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Sommaire
Dans cette section, les quatre évangiles nous présentent une structure semblable : deux tollés de la foule qui demande la mise en mort de Jésus, et la décision de Pilate de céder à la fin à cette pression. Mais chaque évangéliste présente cette tradition à sa façon.
Marc brosse le portrait dune foule, la même qui a crié pour acclamer Jésus comme messie lors de son entrée triomphale, et qui crie maintenant pour réclamer sa mort. Devant la résistance de Pilate qui ne trouve aucun motif de culpabilité, cette foule crie encore plus fort, si bien que le gouverneur décide de satisfaire à leur désir, libère Barabbas, et livre Jésus pour être crucifié, après lavoir fait flageller.
Matthieu centre lenjeu non pas sur le titre de « roi des Juifs », mais sur celui du messie. Et surtout, il accentue la responsabilité du peuple juif dans le sang innocent qui a été versé, et qui repose maintenant sur ce peuple, invitant à la punition, un thème provenant de lAncien Testament. Puis, il nous présente un Pilate qui se comporte comme un Juif qui connaît les coutumes du Deutéronome et se lave les mains devant la foule, pour récuser sa responsabilité dans la mort de Jésus, un geste en fait vain, tout comme celui de Judas qui jette largent reçu. Mais il introduit un groupe prêt à assumer cette responsabilité : le peuple juif, pas seulement les contemporains de Jésus, mais aussi toutes les générations futures.
Luc partage avec Jean une tradition où, par trois fois, Pilate proclame linnocence de Jésus. Le Pilate de Luc est celui qui résiste le plus à la foule et propose loption de discipliner Jésus par le fouet plutôt que de le tuer. Dans lensemble, il essaie de présenter un procès qui suit les coutumes des procès romains, avec un chef daccusation explicité au début, et un jugement formel à la fin.
Jean nous offre le récit le plus élaboré. Quand Pilate fait flageller Jésus et le présente aux Juifs dans un état misérable, encore revêtu de ses habits royaux, avec lexpression : « Voici lhomme », léquivalent de : voici votre pauvre type, il espère en vain convaincre la foule de laisser tomber laccusation. Mais Jean révèle le vrai motif daccusation : il sest fait fils de Dieu. De plus, quand il mentionne la grande peur de Pilate, il entend désigner sa peur devant la vérité révélée en Jésus. La décision de Pilate de faire mourir Jésus intervient au moment où on immole au temple les agneaux pour le repas pascal. Au-delà des éléments historiques, Jean nous fait entrer dans son monde théologique. La scène se termine avec le triste constat que ces Juifs, qui avaient revendiqué la souveraineté de Dieu seul sur leur vie, acceptent maintenant de devenir les sujets de César.
- Traduction
- Commentaire
- Le premier tollé pour la crucifixion et la réponse de Pilate (Marc 15, 12-14a; Matthieu 27, 22-23a; Luc 23, 20-22; Jean 19, 1.4-8)
- Marc 15, 12-14a
- Matthieu 27, 22-23a
- Luc 23, 20-22
- Jean 19, 4-8
- Le second tollé pour la crucifixion dans les synoptiques; le Pilate de Matthieu se lave les mains (Marc 15, 14b; Luc 23, 23; Matthieu 27, 23b-25)
- Marc 15, 14b et Luc 23, 23
- Matthieu 27, 23b-25
- Le Pilate de Jean parle à Jésus et le second tollé pour la crucifixion (Jean 19, 9-15)
- Jésus est livré pour être (flagellé et) crucifié (Marc 15, 15; Matthieu 27, 26; Jean 19, 16a + 19.1)
- La flagellation
- La condamnation de Jésus
- À qui Jésus est-il livré?
- Analyse
- Traduction
Nous présentons une traduction la plus littérale possible, en particulier pour refléter le temps des verbes grecs, afin de permettre ainsi la comparaison entre chaque évangéliste. Les passages chez Matthieu, Luc ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Ce qui est propre à Matthieu et Luc est en couleur bleue. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste.
Marc 15 | Matthieu 27 | Luc 23 | Jean 19 |
| | | 1 Alors Pilate prit Jésus et le fit fouetter. |
12a Puis, Pilate, de nouveau, répondant, | 22a Pilate | 20a Puis, de nouveau, Pilate | |
12b leur disait : | 22b leur dit : | 20b leur adressa la parole, voulant relâcher Jésus. | |
12c « Que ferais-je donc (de celui) que vous dites le roi des Juifs? » | 22c « Que ferais-je donc de Jésus qui (est) dit Messie? » | | |
13 Puis, eux crièrent de nouveau : « Aie crucifié-lui! » | 22d Tous disent : « Quil ait été crucifié! » | 21 Puis, eux clamaient disant : « Crucifie-lui! Crucifie-lui! » | |
14a Puis, lui Pilate disait à eux : « Car quoi qui est mal a-t-il fait? » | 23a Puis, lui déclara : « Car quoi qui est mal a-t-il fait? » | 22 Puis, lui dit vers eux pour la troisième (fois) : « Car quoi qui est mal a-t-il fait celui-là? Je nai trouvé en lui aucun motif de mort. Je le relâcherai donc après lavoir châtié. » | |
14b Puis eux, plus fort crièrent : « Aie crucifié-lui! » | 23b Puis eux, plus fort, criaient, disant : « Quil ait été crucifié! » | 23 Puis eux insistaient à grandes clameurs, exigeant que lui avoir été crucifié. Et leurs clameurs gagnaient en violence. | |
| 24 Puis Pilate, voyant que rien ne servait, mais quil sensuivait plutôt du tumulte, ayant pris de leau, se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je suis innocent du sang de celui-ci; à vous de voir! » | | |
| 25 Et tout le peuple, répondant, dit : « Que son sang (soit) sur nous et sur nos enfants! » | | |
15a Puis Pilate voulant contenter la foule, | | 24 Et Pilate émit le jugement quil fut fait droit à leur demande. | |
15b il leur relâcha Barabbas | 26a Alors il leur relâcha Barabbas. | 25a Puis il relâcha celui qui avait été jeté en prison pour émeute et meurtre, quils demandaient; | |
| | | 4 Et Pilate sortit de nouveau dehors et leur dit : « Voici, je vous le mène dehors afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif ». |
| | | 5 Alors Jésus sortit dehors, portant la couronne épineuse et le manteau pourpre. Et leur dit : « Voici lhomme. » |
| | | 6 Alors, quand ils le virent, les grands prêtres et les gardes vociférèrent disant : « Aie crucifié! Aie crucifié! » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le, car moi, je ne trouve en lui de motif. » |
| | | 7 Les Juifs lui répondirent : « Nous avons une Loi, et selon la Loi il doit mourir, parce quil sest fait Fils de Dieu. » |
| | | 8 Pilate, donc, lorsquil eut entendu cette parole, eut davantage peur, |
| | | 9 et il entra dans le prétoire de nouveau et il dit à Jésus : « Doù es-tu? » Mais Jésus ne lui donna pas de réponse. |
| | | 10 Pilate dit donc : « Tu ne me parles pas? Ne sais-tu pas que jai pouvoir de te relâcher et jai pouvoir de te crucifier? » |
| | | 11 Jésus répondit : « Tu naurais aucun pouvoir contre moi sil ne tavait été donné den haut. Pour cela, celui qui ma livré a le plus grand péché. » |
| | | 12 Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs vociférèrent, disant : « Si tu relâches celui-là, tu nes pas ami de César. Quiconque se fait roi contredit César. » |
| | | 13 Alors, Pilate, ayant entendu ces paroles, mena Jésus dehors et sassit sur le siège curule au lieu dit Lithostrôton, en hébreu Gabbatha. |
| | | 14 Puis, cétait jour de préparation de la Pâque, cétait environ la sixième heure. Et il dit aux Juifs : « Voici votre roi. » |
| | | 15 Ceux-là vociférèrent : « Prends(-le), Prends(-le)! Aie crucifié-lui! » Pilate leur dit : Crucifierai-je votre roi? » Les grands prêtres répondirent : « Nous navons pas de roi, sinon César. » |
15c et il livra Jésus, ayant fait flageller, pour quil fût crucifié. | 26b puis, ayant fait flageller Jésus, il livra pour quil fût crucifié. | 25b puis, il livra Jésus à leur volonté. | 16a Alors il le leur livra donc pour quil fût crucifié. |
- Commentaire
Le désir de Pilate de relâcher Jésus entraîne un premier tollé de la foule, puis un deuxième tollé quand il résiste à leur demande, et cest alors que Pilate cède à leur désir. Jean nous offre un récit plus long et plus dramatique, mais on peut néanmoins y déceler les deux tollés et lacquiescement de Pilate à la fin pour que Jésus soit crucifié. Cest le plan que nous allons suivre. Mais la partie sur le deuxième tollé aura des subdivisions en raison de la longueur du récit entraîné par le lavement des mains de Pilate chez Matthieu et le dialogue Pilate-Jésus chez Jean.
- Le premier tollé pour la crucifixion et la réponse de Pilate (Marc 15, 12-14a; Matthieu 27, 22-23a; Luc 23, 20-22; Jean 19, 1.4-8)
- Marc 15, 12-14a
v. 12
- « Pilate leur disait ». Par « leur », Marc désigne cette foule qui a été excitée par les grands prêtres et qui a demandé la libération de Barabbas.
- Le « de nouveau » renvoie à la question précédente du v. 9 où Pilate a posé la question de la libération de Jésus.
- En posant la question « Que ferais-je donc... » à la foule, Pilate nous donne lindice quil se laissera influencer par elle.
- « le roi des Juifs ». Pilate ne connaît Jésus que par son chef daccusation, et jamais il ne prononce le nom de Jésus.
v. 13
- « crièrent de nouveau ». Pourquoi « de nouveau » alors que la foule na pas encore crié? Ladverbe a probablement le sens de « répliquer » à la question de Pilate.
- « crièrent » (krazein) est ironiquement le même verbe utilisé lors de lentrée triomphale de Jésus à Jérusalem où il a été acclamé par la foule.
v. 14a
- « Pilate disait ». Limparfait du verbe exprime la continuité, et donc la persistance du gouverneur avec une troisième tentative pour gérer correctement la situation de Jésus.
- « Car quoi qui est mal (kakos) a-t-il fait? ». Cette phrase de Marc est la façon pour Marc de proclamer linnocence de Jésus qui est affirmée trois fois chez Luc et Jean. Le mot kakos apparaît également en Jean 18, 23.30 et semble provenir dune tradition ancienne sur linnocence de Jésus, un écho dIsaïe 53, 9.
- Matthieu 27, 22-23a
- Le récit de Matthieu reprend presque tel quel celui de Marc, et en plus bref, mais il a enlevé le suspense à la question de Pilate, puisque nous savons déjà que les grands prêtres ont excité la foule pour quelle demande la mort de Jésus (voir v. 20).
- Matthieu préfère « Messie » à « roi des Juifs », et donc affirme que cest le messie que la foule veut faire mourir.
- « Tous disent ». Matthieu nous prépare au v. 25 où cest tout le peuple qui assume la responsabilité de cette mort.
- Luc 23, 20-22
- Lévangéliste reprend la structure de Marc, mais il réécrit à sa façon le récit.
- Alors que Marc emploie le verbe « crier » (krazein) et Jean « vociférer » (kraugazein), Luc préfère les verbes « adresser la parole » pour Pilate (prosphōnein) et « clamer » (epiphōnein) pour la foule, puis les noms « clameurs » (phōnē) au v. 23; lutilisation de la même racine met Pilate et la foule au même niveau.
- Le doublet « Crucifie-lui! Crucifie-lui! » ressemble à ce quon trouve chez Jean 19, 6, une indication que les deux évangélistes puisent à une source semblable.
- Le v. 22 est une combinaison de Marc (« Car quoi qui est mal a-t-il fait? ») et dune source que Luc partage avec Jean (« Je nai trouvé en lui aucun motif »).
- Avec son « Je le relâcherai donc après lavoir châtié », le Pilate de Luc est celui qui résiste le plus fort à la pression de la foule.
- Jean 19, 4-8
On trouve ici les mêmes éléments fondamentaux que Marc, mais dans un cadre plus étendu et plus dramatique.
v. 1-3 « Pilate... le fit fouetter »
- Alors que Marc place à la fin du procès la flagellation et les moqueries romaines, Jean les place en plein milieu. Et chez lui, il ne sagit pas de flagellation, mais de coups de fouet, une peine moindre dans lespoir chez Pilate de satisfaire les Juifs et de les amener à vouloir relâcher lêtre devenu si misérable.
- Notons que le Pilate de Luc arrive avec une proposition semblable (v. 22), celle de châtier Jésus (par le fouet), mais chez Jean il y a une description des coups donnés (v. 3).
v. 4 « ...que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif »
- Cest la deuxième affirmation dinnocence de Jésus de la part de Pilate, une reprise à peu près mot à mot de 18, 38.
v. 5 « ... Jésus sortit dehors, portant la couronne épineuse... Voici lhomme »
- Le fait même que Jésus garde ses vêtements royaux est le signe du peu de crédibilité que Pilate accorde à laccusation de « roi des Juifs ».
- Quel est le sens de lexpression « Voici lhomme »? Les biblistes ont cherché à donner tous les sens possibles au mot « homme » (anthrōpos) : « pauvre type », une façon de ridiculiser sa prétention à la royauté; « voici un (vrai) homme », une façon de décrire la forte impression de Jésus sur Pilate; « lhomme » en tant que représentant de lhomme originel; lhomme dans lexpression « fils de lhomme »; lhomme dont le nom est Germe (Zacharie 6, 12), une référence au messie davidique. Aucune de ces propositions ne simposent, et la solution la plus simple est dy voir un geste de Pilate pour montrer létat pathétique de Jésus, un être incapable de défier Rome ou les Juifs.
v. 6 « les grands prêtres et les gardent vociférèrent ... Aie crucifié! Aie crucifié! ... Prenez-le vous-mêmes... »
- Ici, ce sont les grands prêtres et les gardes, au v. suivant ce sera les Juifs, une façon pour Jean daffirmer que toute la collectivité participe unanimement à cette action.
- « Prenez-le vous-mêmes » exprime lexaspération de Pilate.
v. 7 « Nous avons une Loi... il sest fait fils de Dieu »
- De quelle Loi sagit-il ici? Certains pensent quil sagit de Lévitique 24, 16 : « Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera ». En effet, au cours de lévangile de Jean, on reproche à Jésus dappeler Dieu son père (5, 18), ou de se faire légal de Dieu (10, 3).
- Ici, en mettant dans la bouche des Juifs le titre de « fils de Dieu », Jean affirme que cest le fils même de Dieu quils rejettent. Noublions pas que lévangéliste écrit dans le dernier tiers du 1ier siècle, après la destruction du temple, alors que la Loi a acquis une importante primordiale dans le monde juif, et pour les chrétiens, la divinité de Jésus simposait progressivement au coeur même de leur foi en lunicité de Dieu. Aussi, derrière le procès romain, Jean décrit le conflit Juifs-Chrétiens.
v. 8 « Pilate... eut davantage peur »
- Cest la première fois que Jean mentionne la peur de Pilate. Aussi faut-il traduire « davantage » par « très ».
- De quel peur sagit-il? Une peur politique qui affecte sa carrière est possible. Mais si on entre dans la perspective de Jean, il sagit plutôt de la peur de prendre une décision entre la lumière et les ténèbres, entre la vérité et le mensonge. Jésus lui a dit quil est venu pour rendre témoignage à la vérité (18, 37). Pilate a peur, car il devient de plus en plus clair quil sera incapable déchapper à lobligation de se prononcer sur la vérité.
- Le second tollé pour la crucifixion dans les synoptiques; le Pilate de Matthieu se lave les mains (Marc 15, 14b; Luc 23, 23; Matthieu 27, 23b-25)
Ce second tollé est présent dans les quatre évangiles, mais Pilate y réagit différemment : chez Marc et Luc, il y donne immédiatement suite, chez Matthieu il prend le temps de se laver les mains et oblige le peuple à en prendre la responsabilité, chez Jean il entre dans un dialogue avec Jésus et les Juifs.
- Marc 15, 14b et Luc 23, 23
- Chez Marc, la foule crie plus fort (perissōs), et cest ce qui semble expliquer la décision de Pilate dacquiescer à leur demande.
- Luke 23 : 23 décrit le deuxième tollé de crucifixion en utilisant le verbe aiten. Lorsque Marc 15:8 utilisait ce verbe pour décrire l'action de la foule, nous l'avons traduit par "demander", car il n'y avait pas d'antagonisme accru entre la foule et Pilate ; mais ici, il faut le traduire par "exiger" en raison de latmosphère où les clameurs gagnent en violence.
- Matthieu 27, 23b-25
- Le verset 25 (« Que son sang (soit) sur nous et sur nos enfants ») a une longue histoire tragique qui a alimenté un sentiment de haine vis-à-vis des Juifs et a été perçu à tort comme une malédiction quils ont appelée sur eux-mêmes.
- Dans le contexte de la communauté de Matthieu, persécutée par les autorités juives, on peut comprendre que les chrétiens aient interprété la chute de Jérusalem en lan 70 et la destruction du temple comme lexpression de la colère de Dieu face à la crucifixion de Jésus. Cest une réaction similaire dont témoigne Ézéchiel 9, 8-11 devant la destruction du premier temple vers lan -587 quil attribue à la perversité dIsraël. Josèphe (La guerre juive, 4.6.3 : #386-388), pour sa part, un contemporain de Matthieu, en attribue la faute à la brutalité des groupes juifs les uns contre les autres et à leur impiété.
- Origène (vers lan 240) semble le premier à insister sur la responsabilité de lensemble du peuple juif : « Pour cette raison, le sang de Jésus est non seulement sur ceux qui vivaient à ce moment là, mais sur toutes les générations de Juifs qui suivirent jusquà la fin des temps » (Sur lévangile selon Matthieu, 27, 22-26, #124). Il sera suivi par plusieurs grands noms du christianisme.
- Mais on ne peut nier chez Matthieu son hostilité face à la synagogue dans la façon dont il détermine la responsabilité de la mort de Jésus, quand il emploie les expressions « tout le peuple », « sur nous » et « sur nos enfants ». Et si on ajoute à cette scène celle de la culpabilité de Judas qui a versé un sang innocent et celle du songe de la femme de Pilate sur lhomme juste, on obtient un drame qui nest surpassé que par le chef-doeuvre de Jean.
- Il est important de saisir que nous sommes devant une dramatisation théologique. Car lépisode est une composition de Matthieu utilisant une tradition populaire autour du thème du sang innocent de Jésus et de la responsabilité qui en découle, une tradition qui nous a aussi donné lépisode de Judas et du songe de la femme de Pilate. Cela nempêche pas quil y ait un petit noyau historique à lorigine de cette tradition, comme le laisse percevoir Actes 5, 28 (« Vous (les apôtres) voulez ainsi faire retomber sur nous (les grands prêtres) le sang de cet homme-là! »).
- En nous présentant un Pilate qui prend de leau et se lave les mains en présence de la foule, Matthieu donne limpression que le gouverneur a lu lAncien Testament et suit les coutumes légales juives. Il reste que cette scène devait être intelligible à la fois pour les Juifs et les Gentils, car on connait des parallèles dans la littérature gréco-romaine sur le lavement comme purification protectrice.
- Le geste de Pilate a sa source en Deutéronome 21, 1-9 qui spécifie les procédures à suivre quand on découvre un homme assassiné dans la campagne sans quon connaisse le coupable, et plus particulièrement les v. 6-8 :
« Tous les anciens de la ville la plus proche de lhomme tué se laveront les mains dans le cours deau... Ils prononceront ces paroles: "Nos mains nont pas versé ce sang et nos yeux nont rien vu"... et ne laisse pas verser un sang innocent au milieu dIsraël ton peuple ».
Lévangile de Pierre (milieu 2e s.), un écrit apocryphe chrétien anti-juif, note que ni les Juifs ni Hérode ne se sont lavé les mains (1, 1), et même nont pas souhaité le faire. Quoi quil en soit, Pilate répond à la demande de sa conjointe.
- « à vous de voir! ». Cest la même expression quon a eu dans la bouche des grands prêtres et des anciens quand Judas remet largent de la trahison (27, 4). Mais cette phrase est vaine, car Pilate ne peut pas éviter dassumer sa responsabilité dans la mort de Jésus, tout comme Judas. Pour ce dernier, la punition de Dieu est son suicide. De même, pour les grands prêtres dans cette séquence avec Judas, ils sont dautant plus responsables que ce sont eux qui ont prononcé cette sentence de mort contre Jésus. Dans le cas de Pilate, sa tentative déviter la responsabilité de la mort de Jésus ne peut être efficace selon le Deutéronome que si les anciens sont innocents, ce qui nest pas le cas.
- Alors que Pilate refuse dassumer cette responsabilité, il y a un groupe qui est daccord pour lassumer, « tout le peuple ». Ce groupe inclut les grands prêtres et les anciens. Mais pourquoi utiliser lexpression « tout le peuple », et non simplement « la foule »? Un éclairage nous est offert par Lévitique 24, 10-16 qui présente la procédure à suivre en cas de blasphème : « tout le peuple » doit lapider le blasphémateur. Or, Jésus a été accusé de blasphème par le Sanhédrin, et cest donc tout le peuple qui participe au jugement pour blasphème, et aux yeux de Matthieu, cest tout le peuple qui est responsable du sang innocent.
- Mais il y a probablement une raison encore plus importante pour Matthieu de faire référence à « tout le peuple », et elle nous est suggérée par Deutéronome 27, 14-26, qui est une série de malédictions pour des gestes infâmes, auxquelles tout le peuple réagit en disant : Amen (par exemple v. 17 : « Maudit soit celui qui déplace la borne de son prochain. -- Et tout le peuple dira: Amen ». Il sagit du peuple juif en tant que groupe ethnique. Matthieu a la même approche tout au long de son évangile quand il cite lAncien Testament, par exemple 2, 6 (« Et toi, Bethléem, terre de Juda... car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël »), 13, 14-15 (« Cest que lesprit de ce peuple sest épaissi... », 15, 8-9 (« Ce peuple mhonore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi... »). Rappelons-nous que Matthieu écrit son évangile après lan 70, et pour lui ceux qui réclament la mort de Jésus sont les représentants de tout le peuple juif qui souffre de la punition de Dieu à travers la répression de la révolte juive.
- « Que son sang sur nous et sur nos enfants! ». Notons quil ny a pas de verbe dans la formule matthéenne. Pour la compréhension, il nest pas mal dajouter le verbe être (« Que son sang (soit) sur nous »), pourvu quon évite linterprétation dune prophétie ou dun appel à verser le sang. Car cette formule provient de la sainte loi israélite traitant de la responsabilité en cas de mort, et la peine qui lui est associée. Cest lidée que verser le sang est une infraction à lautorité de Dieu et on doit en rendre compte. Par exemple, Lévitique 20, 9 : « Quiconque maudira son père ou sa mère devra mourir. Puisquil a maudit son père ou sa mère, son sang retombera sur lui-même »; par son action, cette personne sest rendue responsable pour son propre sang versé à titre de punition (voir aussi Éz 18, 13; 2 S 1, 16; Jr 26, 15; 51, 35).
- Quarrive-t-il si on punit quelquun quon découvre par la suite être innocent? La Mishna, Sanhedrin 4, 5, considère que dans les situations de peine capitale le sang de celui qui a été condamné par erreur, ainsi que celui de ses enfants sil avait vécu, retombera sur les faux témoins qui lont fait condamner, ainsi que sur leur maisonnée. On aura noté que la responsabilité inclut toute la famille et les descendants.
- Revenons à Pilate qui dit : « À vous de voir! », i.e. prenez la responsabilité de cette action. Dans la perspective de Matthieu, lacceptation de la responsabilité de la part de tout le peuple ne vient pas de ce que ce dernier veut voir le sang couler ou quil est cruel, mais il croit profondément que Jésus est un blasphémateur. Il nen reste pas moins que Jésus est innocent, et pour Matthieu, tout le peuple aura à rendre compte de son sang devant Dieu.
- Quelle est la portée de « sur nous et sur nos enfants »? Dans au moins 3 des 14 occurrences du mot tekna (enfant) chez Matthieu, il désigne les descendants, incluant ceux qui ont vécu la destruction de Jérusalem et de son temple, une période appelée « la grande tribulation » (24, 21) (voir une référence similaire chez Luc 23, 28, quand Jésus dit : « Filles de Jérusalem... pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants! »). Mais, étant donné que la destruction de Jérusalem a eu lieu 40 ans après la mort de Jésus, comment expliquer que le châtiment a pris tant de temps à venir? Le thème qui apporte un élément de réponse dans les milieux judéo-chrétiens est celui du remplacement de lancien Israël par le nouvel, qui inclut maintenant les nations du monde (voir 21, 28-32.33-41; 22, 1-10); il fallait donner le temps à cette nouvelle communauté pour se constituer. Cest ainsi que le Jésus, qui dira à ses disciples de restreindre leur mission aux « brebis perdues de la maison dIsraël » (10, 6), est le même qui dira à la fin de lévangile : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » (28, 19). Alors le peuple dIsraël a-t-il été rejeté pour toujours? Cest ce que semble penser Matthieu. Mais pour lui, tout comme pour lensemble de la Bible, quand une peine est attribuée à Dieu, ce dernier a toujours la souveraineté de pardonner et de briser la chaine de la culpabilité.
- Le Pilate de Jean parle à Jésus et le second tollé pour la crucifixion (Jean 19, 9-15)
- « Doù es-tu? ». Pourquoi Pilate pose-t-il cette question? On peut le comprendre, car Jésus na-t-il pas dit plus tôt : « Ma royauté nest pas dici »? Dans le monde du Proche-Orient, la question de la provenance de quelquun relève de son identité; on connaît quelquun par le lieu doù il vient (par exemple, Jésus de Nazareth). Au début, Pilate a repris le titre quon avait donné à Jésus : es-tu le roi des Juifs? Maintenant, avec ce second interrogatoire où les Juifs laccusent de se faire fils de Dieu (v. 7), la question pointe vers son identité de fils de Dieu; Pilate a évolué depuis le début du procès.
- « Mais Jésus ne lui donna pas de réponse ». Chez Marc/Matthieu, le silence de Jésus devant Pilate exprime sa mépris devant les diverses accusations. Chez Jean, le silence de Jésus est la reconnaissance que Pilate ne pourra jamais comprendre quil est den haut.
- « Ne sais-tu pas que jai pouvoir (exousia) de te relâcher et jai pouvoir de te crucifier? ... Tu naurais aucun pouvoir (exousia) contre moi sil ne tavait été donné den haut ». Comment Pilate peut-il avoir pouvoir sur Jésus, selon Jean, puisque Jésus a dit : « Personne ne menlève la vie ; mais je la donne de moi-même. Jai pouvoir de la donner et jai pouvoir de la reprendre » (10, 18). Il faut donc un accord entre la décision de Pilate denlever la vie de Jésus, et celle de ce dernier de la donner; ainsi, le rôle de Pilate dans le procès lui a été donné den haut, et Jésus est un avec son Père. Le rôle prophétique des opposants à Jésus nest pas nouveau (voir 11, 51 sur Caïphe).
- « Pour cela, celui qui ma livré a le plus grand péché ». Pour Jean, Jésus est la lumière venu dans le monde, et les gens sont jugés par leur réaction face à lui. Il en va de même pour Pilate qui, malgré sa position de juge, est jugé parce quil ne choisit pas la vérité. Cependant, une faute plus grande contre la vérité revient à celui qui a livré Jésus. Ce dernier est un représentant du Prince de ce monde, si bien que Pilate est une figure secondaire à côté du combat titanesque entre Jésus et le monde.
- « Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher ». Pilate est maintenant à lextérieur. Même si nous navons aucune parole du gouverneur, il faut comprendre que son effort pour relâcher Jésus est visible pour les Juifs, ce qui explique leur réaction qui suit.
- « Mais les Juifs vociférèrent (kraugazein), disant : "Si tu relâches celui-là (houtos), tu nes pas ami de César..." ». Jean reprend le verbe kraugazein utilisé au v. 6 pour demander la crucifixion de Jésus, et le pronom houtos (quon pourrait traduire par « ce pauvre type ») utilisé au début du procès en 18, 30. Nous avons un parallélisme sous forme de chiasme. Ici, unique parmi tous les évangélistes, Jean spécifie la raison pour laquelle il cède aux Juifs : la crainte dêtre vu comme déloyal à lempereur. Ce portrait de Pilate chez Jean ressemble à celui de Philon dAlexandrie (Ad Gaium 38 : #301-302) qui le présente comme un être naturellement inflexible et entêté quand les Juifs laccusent de ne pas respecter les coutumes locales, mais qui craint par-dessus tout lenvoi dune ambassade à Rome dénonçant sa conduite comme gouverneur.
- « Quiconque se fait roi contredit (antilegein) César ». Nous revenons ici à laccusation initiale, celle de « roi des Juifs ». Jésus est présenté en compétition avec lempereur, surtout au Proche-Orient où lempereur est vu comme un roi. Le verbe antilegein (parler contre quelquun) décrit une attitude hostile.
- « Pilate... sassit sur le siège curule au lieu dit Lithostrôton, en hébreu Gabbatha ». Jean marque ainsi la solennité du moment alors que Pilate sassoit sur le sella curulis, ou banc du tribunal, pour officialiser sa décision (voir l'analyse de l'Appendice III). Ce lieu semble provenir dune tradition ancienne. Il est appelé lithostrôton, qui signifie littéralement : chaussée de pierre. Gabbatha est un mot araméen (non pas hébreu) provenant de la racine gbh ou gb‛ (être élevé, faire saillie). Il décrit bien le lieu où nous avons précédemment situé le tribunal, devant le palais royal, sur la partie la plus élevée de la colline ouest de Jérusalem.
- « Cétait jour de préparation (paraskeuein) de la Pâque ». Paraskeuein renvoie probablement à lhébreu ‛ereb, en Araméen ‛ărûbā, qui renvoie à « une vigile, la journée précédente ». Et paraskeuein ne désigne pas seulement la journée précédente, mais aussi lactivité de préparation à la journée suivante, une journée importante. Certains biblistes ont essayé dharmoniser ce passage avec les synoptiques qui parlent plutôt de veille de Sabbat, et non veille de la Pâque, et ont fait coïncider la mort de Jésus avec la Pâque. Pourtant notre passage est clair et est léquivalent du ‛ereb pesaḥ, la veille de la Pâque.
- « Cétait environ la sixième heure (midi) ». Certains biblistes ont essayé en vain de réconcilier cette date avec celle de Marc 15, 15 qui écrit quà la 3e heure (9 heure du matin) Jésus a été crucifié : si à midi Jésus na pas encore été condamné, comme peut-il être déjà en croix? Cest oublier quà la fois pour Marc et Jean cette note chronologique vise un but théologique. Selon la littérature rabbinique (voir Mishna Pesaḥim 1.4; 4.1.5), après lheure de midi les prêtres commençaient labattage des agneaux pour le repas pascal. Et la communauté johannique, récemment éjectée de la synagogue, devait comprendre parfaitement la symbolique. Dailleurs, Jean fait référence à la symbolique de la fête des Tentes (cérémonies de la leau et de la lumière, 7, 37-39; 9, 5; 10, 36) et de la Dédicace ou Hanukkah (consécration de lautel du temple) sans sentir le besoin de lexpliquer. De plus, à plusieurs reprises il évoque le motif de lagneau pascal (1, 29.30; 19, 29.36). Ainsi, à lheure même où on immole lagneau pascal, Jésus est condamné pour devenir le nouvel agneau pascal.
- « Voici votre roi... Crucifierai-je votre roi? ». Contrairement à ce que pensent certains biblistes, il ne sagit pas ici dune scène de moquerie. Pilate a fait son choix, il a cédé à la pression des Juifs et condamnera Jésus. En même temps, sous la forme dun dialogue, Jean arrive à la même conclusion que Mt 27, 25 : Pilate a réussi à identifier les véritables responsables de la mort de Jésus, les Juifs. Cest ainsi que ceux-ci répondront à Pilate : « Prends-le! Prends-le! ».
- « Nous navons pas de roi, sinon César ». Cette affirmation doit être lue dans le contexte de plusieurs passages de lAncien Testament, comme Isaïe 26, 13 : « Yahvé notre Dieu, dautres maîtres que toi ont dominé sur nous, mais, attachés à toi seul, nous invoquons ton nom », ou encore la 11e bénédiction du Shemoneh Esreh : « Puisses-tu régner sur nous, toi seul ». Chez Jean, laffirmation des Juifs signifie le rejet de la seigneurie de Dieu en Jésus. Par là, les grands prêtres ont rejeté tout espoir en un roi messie envoyé par Dieu, et ils préfèrent se contenter dune seigneurie civile romaine. Et ainsi, les Juifs sont devenus une nation comme toutes les autres nations du monde, des sujets de Rome, et non plus ce peuple choisi de Dieu. Dans le cadre de la Mishna, Roš Haššana 1.2, qui présente la Pâque comme un temps où le monde est jugé, les Juifs prennent la responsabilité du plus grand péché.
- Jésus est livré pour être (flagellé et) crucifié (Marc 15, 15; Matthieu 27, 26; Jean 19, 16a + 19.1)
- (Mc 15, 15) « Puis Pilate voulant contenter la foule, il leur relâcha Barabbas et il livra Jésus, ayant fait flageller, pour quil fût crucifié ». Marc est le seul à donner une explication à la décision de Pilate : contenter la foule. Le verbe boulesthai (voulant) exprime un désir très fort. Et dans ce verset, Marc utilise deux latinismes, dabord to hikanon poiēsai (littéralement : faire assez), léquivalent grec du verbe latin : satisfacere (satisfaire), puis phragelloun (du latin flagellare, flageller). Pourquoi ces latinismes? Il sagit sans doute dun effort délibéré de Marc de créer un cadre pour une décision légale du gouverneur romain.
- (Lc 23, 25) « Puis il relâcha celui qui avait été jeté en prison pour émeute et meurtre, quils demandaient; puis, il livra Jésus à leur volonté ». Luc accentue le contraste entre un criminel qui est relâché, et un innocent qui est livré.
- Les évangiles ne sont pas clairs sur les motifs pour lesquels Jésus est crucifié. Les biblistes parlent de Lex Iulia de maiestate (crime de lèse-majesté). Mais il ne faut pas simaginer quun préfet dans une province comme la Judée consultait souvent le livre de droit, surtout face à quelquun qui nétait pas citoyen romain. On employait les procédures extra ordinem qui permettaient une grande latitude, et sil fallait éviter les réprimandes de Rome, il valait mieux démontrer un excès de sévérité que de clémence.
- La flagellation
- Seul Marc (et Matthieu) mentionne que Jésus fut flagellé à la fin de son procès. Mais sa formulation est gauche (« il livra Jésus, ayant fait flageller, pour quil fût crucifié »), puisque Jésus aurait été flagellé entre le moment où il est livré et sa crucifixion. Matthieu modifie la séquence de manière plus logique : « ayant fait flageller Jésus, il livra pour quil fût crucifié ». En fait, un délinquant était dénudé, puis lié à un poteau bas ou projeté par terre. Alors on se servait dune verge pour un homme libre, dun bâton pour le personnel militaire, et dun fléau (lanières de cuir avec des morceaux d'os ou de plomb ou des pointes) pour les autres. Ces fléaux étaient constitués de lanières de cuir avec des morceaux ou des pointes dos ou détain.
- Pour les types de châtiment, on peut faire les distinctions suivantes.
- Le châtiment pour les crimes légers. Ce cas est illustré par Lc 23, 16 quand Pilate offre de discipliner (paideuein) Jésus, probablement avec un fouet. Notons que Luc noffre aucune scène où Jésus est vraiment fouetté.
- Le châtiment de torture denquête pour obtenir de linformation dun prisonnier ou pour quil confesse son crime. Ce cas est illustré par Josèphe (La guerre juive, 6.5.3 : #304) qui raconte comment Jésus, fils dAnanias, fut lacéré jusquaux os par des fouets (mastix) sans demander grâce ou pleurer. Actes 22, 24-25 raconte quun tribun romain se préparait à fouetter (mastizein) Paul jusquau moment où il apprit quil était citoyen romain.
- Le châtiment qui faisait partie de la peine de crucifixion, ajoutant aux souffrances du condamné et permettant de contrôler son temps de survie. Cest la scène que nous présentent Marc/Matthieu. Josèphe nous offre aussi un exemple vers lan 60, à lépoque du procurateur Florus, quand ce dernier fit fouetter (mastix) et crucifier des gens.
- Si on se fit à la tradition, il y aurait eu une seule séance de flagellation. Pour des raisons théologiques, Jean la place au milieu des différentes séquences du procès, et à lintérieur du praetorium. Chez Marc (15, 15-16), suivi par Matthieu, elle aurait eu lieu à lextérieur du praetorium, peut-être en présence de Pilate, devant le bēma (banc du tribunal), tout comme un scène racontée par Josèphe (La guerre juive, 2.14.9 : #308).
- La condamnation de Jésus
- Les quatre évangélistes utilisent le verbe paradidonai (livrer), qui est un terme théologique, et non judiciaire. Dans les procès romains qui résultaient en une crucifixion, la sentence était probablement prononcée sous la forme : Ibis in crucem (Tu iras à la croix), ou Abi in crucem (Va-t-en en croix). En grec, le terme usuel qui encadre la peine de mort est katakrinein. Cest exactement ce terme quon trouve dans la troisième annonce de la mort de Jésus : « le Fils de lhomme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront (katakrinein) à mort et le livreront aux païens » (Mc 10, 33; Mt 20, 18). Cependant, lors du procès de Jésus, Luc est le seul évangéliste à utiliser un terme équivalent : « Et Pilate émit le jugement (epikrinein) quil fut fait droit à leur demande » (23, 24). Notons que epikrinein peut revêtir le sens dune sentence officielle, comme on le voit en 2 Maccabées 4, 47 : « ...et quil (le roi) condamna (epikrinein) à mort des malheureux qui, sils avaient plaidé leur cause même devant des Scythes, eussent été renvoyés innocents ». Ainsi, Luc entend décrire un jugement formel et rendre le procès de Jésus conforme aux normes familières des procès romains.
- En raison de labsence du vocabulaire technique pour une condamnation à mort chez Marc, Matthieu et Jean, certains biblistes ont voulu voir dans le procès romain de Jésus, non pas un véritable procès, mais une simple coercitio, une démonstration de la capacité de punir. Cest complètement oublier lintention de ces évangélistes qui font asseoir Pilate sur le bēma (le banc du tribunal), cest oublier que nous sommes devant des récits populaires, non un procès-verbal, cest oublier que le langage théologique de « livrer quelquun » assume une sentence, cest oublier que lexpression : pour quil soit crucifié, est léquivalent de : tu iras à la croix (Ibis in crucem). Dailleurs, quand Josèphe fait référence à la condamnation à mort de Jésus (voir Antiquités judaïques, 18.3.3 : #64), il emploie le terme non technique de epitiman (punir/condamner).
- Parce que Marc, Matthieu et Jean ne présentent pas de sentence de mort explicite, certains biblistes y ont vu un effort pour disculper Pilate. Mais on chercherait en vain une phrase en ce sens. Au contraire, dans la chaîne de ceux qui ont livré (paradidonai) Jésus, Judas aux autorités juives, les autorités juives à Pilate, Pilate en fait partie puisquil le livre à la crucifixion. Le lavement des mains de Pilate chez Matthieu ne peut enlever sa responsabilité, tout comme chez Judas qui remet largent. Quand Jean écrit celui que Judas a le plus grand péché (19, 11), il na reste pas moins que Pilate a un péché.
- Au-delà de tout ce langage, il ne faut pas oublier que le sort de Jésus a quelque chose dodieux. Horace (Satire, 1.3.119) parle de la flagellation comme de quelque chose dhorrible : horribile flagellum. Origène (Commentaire de lévangile de Matthieu, 27, 22-26, #124) décrit la mort en croix comme la chose la plus hideuse (turpissima) qui soit. Et pourtant, cest avec une seule phrase quon décrit lenvoi de Jésus à subir la mort la plus affreuse connue de lAntiquité.
- À qui Jésus est-il livré?
- Analyse
- La tradition préévangélique
Bien avant la rédaction des évangiles, des récits sur la passion de Jésus on circulé. On peut résumer ainsi les éléments de cette tradition.
- Jésus a été livré au préfet romain par les autorités du Sanhédrin juif, plus particulièrement les chefs des prêtres
- Le chef daccusation principal concernait sa prétention à être le roi des Juifs, un titre provenant du 2e et 1ier siècle avant lère chrétienne où des rois régnaient sur la Judée
- Jésus ne sest pas donné la peine de nier ce titre, gardant silence, à lexception dun vague : Tu (le) dis
- Le préfet a reconnu que ce titre nétait pas la véritable source de lantagonisme entre Jésus et les autorités juives, mais sous une pression orchestrée, il a préféré céder que de faire face à un tumulte public sur une question pour laquelle il navait aucun intérêt
- La pression de la foule a été dramatisée pour faire en sorte quelle crie plusieurs fois pour réclamer la crucifixion
- Pilate est présenté comme une figure qui sait que les accusations contre Jésus sont fausses, et cette figure est stylisée dans une des traditions connue de Luc et Jean par la répétition dune affirmation de non-culpabilité.
- Il y avait aussi la mémoire dun certain Barabbas qui aurait été libéré lors dune fête avec le soutien de la foule, mais quon a mis en contraste avec Jésus, en évoquant une procédure coutumière de libérer quelquun à loccasion dune fête
- La réécriture par les évangélistes
- Matthieu
Quand il reçoit cette tradition à travers Marc, Matthieu donne une expansion à certains motifs qui sy trouvent déjà. Cest le cas de celui de la véritable responsabilité dans la mort de Jésus, une responsabilité que lAncien Testament exprime avec la symbolique du sang innocent sur quelquun. Pour Matthieu, cette culpabilité touche tous ceux qui ont été impliqués : Judas, les autorités juives, Pilate et le peuple. Il a ajouté une réflexion populaire sur ce thème, ce qui nous a donné le suicide de Judas et lhistoire des trente pièces dargent, le rêve de la femme de Pilate et le lavement des mains.
- Luc
Il ajoute au procès une oeuvre dramatique tirée des scènes dopposition dHérode à Jésus. En déclarant Jésus non coupable, Hérode devient un autre témoin de son innocence. De plus, Luc structure le procès pour lui donner la forme habituelle des procès romains, la même structure quil utilisera pour les procès de Paul : le chef daccusation est explicité ainsi que la sentence finale.
- Jean
Le quatrième évangéliste a accès à une tradition similaire à celle qui est parvenue à Marc, mais avec beaucoup plus de détails géographiques et temporels qui pourraient bien être historiques : le praetorium, le Lithostrôtos, la journée qui précède le repas pascal. Et surtout, il réorganise profondément le récit de la passion pour en faire un drame en sept épisodes où il nous fait entrer dans son analyse théologique. Cest ainsi quil développe un dialogue entre Pilate et Jésus où, fondamentalement, cest Pilate qui subit son procès, incapable de prendre position face à la vérité révélée en Jésus. Le dialogue quil développe dautre part entre Pilate et les Juifs démontre que le peuple choisi est prêt à renoncer à la souveraineté de Dieu sur lui pour embrasser la royauté de César. Par son travail rédactionnel où il ajoute ces dialogues, tout comme Matthieu la fait en ajoutant plutôt des scènes daction, Jean entend refléter le conflit contemporain des chrétiens avec les leaders des synagogues juives au 1ier siècle.
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Chapitre suivant: Les moqueries romaines et les injures à l'égard de Jésus
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