Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.2: Acte 4, scène 1 - #32. Épisode de transition : Jésus est conduit pour être crucifié, pp 910-932, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Épisode de transition : Jésus est conduit pour être crucifié
(Mc 15, 20b-21; Mt 27, 31b-32; Lc 23, 26-32; Jn 19, 16b-17a)


Sommaire

Dans cette séquence, Jésus est conduit par des soldats romains du prétoire au lieu de son exécution, situé hors du mur de la ville, mais près d’une route passante, afin d’exercer un rôle dissuasif pour la population. Comme Jésus est trop faible pour porter la barre transversale de la croix habituellement attachée aux bras, probablement en raison de sa flagellation, on doit réquisitionner un passant, un fermier juif, originaire de Cyrène, qui revient des champs sur l’heure du midi, dont les fils semblent connus de la communauté chrétienne de Rome. Jean est seul à ignorer cette scène, même si elle était probablement présente dans la tradition ancienne commune qu’il connaissait, et cela pour des raisons christologiques : pour le lui, Jésus donne librement sa vie sans qu’on le force, et il n’a pas besoin d’aide.

Luc interrompt la séquence de Marc pour introduire un ensemble qui lui est propre, un ensemble qui inclut la figure de Simon et des deux malfaiteurs présents chez Marc, mais qui ajoute la figure d’une multitude du peuple et de femmes qui se frappent la poitrine et se plaignent du sort de Jésus, et à qui Jésus annonce la destruction de Jérusalem. Cet ensemble porte la marque du vocabulaire de Luc, alors qu’il a probablement recours à une collection de paroles de Jésus, connue également de l’évangile non canonique selon Thomas, ainsi qu’à des passages de l’A.T. comme celui d’Osée 10, 8b. Au coeur des heures sombres de la passion, Luc nous présente des figures sympathiques, comme Simon qui marche derrière Jésus, tel un disciple, et ces femmes qui le plaignent, conformément à sa théologie axée sur l’amour et le pardon.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Mener Jésus dehors, porter la croix et Simon le Cyrénéen
      1. Mener Jésus dehors
      2. Porter la croix et Simon le Cyrénéen
      3. L’absence de Simon chez Jean
    2. Jésus s’adresse aux filles de Jérusalem (Luc 23, 27-31)
      1. Le cadre de cette scène
      2. La multitude et les femmes (Luc 23, 27)
      3. Le sort des filles de Jérusalem et de leurs enfants (Luc 23, 28)
      4. La déclaration de Jésus en Luc 23, 29
      5. La suite de la déclaration (Luc 23, 30)
      6. La fin de la déclaration (Luc 23, 31)
      7. Deux malfaiteurs avec Jésus (Luc 23, 32)
  3. Analyse

  1. Traduction

    La traduction du texte grec est la plus littérale possible afin de permettre la comparaison des mots utilisés. Les passages chez Luc, Matthieu et Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. En bleu, on trouvera ce qui est propre à Luc et Matthieu. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Jean 19
    20b Et ils le mènent dehors afin qu’ils le crucifient;31b Et ils lemmenèrent pour (le) crucifier. 26a Et comme ils lemmenèrent,16b Ils prirent donc Jésus;
    21 et ils réquisitionnent un passant, un certain Simon Cyrénéen, venant du champ, le père d’Alexandre et de Rufus, afin qu’il transporte sa croix.32 Puis, sortant, ils trouvèrent un homme Cyrénéen, du nom de Simon, celui-là ils réquisitionnèrent afin qu’il transporte sa croix.26b s’étant saisis de Simon, un certain Cyrénéen, venant du champ, ils posèrent sur lui la croix pour porter derrière Jésus.et soulevant lui-même la croix, il sortit...
    27 Puis, le suivait une nombreuse multitude du peuple et de femmes qui se frappaient (la poitrine) et se lamentaient sur lui. 28 Puis, s’étant tourné vers elles, Jésus dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, plutôt pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. 29 Car voici, des jours viennent où l’on dira : ’Heureuses les stériles, et les ventres qui n’ont pas enfanté, et (les) seins qui n’ont pas nourri.’ 30 Alors on commencera à dire aux montagnes : ’Tombez sur nous’ et aux collines : ’couvrez-nous’. 31 Car s’ils font cela au bois vert, qu’adviendra-t-il au sec? » 32 Puis, ils menaient aussi deux autres malfaiteurs, avec lui (pour) être exécutés.

  2. Commentaire

    1. Mener Jésus dehors, porter la croix et Simon le Cyrénéen

      1. Mener Jésus dehors

        1. « Ils le mènent dehors » (Marc), « ils l’emmenèrent » (Mattieu/Luc), « Ils prirent donc Jésus » (Jean). Qui est ce « ils »? Chez Marc et Matthieu, il s’agit clairement des soldats romains. C’est moins clair chez Luc et Jean où on pourrait voir les autorités juives. Mais, après analyse, on peut affirmer qu’il s’agit également des soldats romains. On ne trouve pas ici l’antijudaïsme de l’évangile apocryphe de Pierre où c’est le peuple juif qui amène Jésus.

        2. « dehors ». À quoi fait-on référence? Comme nous étions au prétoire, on peut deviner qu’on quitte le prétoire. Mais aucun évangéliste ne précise le lieu d’exécution. Nous savons que Jérusalem était une ville avec des murs. On a l’impression générale que la crucifixion a eu lieu en dehors des murs. D’après les données évangéliques, ce lieu était près d’une route, car on y rencontre des passants, comme Simon qui revient de la campagne. Matthieu emploie le mot « sortant », ce qui indique l’action de sortir de la ville. Jean 19, 20 est plus explicite en écrivant que le lieu « était proche de la ville » et que, tout près, se trouvait « un jardin ». Enfin, l’épitre aux Hébreux (13, 11-13) va dans le même sens en affirmant que Jésus « a souffert hors de la porte » (voir la carte de Jérusalem).

        3. Ces indications correspondent à ce que nous connaissons des coutumes juives et romaines.

          • Lévitiques 24, 14 / Nombres 15, 35-36 : le blasphémateur devait être lapidé en dehors du camp, une consigne comprise plus tard comme signifiant en dehors de la ville (1 Rois 21, 13), et qui est confirmée par le récit de la lapidation d’Étienne (Actes 7, 58)
          • Quintilien (Declamationes 274) demande de crucifier les criminels près d’une route passante comme effet dissuasif pour le plus grand nombre
          • Plaute (Cabornaria 2) affirme que le criminel devait porter la barre transversale (patibulum) de la croix à travers la ville avant d’être fixé sur la croix.
          • Plaute encore (Miles gloriosus 2.4.6-7; #359-360) spécifie que la personne qui porte la barre transversale de la croix doit périr en dehors de la porte
          • La voix discordante de Méliton de Sardes (Homélie de Pâques, 72, 93-94), disant que Jésus est mort au milieu de la ville, se comprend, puisqu’il écrit dans la seconde partie du 2e siècle, alors qu’un troisième mur, agrandissant la ville, a déjà été construit par Hérode Agrippa 1 (41-44 ap. J.C.) et que la ville romaine construite sur le site de Jérusalem au début du 2e siècle englobe le site de la crucifixion.

      2. Porter la croix et Simon le Cyrénéen

        1. Marc/Matthieu utilise le verbe airen (transporter, soulever), Luc pherein (porter, supporter), et Jean bastazein (soulever, emporter). L’objet de cette action est toujours la croix. De manière habituelle, la partie verticale de la croix (stipes, staticulum : échafaut) demeurait sur place pour l’exécution, et le condamné devait apporter la partie transversale (patibulum, i.e. la pièce qui permet de barrer une porte, ou la vergue d’un navire) qui était mise sur sa nuque et attachée à ses bras. Par synecdoque, la croix était associée à cette barre transversale. C’est ainsi que devait le comprendre l’auditeur des évangiles.

        2. Les biblistes ont beaucoup discuté sur le personnage de Simon, certains prétendant qu’on a voulu inventé la figure du disciple. Mais on chercherait en vain une référence à une marche à la suite de Jésus. Les synoptiques nous donnent l’impression que Simon était tout à fait inconnu avant cette scène, puisque qu’on parle d’un « certain », et qu’il fut contraint (« ils le réquisitionnèrent ») de porter le poteau transversal. Le mot grec aggareuein (réquisitionner) est emprunté au Perse où il a le sens de forcer quelqu’un à un service gouvernemental. La tradition veut que Simon soit devenu par la suite un chrétien, car ses fils semblent connus de la communauté de Marc.

        3. Certains biblistes ont vu un problème dans cette scène : comment les Romains ont-ils pu permettre à un autre de porter la croix d’un condamné? En effet, selon Plutarque (De sera numinis vindicta 9, #554) tout malfaiteur condamné à être exécuté doit porter sa croix, et selon Artemidorus Daldianus (Oneirokritika 2.56) toute personne qui est clouée sur une croix doit d’abord l’apporter au lieu d’exécution. Une réponse plausible vient de ce que Jésus a pu être si affaibli après sa flagellation que les soldats ont craint qu’il meure en chemin. Cette hypothèse serait confirmée par la surprise de Pilate devant la rapidité de sa mort.

        4. « le Cyrénéen ». Cyrène était la capitale du district romain d’Afrique du nord, appelé : la Cyrénaïque, en Lybie. Josèphe rapporte (Contre Apion 2.4 : #44) que Ptolémée I Soter (300 av. J.C.) établit des colonies juives en Lybie pour solidifier l’emprise de l’Égypte sur la région. Selon Actes 6, 9, il existait à Jérusalem une synagogue cyrénéenne, et plus loin (Ac 11, 20) on apprend qu’il y avait des prédicateurs chrétiens de Cyrène, et que Lucius de Cyrène et Simon Niger (Ac 13, 1) était des leaders de communauté à Antioche. Aussi, il n’y a rien de surprenant à l’idée de trouver à Jérusalem un Juif de Cyrène comme Simon et qu’il soit devenu par la suite chrétien.

        5. « venant du champ (agros : champ, campagne). On assume que Simon revenait de la ferme, même si cela n’est pas explicitement affirmé. Comment Marc peut-il introduire ce fait alors que, pour lui, Jésus a mangé la veille le repas pascal avec ses disciples, et logiquement la fête se poursuivait le lendemain, alors qu’on ne pouvait pas travailler? Mais si on se fie à l’évangéliste Jean, cette journée n’était pas la Pâque, mais la journée qui précédait la Pâque, et on avait l’habitude de terminer le travail vers l’heure du midi cette journée-là. Notons que Marc n’a mis que le dernier repas de Jésus dans un contexte pascal, non la suite.

        6. « le père d’Alexandre et de Rufus ». Alexandre est un nom grec, alors que Rufus est un nom romain (commun chez les esclaves). Certains biblistes ont associé ce dernier nom au Rufus de l’épitre aux Romains (16, 13). Comme cela se produit souvent, moins on a de données, plus l’imagination est fertile. C’est ainsi que les deux fils de Simon apparaissent dans les récits coptes de L’Assomption de la vierge et Les Actes de Pierre et André. Selon Irénée (Adversus Haereses 1.24.4) les Gnostiques racontaient que Jésus a échangé son apparence avec Simon, si bien que c’est Simon qui a été crucifié, pendant que Jésus était mort de rire.

      3. L’absence de Simon chez Jean

        Chez Jean, Jésus porte lui-même sa croix. Dans une tentative d’harmoniser les différents récits, des artistes ont brossé le portrait d’un Jésus qui porte le devant de la croix, et Simon le pied, comme pourrait le laisser croire Lc 23, 26. C’est mal comprendre Luc pour qui Simon porte seul la barre transversale de la croix, ce qui donne la liberté à Jésus de se retourner à sa guise pour parler aux gens. Dans un effort semblable d’harmonisation, certains ont émis l’hypothèse que Jésus a d’abord porté sa croix, puis étant devenu faible, aurait eu besoin d’aide. Jean élimine complètement cette hypothèse, puisque que Jésus a porté sa croix dès le moment où il est sorti du prétoire (19, 17). Il vaut mieux accepter l’idée que la christologie de Jean n’a pas de place pour un Jésus qui a besoin d’aide. Car pour lui, Jésus donne librement sa vie et personne ne peut la lui ravir. Il demeure souverain jusqu’à la fin. C’est ainsi que Jean aurait délibérément éliminé la figure de Simon pour mettre l’accent sur l’autorité et le contrôle de Jésus, même au moment de sa crucifixion.

    2. Jésus s’adresse aux filles de Jérusalem (Luc 23, 27-31)

      1. Le cadre de cette scène

        Cadre de Luc 23, 26-32

        Ici, Luc utilise Marc 15, 20b pour donner un cadre à un développemnt qu’il veut insérer, d’abord avec « Et ils le mènent dehors » qui sert d’introduction sous la forme « Et comme ils l’emmenèrent (apagein), v. 26a » et avec « afin qu’ils le crucifient » qui sert de conclusion sous la forme « (pour) être exécutés, v. 32b » (Notons que c’est pure coïncidence que Matthieu et Luc ont le même verbe apagein, noté en bleu, car ce verbe est abondamment utilisé par Marc dans son récit de la passion, et c’est se dernier qui dévie de sa coutume pour imiter la Septante en référence à Lv 24, 14 et Nb 15, 36 sur le blasphème).

        Dans ce cadre des v. 26a et 32b, Luc nous introduit un développement qui commence avec Simon présenté dans l’attitude du disciple, car il marche derrière Jésus et le suit sur le chemin de la croix. C’est typique de Luc de nous offrir des scènes où des gens, au contact de Jésus, vivent un changement. Simon nous prépare à toutes ces autres figures positives (le bon malfaiteur, le centurion). Avec ce développement, Luc compense pour les lacunes de son récit : en effet, en ayant éliminé la scène de la flagellation, on ne comprend plus très bien pourquoi Jésus n’a pas la force de porter lui-même sa croix; alors, en s’occupant de la croix, Simon permet à Jésus d’enseigner en cours de route.

      2. La multitude et les femmes (Luc 23, 27)

        • « Puis, le suivait une nombreuse multitude du peuple ». Alors qu’au procès devant Pilate la multitude du peuple était hostile, Luc lui donne progressivement un rôle plus favorable qui culminera au v. 48 avec la foule qui s’en retourne chez elle en se frappant la poitrine.

        • « et de femmes qui se frappaient (la poitrine) ». Au coeur de cette multitude, il y un groupe de femmes qui semblent exercer une action de piété religieuse en pleurant quelqu’un sur le point d’être exécuté. Même si le geste de pleurer un condamné à mort était souvent interdit par les lois romaines, il est peu probable qu’elles aient été appliquées pour tous les cas mineurs dans les diverses provinces. Le vocabulaire de Luc se retrouve chez Josèphe (Antiquités judaïques 6.14.8 : #377) quand il décrit les lamentations sur la mort de Saül.

        • Qui sont ces femmes? Luc les appelle « filles de Jérusalem ». Elles apparaissent comme des figures sympathiques à Jésus, et il est tragique de constater que leurs pleurs compatissants ne peuvent empêcher le sort d’une ville qui tue les prophètes. Elles représentent un aspect de Jérusalem, cette ville qui a accueilli Jésus dans une entrée triomphale en 19, 37-40, et qui l’accompagne maintenant en pleurs dans sa sortie pour être exécutée (Matthieu et Jean ont utilisé l’expression « filles de Jérusalem » lors de l’entrée triomphale, Luc la réserve pour cette sortie lugubre).

      3. Le sort des filles de Jérusalem et de leurs enfants (Luc 23, 28)

        • « Puis, s’étant tourné (strapheis) vers elles ». Le verbe strapheis est une caractéristique de Luc qui l’utilise souvent pour introduire une parole de Jésus. Ici, cette parole s’adresse aux femmes en tant que représentantes de la ville et de la nation toute entière, comme on l’observe dans l’A.T. (2 Samuel 1, 24; Sophonie 3, 14; Zacharie 9, 9).

        • « ne pleurez pas sur moi, plutôt pleurez sur vous-mêmes ». Nous retrouvons la même atmosphère que Jérémie 9, 16-19 où le prophète invite les pleureuses à se lamenter sur le sort qui attend le peuple. Le message est que peu importe l’intensité des lamentations, rien ne pourra épargner Jérusalem et son peuple de la destruction à venir. Jésus n’émet aucun reproche et ne cherche pas à convaincre qui que ce soit, il plaint seulement les représentants du peuple devant les malheurs qui arrivent, la dernière plainte de toute une suite.

        • « sur vous-mêmes et sur vos enfants ». Cette phrase n’est pas loin de celle de Matthieu 27, 25 : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants », mais sans l’acceptation de la responsabilité de cette mort comme chez Matthieu. Mais l’idée est la même : les descendants de cette génération auront également à subir les conséquences de ce châtiment. Le vocabulaire de Luc ici est cohérent avec ce qu’on trouve ailleurs dans son évangile :

          • « afin qu’il soit demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été répandu depuis la fondation du monde » (11, 50)
          • « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes... et vous n’avez as voulu! » (13, 34-35)
          • « Quand il fut proche, à la vue de la ville, il pleura sur elle... Oui, des jours viendront sur toi, où tes ennemis t’environneront de retranchements... Ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée » (19, 41-44)
          • « Mais lorsque vous verrez Jérusalem investie par des armées, alors comprenez que sa dévastation est toute proche... Alors, que ceux qui seront en Judée s’enfuient dans les montagnes... Malheur à celles qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là! » (21, 20-24)

      4. La déclaration de Jésus en Luc 23, 29

        • « Car voici, des jours viennent où l’on dira ». D’où Luc tient-il ce récit? D’une source spéciale de la passion? D’une collection de paroles de Jésus qui circulaient? Ou a-t-il simplement composé ce récit sous le modèle de la Septante? Notons que l’expression « voici (idou) » suivi de « des jours viennent » se retrouvent dans un grand nombre de passages de la Septante : Jérémie 7, 32; 16, 14; Amos 4, 2; Malachie 3, 19 (4, 1). On la retrouve également ailleurs chez Luc lui-même, mais au futur (des jours viendront) : 19, 42; 21, 6. Mais le futur est aussi présent dans la Septante.

        • « Heureuses les stériles, et les ventres qui n’ont pas enfanté, et (les) seins qui n’ont pas nourri ». On a essayé de rapprocher ce passage avec des parallèles de l’A.T., en en particulier Isaïe 54, 1 (« Crie de joie, stérile, toi qui n’as pas enfanté; pousse des cris de joie, des clameurs, toi qui n’as pas mis au monde »). Mais ce dernier se situe dans un contexte de joie. Il vaut mieux considérer des passages comme Sagesse 3, 13 (« Heureuse la femme stérile qui est sans tache, celle qui n’a pas connu d’union coupable », Qohélet 4, 3 (« Et plus heureux que tous les deux est celui qui ne vit pas encore et ne voit pas l’iniquité qui se commet sous le soleil »), et surtout la version syriaque de 2 Baruch 10, 5b-10, écrite à peine quelques décennies après l’évangile de Luc : « Heureux celui qui n’est pas né ou celui qui, après être né, est mort ». Ainsi, Luc a probablement utilisé des thèmes connus et adaptés pour des catastrophes comme celle qui attendait Jérusalem.

        • L’évangile non canonique selon Thomas présente un parallèle intéressant avec deux passages de Luc.

          Évangile selon Thomas – Logion 79Luc
          Une femme dans la foule lui dit : Heureux le ventre qui t’a porté et les seins qui t’ont nourri ! Il lui dit : heureux ceux qui ont entendu la parole du Père, l’ont gardé en vérité !11, 27 Or il advint, comme il parlait ainsi, qu’une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit: « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés! » 28 Mais il dit: « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent! »
          Car il y aura des jours où vous direz : Heureux le ventre qui n’a pas enfanté et les seins qui n’ont pas donné de lait !23, 29 Car voici, des jours viennent où l’on dira : « Heureuses les stériles, et les ventres qui n’ont pas enfanté, et (les) seins qui n’ont pas nourri. »

          Il est donc possible que la béatitude de Lc 23, 29 vienne d’une collection de paroles de Jésus comme celle qu’utilise l’évangile de Thomas, et que Luc aurait fractionné (11, 27-28 et 23, 29), comme il l’a fait plus tôt en Lc 2, 14 (« Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance! ») et 19, 39 (« Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux! »), deux versets qui faisaient probablement partie d’un hymne prélucanien.

          Bref, pour notre récit, Luc ne puise pas à une source spéciale de la passion, mais plutôt à une collection de paroles qu’il refaçonne en suivant le modèle de la Septante.

      5. La suite de la déclaration (Luc 23, 30)

        • « Alors on commencera à dire aux montagnes : ’Tombez sur nous’ et aux collines : ’couvrez-nous’. ». Nous avons ici un écho d’Osée 10, 8b : « Ils diront alors aux montagnes: "Couvrez-nous!" et aux collines: "Tombez sur nous! ». Pour Osée, il s’agissait de la ville de Samarie, pour Luc c’est Jérusalem. Ce passage d’Osée était bien connu dans les premières communautés chrétiennes, comme on le voit en Apocalypse 6, 16. Dans la symbolique juive, les montagnes étaient perçues comme le témoin de l’alliance entre Dieu et son peuple (« Écoutez, montagnes, le procès de Yahvé, prêtez l’oreille, fondements de la terre, car Yahvé est en procès avec son peuple, il plaide contre Israël », Michée 6, 1).

        • Les expressions « commencera » ou « commencera à dire » fait partie du vocabulaire lucanien. Ainsi, nous sommes devant le travail éditorial de Luc qui s’inspire ici du prophète Osée.

      6. La fin de la déclaration (Luc 23, 31)

        • « Car s’ils font cela au bois vert, qu’adviendra-t-il au sec? ». Cette phrase comprend deux membres, une condition (« si »), et les conséquences si cette condition est réalisée. Cette structure est bien connue des Proverbes, ou on passe du « moindre » au « plus grand » : « Si le juste ici-bas reçoit son salaire, combien plus le méchant et le pécheur », Proverbes 11, 31.

        • À quoi le bois vert ou le bois sec fait-il référence? L’image du bois vert et sec est connue dans la Bible (voir Ézéchiel 17, 24 : « C’est moi, Yahvé... qui fait sécher l’arbre vert et fleurir l’arbre sec »). Mais pour comprendre sa signification ici, il vaut mieux considérer le contexte : nous sommes devant deux périodes, le temps présent et le temps futur, i.e. la période où Jésus est crucifié et celle où Jérusalem sera détruite; le bois ne doit pas être interprété de manière allégorique. On compare plutôt le début de la vie d’un arbre où il est vert, et le moment où il devient âgé et sec.

        • Dans les deux membres de phrase que nous avons identifiés, qui est le sujet de l’action? Dans la partie conditionnelle, qui est ce « ils » (« s’ils font cela au bois vert »)? Le lecteur de Luc comprendra probablement qu’il s’agit des opposants à Jésus, les chefs des prêtres et les leaders du peuple. Dans la partie sur les conséquences, nous avons une forme passive (« qu’adviendra-t-il au sec », littéralement : le sec qu’est-ce qu’il sera). Habituellement, dans une forme passive c’est Dieu qui est le sujet de l’action, car dans le monde juif on évite de prononcer le nom de Dieu; c’est Dieu qui sera responsable de la catastrophe qui attend plus tard Jérusalem, lors de la période du bois sec.

        • Bref, Jésus se trouve à dire : si les leaders Juifs et le peuple me traite ainsi lors de cette période favorable alors que les Romains ne les forcent pas, combien ils seront traités plus durement au temps défavorable quand les Romains les supprimeront.

      7. Deux malfaiteurs avec Jésus (Luc 23, 32)

        • « Puis, ils menaient aussi deux autres malfaiteurs, avec lui (pour) être exécutés ». On retrouve ici un vocabulaire que Luc utilise souvent : agein (mener), de kai (puis, aussi), heteros (autre), kakourgos (malfaiteur), anairein (exécuter), même si nous sommes devant une réécriture du récit de Marc.

        • Mais Luc nous introduit plus tôt que Marc les deux malfaiteurs qui seront crucifiés avec Jésus, voulant sans doute nous préparer à cette grande scène où l’un d’eux rejoindra Jésus le jour même au paradis. Notons que Luc utilise le mot malfaiteur (kakourgos), et non celui de bandit (lēstai) comme chez Marc, qui avait une connotation péjorative en raison de son association avec la révolte juives des années 60 et 70.

  3. Analyse

    Il faut rejeter l’idée de certains biblistes que la figure de Simon aurait été créée de toutes pièces pour offrir l’exemple d’un disciple qui suit Jésus jusqu’au bout. Car le geste de Simon n’a pas été volontaire, il a été forcé. De même, chez Marc/Matthieu il ne marche pas derrière Jésus comme un disciple. Et s’il n’apparaît pas chez Jean, c’est seulement pour des raisons christologiques : pour le quatrième évangile, Jésus donne librement sa vie sans qu’on le force.

    Quant à la scène de la rencontre de Jésus avec la multitude du peuple et des filles de Jérusalem, il semble que Luc a puisé dans une collection de paroles de Jésus, en particulier le passage sur les béatitudes, tout en s’inspirant de certains textes de l’A.T., en particulier Osée 10, 8b. L’ensemble porte la marque du vocabulaire et de la pensée de Luc.

    Il faut aussi noter qu’on observe ici une structure en triade qui revient à plusieurs reprises chez Luc : Simon, la multitude du peuple et les femmes, et les deux malfaiteurs (plus tard, ce sera le centurion, les foules qui se frappent la poitrine et les femmes qui regardent à distance). Les figures de cette triade sont reprises de Marc, sauf celle du milieu qui est propre à Luc, Enfin, cette triade est sympathique à Jésus, du moins l’un des malfaiteurs. On peut voir ici la théologie lucanienne axée sur l’amour de Dieu, le pardon et la guérison au coeur même du récit de la passion.

    Quant à l’oracle sur les malheurs qui viennent, adressé aux filles de Jérusalem, nous l’avons déjà rapproché au texte de Matthieu (« son sang sur nous et nos enfants »). Même s’il affirme que les gens responsables de la mort de Jésus seront punis, incluant les gens de la prochaine génération par la destruction de Jérusalem, le ton est moins dur que chez Matthieu, car la parole s’adresse à des femmes qui se lamentent sur le sort de Jésus, et donc ne méritent pas cette punition. Et la présence de gens sympathiques à Jésus laisse entendre que le Dieu, qui a su toucher le coeur de Simon, celui de l’un des malfaiteurs et du centurion, saura sans doute être touché lui-même par les pleurs des filles de Jérusalem. C’est donc un tableau beaucoup plus nuancé que nous laisse Luc.

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