51; Luc 23, 45b; Évangile de Pierre 5, 20)

      MarcEt le voile du sanctuaire fut déchiré (schizein) en deux du haut jusqu’en bas
      MatthieuEt voici, le voile du sanctuaire fut déchiré du haut jusqu’en bas en deux
      LucPuis, fut déchiré le voile du sanctuaire au milieu
      ÉvPierreLe voile du sanctuaire de Jérusalem fut déchiré en deux

      1. Le rôle de ce phénomène dans les récits évangéliques

        1. Marc

          1. « Fut déchiré ». Quand il y un verbe au passif dans les évangiles, l’agent de l’action est habituellement Dieu : c’est Dieu qui déchire (schizein) le voile. La seule autre fois où Marc utilise le verbe schizein est au baptême de Jésus lorsque Dieu déchire le ciel pour permettre à l’Esprit de descendre sur Jésus (1, 10). Ainsi, nous sommes devant une intervention de Dieu qui se conclura avec la proclamation du centurion : Vraiment, cet homme était fils de Dieu. Or, à la croix, Jésus vient de crier à Dieu : pourquoi m’as-tu abandonné? Voici alors la réponse de Dieu : en déchirant le voile du sanctuaire, donc en condamnant le lieu Saint des Juifs, Dieu porte un jugement sur les grands prêtres et le Sanhédrin qui ont condamné Jésus; c’est un acte violent et colérique de Dieu qui entend réhabiliter Jésus. Alors que ces grands prêtres ont déchiré (diarēgnynai) leurs vêtements au moment de condamner Jésus, c’est maintenant le temps de Dieu de déchirer le voile pour les condamner.

            C’est donc le thème de la colère qui domine cette scène. Mais on pourrait ajouter celui de la tristesse devant le sort de Jésus. C’est ce que suggère l’histoire d’Élisée qui déchire son vêtement, inconsolable devant le départ d’Élie, son maître (2 R 2, 12). Dans la même ligne, le Talmud de Babylone Mo‛ed Qaṭan 25b propose deux événements tristes où on devrait déchirer son vêtement, la destruction du temple et la destruction de Jérusalem.

          2. « le voile du sanctuaire ». Le rôle de ce voile est de séparer le sacré du monde profane. Aussi, déchirer le voile revient à détruire le caractère sacré du lieu, et donc de détruire ce qui en fait un sanctuaire. Le temple était vu comme le lieu de résidence de Dieu. La rupture du voile et la disparition du caractère saint du sanctuaire signifie la disparition de la présence de Dieu, un peu comme un contenant hermétique qui est percé et laisse échapper son gaz rare. 2 Baruch (8, 2), un écrit apocryphe juif, raconte que lors de la destruction de Jérusalem par les Romains, un ange est venu enlever le voile et les autres accessoires du Saint des Saints, alors qu’une voix proclame : « Les ennemis et les adversaires peuvent entrer, car celui gardait la demeure l’a quitté ».

            Chez Marc, le voile se déchire en deux, ce qui le rend irréparable. Par là, le sanctuaire n’existe plus. Mais il y a plus. Cela survient alors que l’obscurité est sur toute la terre. C’est donc la proclamation que de jour du Seigneur est arrivé, le signe annonciateur des jours difficile qui attendent Jérusalem.

        2. Matthieu

          Le caractère apocalyptique et menaçant de la scène est accentué chez Matthieu, car le déchirement du voile du sanctuaire est accompagné d’un tremblement de terre et des rochers qui se fendent; le lecteur de l’évangéliste y reconnaît les signes des derniers temps. Par contre, le fait que les tombeaux s’ouvrent et que les morts ressuscitent est un signe positif. Le jugement divin est donc commencé avec ses aspects à la fois positifs et négatifs.

        3. Luc

          « Puis, fut déchiré le voile du sanctuaire au milieu ». Il faut se rappeler que Luc, contrairement à Marc et Matthieu, a placé le déchirement du voile avant la mort de Jésus, si bien que cette scène devient plus difficile à interpréter : car, si on l’associe à l’obscurité qui règne, elle comporte un caractère négatif, soulignant le déplaisir de Dieu; par contre, si on l’associe aux paroles de Jésus qui suivent (« Père, en tes mains je remets mon esprit »), elle revêt un caractère positif, car l’ouverture du voile permet à Jésus d’aller vers son Père. Considérons les deux interprétations.

          1. La première interprétation associe la scène à l’obscurité qui règne. Pourquoi Luc aurait-il changé le moment où le voile se déchire chez Marc en le plaçant avant la mort de Jésus, quand l’obscurité règne? Quand Jésus meurt, Luc présente trois groupes de personnes pleines de compassion, démontrant le côté salvifique de cette mort, et dans ce contexte positif, le caractère menaçant du voile qui se déchire ne pouvait cadrer. Il a donc préféré le grouper avec un autre signe menaçant, l’obscurité sur la terre entière. Mais il y a plus. Luc a une vision positive du temple : son évangile commence au temple avec Zacharie (1, 8), et se termine au temple où les disciples étaient constamment à louer Dieu (24, 53), tandis que ses Actes mentionnent que les chrétiens se rendaient tous les jours au temple pour prier (Ac 2, 46; 3, 1). Au procès devant le Sanhédrin, il n’y a aucune accusation concernant le fait qu’il aurait menacé de détruire le temple (Luc déplace cette accusation dans le procès d’Étienne : Ac 6, 14). Ainsi, en dissociant le déchirement du voile du sanctuaire de la mort de Jésus, Luc évite de désacraliser le temple juif à ce moment là. C’est plutôt un simple avertissement que, si on continue à rejeter Jésus, la destruction du lieu saint viendra, mais pas simplement une destruction symbolique, mais physique.

          2. La deuxième interprétation l’associe à un contexte positif avec les dernières paroles de Jésus. La particule grec de (puis) devrait alors être traduite par « Par contre, mais », pour exprimer le contracte avec la phrase précédente qui parle de l’obscurité et de l’éclipse du soleil : après le négatif, voici le positif. Dans ce cas, le déchirement du voile amène Jésus à dire qu’il s’en remet au Père. N’oublions pas que le voile ne se déchire pas en deux, mais au milieu pour ouvrir le passage, tout comme au baptême de Jésus le ciel s’est ouvert pour permettre à l’Esprit de descendre (3, 21). N’oublions pas non plus que Luc nous présente Jésus à douze ans au temple alors qu’il dit à ses parents qui le cherchent : « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père? ». Si le temple est la maison du Père, et que Jésus s’en remet maintenant au Père, n’est-il pas normal que le voile s’ouvre au milieu pour le laisser passer?

          Si séduisante que soit la deuxième interprétation (positive), elle est néanmoins peu probable. La raison première provient du sens exact des mots « déchirer » (schizein) et « sanctuaire » (naos). Quand il décrit la scène du baptême de Jésus, Luc ne dit pas que le ciel se déchire comme chez Marc, mais qu’il « s’ouvre ». Car, pour lui, le verbe « déchirer » a toujours une connotation négative (voir 5, 36 : « Personne ne déchire une pièce d’un vêtement neuf pour la rajouter à un vieux vêtement; autrement, on aura déchiré le neuf, et la pièce prise au neuf jurera avec le vieux »; Ac 14, 4 : « La population de la ville se déchira. Les uns étaient pour les Juifs, les autres pour les apôtres »; Ac 23, 7 : « A peine eut-il dit cela qu’un conflit se produisit entre Pharisiens et Sadducéens, et l’assemblée se déchira »). Ainsi, on ne peut interpréter le déchirement du voile comme une ouverture pour laisser le passage, et il faut conclure que Luc donne à cette action la même force négative qu’elle a chez Marc. Quant au mot « sanctuaire », Luc sait bien le distinguer du mot « temple » : seuls les prêtres peuvent entrer au sanctuaire, comme le prêtre Zacharie, et jamais il ne présente Jésus sous les traits d’un prêtre; ce serait donc incongru pour lui de vouloir faire passer Jésus par le sanctuaire où seuls peuvent aller les prêtres, d’autant plus que les grands prêtres n’ont cessé d’exprimer leur hostilité à son égard. C’est donc la première interprétation qui est la plus plausible, où le déchirement du voile est associé à l’obscurité et à l’éclipse du soleil, un indicateur négatif de la colère de Dieu.

      2. Le voile dans l’épitre aux Hébreux

        Les biblistes, qui ont opté pour la deuxième interprétation (positive) du déchirement du voile chez Luc, ont souvent été influencés par l’épitre aux Hébreux. Aussi, il faut s’y arrêter quelques minutes.

        • Même si on ne trouve pas dans cette épitre les mots naos (sanctuaire), hieron (temple) ou schizein (déchirer), le mot katapetasma (voile) y apparaît néanmoins trois fois :
          • 6, 19-20 : « En elle (l’espérance), nous avons comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide, et pénétrant par-delà le voile là où est entré pour nous, en précurseur, Jésus, devenu pour l’éternité grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech. »
          • 9, 2-3 : « Une tente (lors de l’exode), en effet - la tente antérieure - avait été dressée; là se trouvaient le chandelier, la table, et l’exposition des pains; c’est celle qui est appelée: le Saint. Puis, derrière le second voile était une tente appelée Saint des Saints...»
          • 10, 19-20 : « Ayant donc, frères, l’assurance voulue pour l’accès au sanctuaire par le sang de Jésus, par cette voie qu’il a inaugurée pour nous, récente et vivante, à travers le voile - c’est-à-dire sa chair... »

          L’épitre aux Hébreux assume le scénario suivant : une fois par année, le grand prêtre juif traversait le voile pour entrer dans le saint des saints où il encensait le couvercle doré (kappōret) de l’arche d’alliance et l’aspergeait avec le sang d’un taureau et d’une chèvre qui venaient d’être sacrifiés (voir Lévitique 16, 11-19). C’est ainsi que le Christ, grand prêtre, traversa le voile, qui est sa chair, pour entrer dans le saint des saints qui est le plus haut des cieux, ayant recours à son propre sang pour achever le sacrifice commencé à la croix, ouvrant la voie à tous les croyants pour qu’ils puissent entrer à leur tour dans le lieu saint du ciel.

        • Comment expliquer cette tradition positive autour du voile avec celle qu’on trouve chez Marc et qui est négative? On peut assumer que, très tôt dans la réflexion chrétienne, on a compris que la mort de Jésus redéfinissait la notion de présence de Dieu auprès du peuple élu, une présence qu’on trouvait jusque là dans le sanctuaire voilé de la liturgie israélite. Un courant de cette réflexion a abouti à ce qu’on trouve chez Marc, où la prophétie de Jésus sur la destruction du temple combinée à la crucifixion, vue comme un rejet de sa prédication sur le règne de Dieu, en vinrent à être symbolisées par le déchirement irréparable du voile qui, jusque là, exprimait la présence de Dieu. Mais un autre courant de cette réflexion s’est plutôt orienté vers une théologie du Christ comme grand prêtre d’une nouvelle alliance, si bien que, même si le sanctuaire de Jérusalem a perdu toute signification, la présence de Dieu se continue, mais dans le sanctuaire céleste, et ouvert à tous les croyants qui acceptent de suivre Jésus à travers le voile. Ainsi, un courant a abouti à une vision négative du voile, un autre à une vision positive.

      3. Les voiles dans le temple au temps de Jésus

        • Il y a eu beaucoup de discussions chez les biblistes concernant les voiles du temple, l’un en identifiant jusqu’à treize. Plusieurs de ces études sont basées sur le Pentateuque, qui décrit la tente de réunion dans le désert, mais une description colorée par son expérience du temple de son époque. Les diverses éditions du temple sont des entreprises royales qu’on essaie de justifier en remontant aux prescriptions de Moïse. Cela conduit à des anachronismes, car contrairement à la tente du désert, les temples royaux étaient certainement divisés par des portes, non des voiles. Tout cela donne des situations incongrues, par exemple 1 Rois 6, 31-34 qui parle de portes, alors que le passage équivalent de 2 Chroniques 3, 14 parle de voile qui conduit au saint des saints. Bref, il faut manier les textes avec prudence.

        • Considérons le temple au temps de Jésus, dont les rénovations toujours en cours avaient été initiées par Hérode le Grand. À une extrémité de la cour intérieure se tenait de temple sacré lui-même, qui se divisait en deux pièces (voir le détail au bas de la carte sur Jérusalem). La première s’ouvrait avec un portail et s’appelait le Place sacrée (Hêkāl), et au bout de cette pièce se trouvait une autre, plus petite, appelé le Saint des saints (Děbîr). Les deux voiles qui nous intéressent sont celui de l’entrée de la Place sacrée, le voile extérieur, et celui de l’entrée du Saint des saints, le voile intérieur. Il y aurait aussi un troisième voile, car dans le tabernacle du Saint des saints, il y avait comme un voile délimitant la zone.

        • Alors, auquel de ces voiles les synoptiques font-ils référence? Si on se réfère à l’Ancien Testament, le mot katapetasma (voile) peut désigner le voile extérieur aussi bien que le voile intérieur, mais habituellement, il désigne plutôt le voile intérieur, alors que le voile extérieur était appelé : kalymma. Sur le plan du vocabulaire, les synoptiques feraient donc plutôt référence au voile intérieur, comme le confirme la lettre aux Hébreux. Mais certains biblistes ont opté pour le voile extérieur, car il fallait que le phénomène soit vu, en particulier par le centurion. D’autres ont également opté pour le voile extérieur, car selon Josèphe, ce voile avaient quatre couleurs pour symboliser les éléments de l’univers (le feu, la terre, l’air et l’eau), et le déchirement du voile devait avoir une dimension cosmique. Dans tout cela, on oublie la question fondamentale : quelle connaissance les évangélistes pouvaient-ils avoir des différents voiles et de leur symbolisme, eux qui n’ont probablement jamais mis les pieds au temple, pour ne pas dire à Jérusalem pour certains. De manière plus radicale, quelle connaissance pouvait en avoir le lecteur des évangiles? Les évangélistes pouvaient assumer de son auditoire la connaissance de certains grands thèmes de l’Écriture, mais guère plus. Aussi, tout ce débat pour déterminer le bon voile est quelque peu futile.

      4. Les phénomènes signalant la destruction du temple (spécialement chez Josèphe et Jérôme)

        Comment le récit du déchirement du voile du sanctuaire cadrait-il avec la mentalité des gens du premier siècle et comment a-t-il été interprété par les premiers chrétiens? On reconnaît d’emblée que, pour les gens de cette période, il était normal que Dieu (ou les dieux) intervienne fréquemment par des signes extraordinaires pour souligner la mort de figures importantes. Par exemple, quand Hérode le Grand fit mettre à mort le Juif Matthias qui avait suscité un mouvement de jeunesse pour purifier le temple en enlevant l’aigle royal, il y aurait eu une éclipse de lune cette nuit-là (Josèphe, Antiquités judaïques, 17.6.4 : #167). Ou encore, selon Dion Cassius (Histoire 60.35.1, 2e s.), il y aurait eu divers présages à la mort de l’empereur Claude, comme une comète qui a pu être observée longtemps, ou les portes du temple de Jupiter qui se sont ouvertes tout seul. Considérons deux témoins importants.

        1. Josèphe (né à Jérusalem en 37/38 et mort à Rome vers 100)

          L’historien juif Josèphe, dans La guerre juive (6.5.3 : #288-309), nous raconte huit événements extraordinaires au cours des années 60 à 70 qu’il considère comme des signe annonciateurs provenant de Dieu de la destruction du temple par les Romains en l’an 70.

          Dans les cieux :

          • « Ce fut d’abord quand apparut au-dessus de la ville un astre semblable à une épée »
          • Ce fut aussi « une comète qui persista pendant une année »
          • « À trois heures de la nuit, une lumière éclaira l’autel et le temple, assez brillante pour faire croire que c’était le jour, et ce phénomène dura une demi-heure »
          • « On vit donc dans tout le pays, avant le coucher du soleil, des chars et des bataillons armés répandus dans les airs, s’élançant à travers les nuages et entourant les villes »

          Dans le temple :

          • « Une vache amenée par quelqu’un pour le sacrifice mit bas un agneau dans la cour du Temple »
          • « On vit la porte du temple intérieur, tournée vers l’Orient, - bien qu’elle fût en airain et si massive que vingt hommes ne la fermaient pas sans effort au crépuscule... s’ouvrir d’elle-même à minuit »
          • « À la fête dite de la Pentecôte, les prêtres qui, suivant leur coutume, étaient entrés la nuit dans le Temple intérieur pour le service du culte, dirent qu’ils avaient perçu une secousse et du bruit, et entendu ensuite ces mots comme proférés par plusieurs voix : "Nous partons d’ici" ».
          • Un certain Jésus, fils d’Ananias, que les autorités juives avaient arrêté, battu et remis aux Romains pour être tué, et qui fut relâché par la suite, se mit à crier au temple pendant des années : « Voix de l’Orient, voix de l’Occident, voix des quatre vents, voix contre Jérusalem et contre le temple, voix contre les nouveaux époux et les nouvelles épouses, voix contre tout le peuple ! »

          Dans un tel contexte, on devine facilement que le lecteur des évangiles n’avait aucun problème à entendre ou à lire que le voile du sanctuaire se déchira à la mort de Jésus. Car les Juifs eux-mêmes ont vu des signes annonciateurs de la destruction du temple. On porte peu attention au fait que les événements aient eu lieu en l’an 30, à la mort de Jésus, ou en l’an 60 ou 65 comme chez Josèphe. C’est ainsi que l’historien de l’Église, Eusèbe de Césarée (Chronique) relie à la période de Jésus une éclipse rapportée par Phlégon, un tremblement de terre en Bithynie et les événements racontées par Josèphe lors de la Pentecôte juive.

        2. Jérôme (né à Stridon en 347 et mort le 20 septembre 420 à Bethléem)

          Jérôme a joué un rôle important dans le développement de la tradition du voile, mêlant le matériel de Josèphe avec celui d’écrits chrétiens apocryphes. Considérons les références principales.

          1. Lettre 18a (Ad Damasum Papam 9) : (Commentaire d’Isaïe 6, 4 sur sa vision du trône de Dieu où les Séraphins chantent sa sainteté) « Il (Isaïe) ajoute que "le linteau renversé et la fumée qui remplit toute la maison" sont une figure prophétique de la destruction du temple des Juifs et de l’embrasement de la ville de Jérusalem, que nous voyons aujourd’hui ensevelie sous ses propres ruines

          2. Lettre 46 (Paulae et Eustochii ad Marcellam 4) : Jérôme associe le déchirement du voile du temple avec le fait que Jérusalem est encerclée par une armée et le départ de la protection angélique

          3. Commentariorum In Evangelium Matthaei Libri Quattuor : Jérôme fait référence à la version araméenne de l’évangile utilisé par les Nazoréniens de la région de Bérée ou d’Alep, écrivant : « On lit que le linteau de taille infinie du temple fut fracassé et se fractura », et fait référence aux anges qui crient dans le temple mentionnés par Josèphe

          4. Lettre 120 (Ad Hedybiam 8) : faisant encore référence à Josèphe et à l’évangile de Matthieu, il écrit : « On n’y lit pas que le voile du temple se déchira, mais que le linteau du temple de grande taille fut soulevé »

          5. Commentarium in Isaiam 3 : commentant encore une fois Isaïe 6, 4, il mentionne que le linteau du temple fut soulevé et les gonds furent brisés, réalisant la menace du Seigneur en Mt 23, 38 prédisant que la maison sera laissée déserte; selon lui, c’est une référence à la période où les Romains encerclèrent la ville.

          Tout cela montre que la tradition juive sur les présages entourant la destruction du temple s’est infiltrée dans la compréhension chrétienne des phénomènes entourant la mort de Jésus. Tant du côté juif que du côté chrétiens ces phénomènes expriment la colère de Dieu, ceux liés à la mort de Jésus vers l’an 30 annonçant la plus grande destruction en l’an 70. Mais la distinction entre les deux groupes s’est effritée, si bien que le déchirement du voile du sanctuaire, qui avait une fonction symbolique, est devenu l’ébranlement et le soulèvement du linteau du temple qui s’est produit quand l’armée romaine a détruit l’édifice. Le catalyseur de cette fusion des deux groupes de phénomènes fut l’Ancien Testament, comme ce passage d’Isaïe 6, 4 mentionné plutôt.

    2. Les phénomènes spéciaux en Matthieu 27, 51-53 (et EvPierre)

      Les phénomènes spéciaux qui suivent le déchirement du temple sont propres à Matthieu et reflètent de manière très imaginative une eschatologie apocalyptique. Sa structure peut être présentée comme ce qui suit.

      51aEt voici, le voile du sanctuaire fut déchiré du haut jusqu’en bas en deux,
      bet la terre fut secouée
      cet les rochers furent fendus,
      52aet les tombeaux furent ouverts
      bet plusieurs corps de des saints qui avaient été endormis furent réveillés.
      53aEt étant sortis des tombeaux,
      baprès son réveil
      cils entrèrent dans la ville sainte
      det furent visibles à plusieurs.

      Quatre lignes ont été soulignées pour montrer leur similitude, commençant toutes par « et » et ayant un verbe au passé (aoriste en grec) passif, et se distinguant de la structure plus complexe des versets 51a et 53. Ils offrent l’apparence d’un quatrain poétique, provenant probablement d’une source préMatthéenne. Les versets 51b et 51c sont synonymes, tandis que le verset 52 est la conséquence de 51bc, i.e. les tombeaux s’ouvrent parce que les rochers se fendent. Quant au v. 53, il est une réflexion sur le v. 52.

      1. Les quatre phénomènes terrestres en 27, 51bc.52ab comme réaction à la mort de Jésus

        Les quatre phénomènes terrestres s’ajoutent aux deux autres signes mentionnés : l’obscurité sur la terre et le déchirement du voile du sanctuaire. Mais ces six signes n’ont pas tous la même visibilité. Par exemple, l’obscurité sur la terre et le tremblement de terre sont beaucoup plus visibles que le voile du sanctuaire qui se déchire. Matthieu semble reconnaître ce fait, puisque c’est en voyant le séisme que le centurion fut ébranlé (27, 54). Ainsi, le tremblement apparaît le facteur dominant qui gouverne les trois autres phénomènes. Même si les tremblements de terre représentent un événement fréquent en Palestine, pour Matthieu, avec la forme passive, c’est clairement Dieu qui est l’auteur. Regardons chacun des phénomènes.

        1. La terre secouée (27, 51b)

          Dans l’Ancien Testament, on trouve plusieurs exemples où le tremblement de terre est le signe du jugement de Dieu et de la fin des temps (par exemple, Joël 2, 10 : « Devant lui la terre frémit, les cieux tremblent! Le soleil et la lune s’assombrissent, les étoiles perdent leur éclat! »; Ps 77, 19 : « Voix de ton tonnerre en son roulement. Tes éclairs illuminaient le monde, la terre s’agitait et tremblait »). De même 1 Énoch 1, 3-8 : « Le Saint, le Grand quittera Sa Demeure, le Dieu d’éternité viendra sur terre...Tous seront terrifiés...Toutes les extrémités de la terre vacilleront, le tremblement et une grande crainte les saisiront jusqu’aux limites de la terre. Les montagnes élevées vacilleront, tomberont, s’écrouleront, les collines élevées seront abaissées à la liquéfaction des montagnes et fondront comme de la cire devant le feu. La terre s’ouvrira en un gouffre béant, tout ce qui est sur terre périra, et sur toutes choses viendra le jugement ». Ainsi, le lecteur de Matthieu devait facilement reconnaître à travers le tremblement de terre et le déchirement du voile le signe du jugement de Dieu. Même le public gréco-romain connaissait par exemple Virgile qui avait rapporté que les Alpes avaient tremblé à la mort de César.

        2. Les rochers fendus (27, 51c)

          Littéralement, les rochers furent déchirés (schizein), comme pour le voile du sanctuaire. Plusieurs passages de l’Ancien Testament présentent l’arrivée de Dieu sous l’image des rochers qui se fendent : « Et ce jour-là ses pieds poseront sur la montagne des Oliviers, vis-à-vis de Jérusalem, du côté de l’Orient. Et la montagne des Oliviers se fendra (schizein), moitié vers l’Orient, moitié du côté de la mer », LXX Zacharie 14, 4 (voir aussi Is 2, 19; 1 R 19, 11-12, Na 1, 5-6).

        3. Les tombeaux ouverts

          Peinture murale de la synagogue de Dura Europos - Ézéchiel 37

          Dura Europos Ézéchiel Pour Matthieu, l’action d’ouvrir les entrailles de la terre après la mort de Jésus fait inclusion avec l’ouverture des cieux au début du ministère de Jésus, lors de son baptême (3, 16). Le lien entre les rochers qui sont fendus et l’ouverture des tombeaux est magnifiquement illustré par cette peinture murale trouvée à la synagogue de Dura Europos (3e s.), inspirée d’Ézéchiel 37 où Yahvé redonne la vie à des ossements. On peut voir deux oliviers sur chacun des bouts de rocher fendu en deux, et les tombeaux creusés à côté de la montagne exposant les corps des morts et leurs membres; une figure tendant la main, peut-être le messie davidique, les ramène à la vie. Ézéchiel 37 a certainement influencé Matthieu dans cette scène, en particulier les v. 12-13 : « Voici que j’ouvre vos tombeaux; je vais vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple, et je vous ramènerai sur le sol d’Israël. Vous saurez que je suis Yahvé, lorsque j’ouvrirai vos tombeaux et que je vous ferai remonter de vos tombeaux, mon peuple ».

        4. Plusieurs saints endormis sont réveillés

          L’adjectif « endormis » est un euphémisme pour désigner les gens décédés. Qui sont ces « saints » qui sont réveillés? Pour Matthieu, ce sont des Juifs décédés à la suite d’une vie sainte, et plus précisément ceux de Jérusalem, pas très loin de la croix où Jésus est mort. À travers les âges, on a essayé d’identifier qui furent ressuscités. Tout cela est inutile : nous sommes devant une description populaire et poétique qui demeure volontairement vague. On notera que chez Matthieu il n’y a pas d’équivalent à une scène d’identification du ressuscité, comme chez Luc ou Jean, car tout l’accent est sur la puissance de Dieu. De plus, il ne s’agit pas de la manifestation finale du règne Dieu avec la séparation des bons et des méchants, mais plutôt l’anticipation de ce moment final, le signe que le jugement a commencé.

      2. La descente aux enfers

        • Une question s’est posée aux premiers chrétiens : si Jésus est mort un vendredi, et qu’il est ressuscité un dimanche, où était-il entre temps? Nous avons vu que, avec Luc 23, 43, il n’y avait pas de problème : Jésus est ressuscité de vendredi, puisqu’il promet au malfaiteur compatissant d’être avec lui le jour même au paradis. C’est ainsi qu’il faut comprendre ici la scène de Matthieu où les saints endormis ressuscitent au moment même où Jésus meurt : le vendredi est un moment de victoire.

        • Mais il y a eu chez les premiers chrétiens une autre vision des choses, où Jésus est entré au ciel seulement le jour de Pâque, et entre temps, il est descendu dans le monde souterrain. Cette vision est peut-être influencée par l’apocalypse juive et la notion de schéol où les morts croupissaient dans une vie semi végétative dans les profondeurs de la terre : il était alors important que Jésus victorieux écrase les mauvais esprits enchaînés depuis le péché originel (voir 1 Hénoch 10, 12) et libère de leur prison tous les saints. Quelques textes font écho à cette vision.

          1. 1 Pierre 3, 19 : « C’est alors qu’il (le Christ) est allé prêcher même aux esprits en prison »
          2. 1 Pierre 4, 6 : « C’est pour cela, en effet, que même aux morts a été annoncée la Bonne Nouvelle, afin que, jugés selon les hommes dans la chair, ils vivent selon Dieu dans l’esprit »
          3. Éphésiens 4, 8-9 : « C’est pourquoi l’on dit: Montant dans les hauteurs il a emmené des captifs, il a donné des dons aux hommes. "Il est monté", qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu dans les régions inférieures de la terre »

        • Très tôt au 2e s. ces deux visions différentes se seraient entremêlées. C’est ce que reflète l’évangile apocryphe de Pierre qui, d’une part, connaît la tradition reflétée par Matthieu où « toute la terre fut secouée » (6, 21), ce qui provoqua l’ouverture des tombeaux, et qui, d’autre part, écrit qu’une voix s’adressa au Seigneur disant : « "As-tu annoncé la nouvelle à ceux qui dorment ?" Et une réponse fut entendue de la croix: "oui" »; cette annonce n’a pu survenir qu’entre le moment de sa mort et celui de sa résurrection le dimanche. Certains auteurs chrétiens vont dans le même sens, par exemple Justin (Dialogue 72, 4), qui écrit que Christ a réalisé une annonce de Jérémie que le Seigneur Dieu s’est souvenu des morts endormis sous terre et y est allé prêcher la bonne nouvelle. Cela étant dit, rien ne permet de croire que Matthieu connaissait cette tradition de descente aux enfers.

      3. La sortie des tombeaux et l’entrée dans la ville sainte, et les apparitions (27, 53)

        Cette sortie des saints hors des tombeaux pose un problème théologique : si Jésus est le premier-né d’entre les morts (voir 1 Co 15, 20; Col 1, 18), et par là a pu conduire les autres hors de la mort (1 Th 4, 14), comment est-il possible que tous ces morts ressuscitent avant même de mentionner que Jésus est ressuscité?

        1. « après son réveil (egersis) » (27, 53b). L’expression pose un problème, et un problème qui n’est pas facile à résoudre, car egersis apparaît seulement ici dans tout le Nouveau Testament. On peut lui donner deux significations.
          • « après son propre réveil », l’accent serait sur l’adjectif possessif « son »
          • « après le réveil de Jésus », une action transitive où on peut imaginer que c’est Dieu qui le réveille

          Dans les deux cas, l’action se situe dans le contexte de Pâques. Mais il y aurait aussi une troisième signification possible : « après son réveil [d’eux] », i.e. tous les saints endormis; cette interprétation a l’avantage de garder le lien avec ce dont on vient de parler, mais représente un tour de force grammatical (avec deux compléments de nom : le réveil de lui d’eux) qu’il serait imprudent de suivre.

          Considérons maintenant « après son (de Jésus) réveil » dans l’ensemble du v. 53. La majorité des biblistes s’entendent pour situer le v. 53 dans un contexte pascal. Dans ce cas, où faut-il mettre la ponctuation dans ce verset?

          • On peut mettre une virgule après 53b, si bien 53a et 53b forment un ensemble : « Et étant sortis des tombeaux après son réveil (le dimanche ou après), ils entrèrent dans la ville sainte... »; dans ce cas, même si les saints se sont réveillés le vendredi, ils ont attendus dans leurs tombeaux que Jésus ressuscite le dimanche (c’est trop de courtoisie!).

          • On peut mettre la virgule après 53a, si bien que 53b se rattacherait à 53c : « Et étant sortis des tombeaux, après son réveil ils entrèrent dans la ville sainte et furent visibles à plusieurs »; ainsi, même si les saint sont sortis de leur tombeaux le vendredi, ce n’est que le dimanche qu’ils furent visibles. C’est cette dernière option qui serait la préférable, car elle assure la priorité des apparitions à Jésus, et le « après » devient une préposition causale : la résurrection de Jésus a rendu possible l’apparition à Jérusalem des saints ressuscités.

        2. « La ville sainte » (27, 53c). « La ville sainte » (27, 53c). Notre interprétation de Matthieu implique que les ressuscités ont dû passer quelques jours à un certain endroit, et maintenant il faut essayer comprendre pourquoi il les fait entrer dans la ville sainte. Et tout d’abord, que désigne-t-il par « ville sainte »? Des passages comme Isaïe 48,2; 52, 1; Apocalypse 11, 2 et Matthieu 4, 5-6 nous renvoient tous à Jérusalem, la « ville sainte ». Certains biblistes y ont plutôt vu une référence à la ville sainte du ciel, s’appuyant par exemple sur des écrits apocryphes comme Le Martyre d’Isaïe (9, 7-18). Mais c’est oublier que Matthieu écrit : « et furent visibles à plusieurs », ce qui ne peut s’appliquer au ciel. Il s’agit bien d’une entrée dans la ville terrestre de Jérusalem.

        3. « et furent visibles à plusieurs » (27, 53d). Habituellement, quand on parle de résurrection, on parle de l’entrée dans la vie éternelle. Et le fait qu’ils aient été visibles à un nombre limité de personnes est en accord avec les récits sur Jésus ressuscité : « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester, non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait choisis d’avance » (Ac 10, 40-41). Mais le fait que nulle part ailleurs dans tout le Nouveau Testament on ne fait référence à ces ressuscités a conduit tout un courant des premières communautés chrétiennes à présenter une autre façon de comprendre ce phénomène, en le présentant non pas comme des résurrections, mais comme des ressuscitations, i.e. il ne s’agirait pas de l’entrée dans la vie éternelle, mais d’un retour à la vie ordinaire, si bien que tous ces gens auront à mourir de nouveau; nous serions simplement devant un miracle de guérison comme Jésus en a opéré au cours de son ministère. Un exemple de ce courant est représenté par l’Évangile de Nicodème, un écrit apocryphe, qui nomme Siméon et ses deux fils parmi ceux qui se sont réveillés de leur tombeau, et qui retournèrent vivre à Arimathie.

          Le problème avec cette interprétation d’une simple ressuscitation, et non d’une véritable résurrection dans la vie éternelle, est qu’elle ne fait pas justice à la présentation de Matthieu qui met l’accent sur le caractère apocalyptique de l’événement et l’associe à un ensemble de signes du ciel, typiques de la fin des temps. Tous ces morts, associés à la résurrection de Jésus, entrent dans la ville où, pour les Juifs, devait avoir lieu le jugement de Dieu pour tous à la fin du monde, et leur apparition dans cette ville vise à témoigner que Jésus a vraiment vaincu la mort et à confirmer la promesse que tous les saints ressusciteront. Tout cela est très différent des miracles de ressuscitations lors du ministère de Jésus, où les gens revenus à la vie n’ont pas eu à rendre un tel témoignage. Que sont devenus ces ressuscités après cette entrée à Jérusalem? Matthieu ne le dit pas, comme il ne dit rien sur Jésus ressuscité après sa dernière apparition (Mt 28, 16-20).

  3. Analyse

    Les phénomènes décrits par Matthieu représentent une interprétation, dans le langage imagé de l’apocalypse, de la signification de la mort de Jésus. Poser la question de l’historicité littérale de tous ces phénomènes, c’est ne pas comprendre la nature des symboles et le genre littéraire qu’ils représentent. C’est comme si des gens en l’an 4 000 découvraient le livre 1984, de George Orwell, se posaient question de l’historicité littérale de tous les détails ce qu’il raconte, en particulier la critique de la société de son époque. L’imagerie apocalyptique offre un medium très efficace pour traduire des vérités qui défient le monde ordinaire.

    1. Les diverses théologies des évangélistes en narrant le récit du voile du sanctuaire qui se déchire

      • Les récits synoptiques s’appuient sur Marc. Chez ce dernier, le ciel s’est déchiré au baptême de Jésus, permettant à l’Esprit de descendre sur le fils bien-aimé, et le déchirement du voile du sanctuaire à la fin de l’évangile exprime la colère de Dieu devant le refus de le reconnaître comme fils bien-aimé; c’est plutôt un étranger, le centurion, qui le reconnaîtra. Le lecteur de Marc aura reconnu le caractère négatif de la scène : le sanctuaire n’est plus le lieu de la présence de Dieu, et en ce sens, la prédiction de Jésus de détruire le temple se réalise.

      • En reconnaissant qu’il y avait une tradition autour du voile du sanctuaire, comme on le voit dans l’épitre aux Hébreux, il faut alors admettre que Marc n’a pas créé cette tradition. L’épitre aux Hébreux y a vu une réalité positive où Jésus a traversé ce sanctuaire avec son propre sang pour offrir un sacrifice éternelle dans le lieu saint du ciel, tandis que Marc y a vu la destruction du sanctuaire comme l’avait prédite Jésus. Chez Luc, lui qui a une vision tellement positive du sanctuaire, si bien que son évangile commence au sanctuaire et s’y termine, c’est l’annonce de la destruction future du temple, de ce moment où les montagnes diront : « Tombez sur nous » (Lc 23, 30). Matthieu y ajoute un ensemble d’autres phénomènes apocalyptiques.

      • L’évangile apocryphe de Pierre se situe un peu à part. Tout d’abord, il tient à préciser que l’obscurité, qui a commencé à midi, s’est terminée à trois heure de l’après-midi (6, 22). Pendant ces trois heure, il décrit de manière très imagée la difficulté des gens à se déplacer, le tremblement de terre aussitôt qu’on y dépose le corps du Seigneur. Le corps de Jésus, en mourant, conserve son pouvoir divin, car non seulement la terre tremble, mais son corps atteint des proportions gigantesques.

    2. La théologie de Matthieu en racontant les phénomènes spéciaux

      • Matthieu a hérité de Marc deux phénomènes eschatologiques : l’obscurité à midi et la déchirure de voile, signe du jugement de Dieu à la mort de Jésus. À ces deux phénomènes, Matthieu en ajoute six : d’abord, le quatrain poétique de 27, 51b-52, une façon dramatique pour les gens ordinaires, familiers avec l’Ancien Testament, de voir l’arrivée du jour du Seigneur, à la fois de manière négative (tremblement de terre, les rochers qui se déchirent) et positive (les tombeaux qui s’ouvrent et les corps des saints qui se réveillent), ensuite les deux phénomènes qui sont une réflexion sur le réveil des saints (l’entrée à Jérusalem et l’apparition à plusieurs). Matthieu n’a pas créé ce quatrain, qui lui venait peut-être des mêmes milieux populaires qui lui ont donné certaines scènes des récits de l’enfance (les mages, l’étoile de Bethléem, le roi malfaisant) et la mort de Judas. Puisque ces scènes se passent autour de Jérusalem, on peut penser qu’ils sont nés dans les cercles chrétiens de Jérusalem.

      • Les deux derniers phénomènes autour de l’arrivée des corps des saints à Jérusalem, avons-nous dit, proviennent de la plume de Matthieu. Sous la pression de la tradition, Matthieu devait raccorder les récits des milieux populaires avec la tradition de la priorité de la résurrection de Jésus : mêmes si les saints sont ressuscités le vendredi, ce n’est que le dimanche que ce phénomène a pu être constaté à Jérusalem. Ces deux ajouts de Matthieu nous enseignent deux choses. Tout d’abord, il ne faut pas tomber dans le piège de prendre les signes eschatologiques comme des événements historiques. Ensuite, Matthieu tenait à ce qu’on perçoive le lien entre cette scène et Ézéchiel 37 où on présente de manière imagée des os qui retrouvent vie : « Voici que j’ouvre vos tombeaux; je vais vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple, et je vous ramènerai sur le sol d’Israël. Vous saurez que je suis Yahvé » (12-13). Avec la mort de Jésus, la prophétie d’Ézéchiel se réalise; c’est le début des derniers temps et le jugement de Dieu.

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