Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 3, #29. Le procès romain, quatrième partie : condamnation de Jésus, pp 821-861, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Le procès romain, quatrième partie : condamnation de Jésus
(Mc 15, 12-15; Mt 27, 22-26; Lc 23, 20-25; Jn 19, 1.4-16a)


Sommaire

Dans cette section, les quatre évangiles nous présentent une structure semblable : deux tollés de la foule qui demande la mise en mort de Jésus, et la décision de Pilate de céder à la fin à cette pression. Mais chaque évangéliste présente cette tradition à sa façon.

Marc brosse le portrait d’une foule, la même qui a crié pour acclamer Jésus comme messie lors de son entrée triomphale, et qui crie maintenant pour réclamer sa mort. Devant la résistance de Pilate qui ne trouve aucun motif de culpabilité, cette foule crie encore plus fort, si bien que le gouverneur décide de satisfaire à leur désir, libère Barabbas, et livre Jésus pour être crucifié, après l’avoir fait flageller.

Matthieu centre l’enjeu non pas sur le titre de « roi des Juifs », mais sur celui du messie. Et surtout, il accentue la responsabilité du peuple juif dans le sang innocent qui a été versé, et qui repose maintenant sur ce peuple, invitant à la punition, un thème provenant de l’Ancien Testament. Puis, il nous présente un Pilate qui se comporte comme un Juif qui connaît les coutumes du Deutéronome et se lave les mains devant la foule, pour récuser sa responsabilité dans la mort de Jésus, un geste en fait vain, tout comme celui de Judas qui jette l’argent reçu. Mais il introduit un groupe prêt à assumer cette responsabilité : le peuple juif, pas seulement les contemporains de Jésus, mais aussi toutes les générations futures.

Luc partage avec Jean une tradition où, par trois fois, Pilate proclame l’innocence de Jésus. Le Pilate de Luc est celui qui résiste le plus à la foule et propose l’option de discipliner Jésus par le fouet plutôt que de le tuer. Dans l’ensemble, il essaie de présenter un procès qui suit les coutumes des procès romains, avec un chef d’accusation explicité au début, et un jugement formel à la fin.

Jean nous offre le récit le plus élaboré. Quand Pilate fait flageller Jésus et le présente aux Juifs dans un état misérable, encore revêtu de ses habits royaux, avec l’expression : « Voici l’homme », l’équivalent de : voici votre pauvre type, il espère en vain convaincre la foule de laisser tomber l’accusation. Mais Jean révèle le vrai motif d’accusation : il s’est fait fils de Dieu. De plus, quand il mentionne la grande peur de Pilate, il entend désigner sa peur devant la vérité révélée en Jésus. La décision de Pilate de faire mourir Jésus intervient au moment où on immole au temple les agneaux pour le repas pascal. Au-delà des éléments historiques, Jean nous fait entrer dans son monde théologique. La scène se termine avec le triste constat que ces Juifs, qui avaient revendiqué la souveraineté de Dieu seul sur leur vie, acceptent maintenant de devenir les sujets de César.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Le premier tollé pour la crucifixion et la réponse de Pilate (Marc 15, 12-14a; Matthieu 27, 22-23a; Luc 23, 20-22; Jean 19, 1.4-8)
      1. Marc 15, 12-14a
      2. Matthieu 27, 22-23a
      3. Luc 23, 20-22
      4. Jean 19, 4-8
    2. Le second tollé pour la crucifixion dans les synoptiques; le Pilate de Matthieu se lave les mains (Marc 15, 14b; Luc 23, 23; Matthieu 27, 23b-25)
      1. Marc 15, 14b et Luc 23, 23
      2. Matthieu 27, 23b-25
    3. Le Pilate de Jean parle à Jésus et le second tollé pour la crucifixion (Jean 19, 9-15)
    4. Jésus est livré pour être (flagellé et) crucifié (Marc 15, 15; Matthieu 27, 26; Jean 19, 16a + 19.1)
      1. La flagellation
      2. La condamnation de Jésus
      3. À qui Jésus est-il livré?
  3. Analyse

  1. Traduction

    Nous présentons une traduction la plus littérale possible, en particulier pour refléter le temps des verbes grecs, afin de permettre ainsi la comparaison entre chaque évangéliste. Les passages chez Matthieu, Luc ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Ce qui est propre à Matthieu et Luc est en couleur bleue. En rouge ce qui est propre à Jean et à un autre évangéliste.

    Marc 15Matthieu 27Luc 23Jean 19
    1 Alors Pilate prit Jésus et le fit fouetter.
    12a Puis, Pilate, de nouveau, répondant,22a Pilate20a Puis, de nouveau, Pilate
    12b leur disait :22b leur dit :20b leur adressa la parole, voulant relâcher Jésus.
    12c « Que ferais-je donc (de celui) que vous dites le roi des Juifs? »22c « Que ferais-je donc de Jésus qui (est) dit Messie? »
    13 Puis, eux crièrent de nouveau : « Aie crucifié-lui! »22d Tous disent : « Qu’il ait été crucifié! »21 Puis, eux clamaient disant : « Crucifie-lui! Crucifie-lui! »
    14a Puis, lui Pilate disait à eux : « Car quoi qui est mal a-t-il fait? »23a Puis, lui déclara : « Car quoi qui est mal a-t-il fait? »22 Puis, lui dit vers eux pour la troisième (fois) : « Car quoi qui est mal a-t-il fait celui-là? Je n’ai trouvé en lui aucun motif de mort. Je le relâcherai donc après l’avoir châtié. »
    14b Puis eux, plus fort crièrent : « Aie crucifié-lui! »23b Puis eux, plus fort, criaient, disant : « Qu’il ait été crucifié! »23 Puis eux insistaient à grandes clameurs, exigeant que lui avoir été crucifié. Et leurs clameurs gagnaient en violence.
    24 Puis Pilate, voyant que rien ne servait, mais qu’il s’ensuivait plutôt du tumulte, ayant pris de l’eau, se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je suis innocent du sang de celui-ci; à vous de voir! »
    25 Et tout le peuple, répondant, dit : « Que son sang (soit) sur nous et sur nos enfants! »
    15a Puis Pilate voulant contenter la foule,24 Et Pilate émit le jugement qu’il fut fait droit à leur demande.
    15b il leur relâcha Barabbas26a Alors il leur relâcha Barabbas.25a Puis il relâcha celui qui avait été jeté en prison pour émeute et meurtre, qu’ils demandaient;
    4 Et Pilate sortit de nouveau dehors et leur dit : « Voici, je vous le mène dehors afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif ».
    5 Alors Jésus sortit dehors, portant la couronne épineuse et le manteau pourpre. Et leur dit : « Voici l’homme. »
    6 Alors, quand ils le virent, les grands prêtres et les gardes vociférèrent disant : « Aie crucifié! Aie crucifié! » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le, car moi, je ne trouve en lui de motif. »
    7 Les Juifs lui répondirent : « Nous avons une Loi, et selon la Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu. »
    8 Pilate, donc, lorsqu’il eut entendu cette parole, eut davantage peur,
    9 et il entra dans le prétoire de nouveau et il dit à Jésus : « D’où es-tu? » Mais Jésus ne lui donna pas de réponse.
    10 Pilate dit donc : « Tu ne me parles pas? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et j’ai pouvoir de te crucifier? »
    11 Jésus répondit : « Tu n’aurais aucun pouvoir contre moi s’il ne t’avait été donné d’en haut. Pour cela, celui qui m’a livré a le plus grand péché. »
    12 Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs vociférèrent, disant : « Si tu relâches celui-là, tu n’es pas ami de César. Quiconque se fait roi contredit César. »
    13 Alors, Pilate, ayant entendu ces paroles, mena Jésus dehors et s’assit sur le siège curule au lieu dit Lithostrôton, en hébreu Gabbatha.
    14 Puis, c’était jour de préparation de la Pâque, c’était environ la sixième heure. Et il dit aux Juifs : « Voici votre roi. »
    15 Ceux-là vociférèrent : « Prends(-le), Prends(-le)! Aie crucifié-lui! » Pilate leur dit : Crucifierai-je votre roi? » Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons pas de roi, sinon César. »
    15c et il livra Jésus, ayant fait flageller, pour qu’il fût crucifié.26b puis, ayant fait flageller Jésus, il livra pour qu’il fût crucifié.25b puis, il livra Jésus à leur volonté.16a Alors il le leur livra donc pour qu’il fût crucifié.

  2. Commentaire

    Le désir de Pilate de relâcher Jésus entraîne un premier tollé de la foule, puis un deuxième tollé quand il résiste à leur demande, et c’est alors que Pilate cède à leur désir. Jean nous offre un récit plus long et plus dramatique, mais on peut néanmoins y déceler les deux tollés et l’acquiescement de Pilate à la fin pour que Jésus soit crucifié. C’est le plan que nous allons suivre. Mais la partie sur le deuxième tollé aura des subdivisions en raison de la longueur du récit entraîné par le lavement des mains de Pilate chez Matthieu et le dialogue Pilate-Jésus chez Jean.

    1. Le premier tollé pour la crucifixion et la réponse de Pilate (Marc 15, 12-14a; Matthieu 27, 22-23a; Luc 23, 20-22; Jean 19, 1.4-8)

      1. Marc 15, 12-14a

        v. 12

        • « Pilate leur disait ». Par « leur », Marc désigne cette foule qui a été excitée par les grands prêtres et qui a demandé la libération de Barabbas.
        • Le « de nouveau » renvoie à la question précédente du v. 9 où Pilate a posé la question de la libération de Jésus.
        • En posant la question « Que ferais-je donc... » à la foule, Pilate nous donne l’indice qu’il se laissera influencer par elle.
        • « le roi des Juifs ». Pilate ne connaît Jésus que par son chef d’accusation, et jamais il ne prononce le nom de Jésus.

        v. 13

        • « crièrent de nouveau ». Pourquoi « de nouveau » alors que la foule n’a pas encore crié? L’adverbe a probablement le sens de « répliquer » à la question de Pilate.
        • « crièrent » (krazein) est ironiquement le même verbe utilisé lors de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem où il a été acclamé par la foule.

        v. 14a

        • « Pilate disait ». L’imparfait du verbe exprime la continuité, et donc la persistance du gouverneur avec une troisième tentative pour gérer correctement la situation de Jésus.
        • « Car quoi qui est mal (kakos) a-t-il fait? ». Cette phrase de Marc est la façon pour Marc de proclamer l’innocence de Jésus qui est affirmée trois fois chez Luc et Jean. Le mot kakos apparaît également en Jean 18, 23.30 et semble provenir d’une tradition ancienne sur l’innocence de Jésus, un écho d’Isaïe 53, 9.

      2. Matthieu 27, 22-23a

        • Le récit de Matthieu reprend presque tel quel celui de Marc, et en plus bref, mais il a enlevé le suspense à la question de Pilate, puisque nous savons déjà que les grands prêtres ont excité la foule pour qu’elle demande la mort de Jésus (voir v. 20).
        • Matthieu préfère « Messie » à « roi des Juifs », et donc affirme que c’est le messie que la foule veut faire mourir.
        • « Tous disent ». Matthieu nous prépare au v. 25 où c’est tout le peuple qui assume la responsabilité de cette mort.

      3. Luc 23, 20-22

        • L’évangéliste reprend la structure de Marc, mais il réécrit à sa façon le récit.
        • Alors que Marc emploie le verbe « crier » (krazein) et Jean « vociférer » (kraugazein), Luc préfère les verbes « adresser la parole » pour Pilate (prosphōnein) et « clamer » (epiphōnein) pour la foule, puis les noms « clameurs » (phōnē) au v. 23; l’utilisation de la même racine met Pilate et la foule au même niveau.
        • Le doublet « Crucifie-lui! Crucifie-lui! » ressemble à ce qu’on trouve chez Jean 19, 6, une indication que les deux évangélistes puisent à une source semblable.
        • Le v. 22 est une combinaison de Marc (« Car quoi qui est mal a-t-il fait? ») et d’une source que Luc partage avec Jean (« Je n’ai trouvé en lui aucun motif »).
        • Avec son « Je le relâcherai donc après l’avoir châtié », le Pilate de Luc est celui qui résiste le plus fort à la pression de la foule.

      4. Jean 19, 4-8

        On trouve ici les mêmes éléments fondamentaux que Marc, mais dans un cadre plus étendu et plus dramatique.

        v. 1-3 « Pilate... le fit fouetter »

        • Alors que Marc place à la fin du procès la flagellation et les moqueries romaines, Jean les place en plein milieu. Et chez lui, il ne s’agit pas de flagellation, mais de coups de fouet, une peine moindre dans l’espoir chez Pilate de satisfaire les Juifs et de les amener à vouloir relâcher l’être devenu si misérable.
        • Notons que le Pilate de Luc arrive avec une proposition semblable (v. 22), celle de châtier Jésus (par le fouet), mais chez Jean il y a une description des coups donnés (v. 3).

        v. 4 « ...que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif »

        • C’est la deuxième affirmation d’innocence de Jésus de la part de Pilate, une reprise à peu près mot à mot de 18, 38.

        v. 5 « ... Jésus sortit dehors, portant la couronne épineuse... Voici l’homme »

        • Le fait même que Jésus garde ses vêtements royaux est le signe du peu de crédibilité que Pilate accorde à l’accusation de « roi des Juifs ».
        • Quel est le sens de l’expression « Voici l’homme »? Les biblistes ont cherché à donner tous les sens possibles au mot « homme » (anthrōpos) : « pauvre type », une façon de ridiculiser sa prétention à la royauté; « voici un (vrai) homme », une façon de décrire la forte impression de Jésus sur Pilate; « l’homme » en tant que représentant de l’homme originel; l’homme dans l’expression « fils de l’homme »; l’homme dont le nom est Germe (Zacharie 6, 12), une référence au messie davidique. Aucune de ces propositions ne s’imposent, et la solution la plus simple est d’y voir un geste de Pilate pour montrer l’état pathétique de Jésus, un être incapable de défier Rome ou les Juifs.

        v. 6 « les grands prêtres et les gardent vociférèrent ... Aie crucifié! Aie crucifié! ... Prenez-le vous-mêmes... »

        • Ici, ce sont les grands prêtres et les gardes, au v. suivant ce sera les Juifs, une façon pour Jean d’affirmer que toute la collectivité participe unanimement à cette action.
        • « Prenez-le vous-mêmes » exprime l’exaspération de Pilate.

        v. 7 « Nous avons une Loi... il s’est fait fils de Dieu »

        • De quelle Loi s’agit-il ici? Certains pensent qu’il s’agit de Lévitique 24, 16 : « Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera ». En effet, au cours de l’évangile de Jean, on reproche à Jésus d’appeler Dieu son père (5, 18), ou de se faire l’égal de Dieu (10, 3).
        • Ici, en mettant dans la bouche des Juifs le titre de « fils de Dieu », Jean affirme que c’est le fils même de Dieu qu’ils rejettent. N’oublions pas que l’évangéliste écrit dans le dernier tiers du 1ier siècle, après la destruction du temple, alors que la Loi a acquis une importante primordiale dans le monde juif, et pour les chrétiens, la divinité de Jésus s’imposait progressivement au coeur même de leur foi en l’unicité de Dieu. Aussi, derrière le procès romain, Jean décrit le conflit Juifs-Chrétiens.

        v. 8 « Pilate... eut davantage peur »

        • C’est la première fois que Jean mentionne la peur de Pilate. Aussi faut-il traduire « davantage » par « très ».
        • De quel peur s’agit-il? Une peur politique qui affecte sa carrière est possible. Mais si on entre dans la perspective de Jean, il s’agit plutôt de la peur de prendre une décision entre la lumière et les ténèbres, entre la vérité et le mensonge. Jésus lui a dit qu’il est venu pour rendre témoignage à la vérité (18, 37). Pilate a peur, car il devient de plus en plus clair qu’il sera incapable d’échapper à l’obligation de se prononcer sur la vérité.

    2. Le second tollé pour la crucifixion dans les synoptiques; le Pilate de Matthieu se lave les mains (Marc 15, 14b; Luc 23, 23; Matthieu 27, 23b-25)

      Ce second tollé est présent dans les quatre évangiles, mais Pilate y réagit différemment : chez Marc et Luc, il y donne immédiatement suite, chez Matthieu il prend le temps de se laver les mains et oblige le peuple à en prendre la responsabilité, chez Jean il entre dans un dialogue avec Jésus et les Juifs.

      1. Marc 15, 14b et Luc 23, 23

        • Chez Marc, la foule crie plus fort (perissōs), et c’est ce qui semble expliquer la décision de Pilate d’acquiescer à leur demande.
        • Luke 23 : 23 décrit le deuxième tollé de crucifixion en utilisant le verbe aiten. Lorsque Marc 15:8 utilisait ce verbe pour décrire l'action de la foule, nous l'avons traduit par "demander", car il n'y avait pas d'antagonisme accru entre la foule et Pilate ; mais ici, il faut le traduire par "exiger" en raison de l’atmosphère où les clameurs gagnent en violence.

      2. Matthieu 27, 23b-25

        • Le verset 25 (« Que son sang (soit) sur nous et sur nos enfants ») a une longue histoire tragique qui a alimenté un sentiment de haine vis-à-vis des Juifs et a été perçu à tort comme une malédiction qu’ils ont appelée sur eux-mêmes.

        • Dans le contexte de la communauté de Matthieu, persécutée par les autorités juives, on peut comprendre que les chrétiens aient interprété la chute de Jérusalem en l’an 70 et la destruction du temple comme l’expression de la colère de Dieu face à la crucifixion de Jésus. C’est une réaction similaire dont témoigne Ézéchiel 9, 8-11 devant la destruction du premier temple vers l’an -587 qu’il attribue à la perversité d’Israël. Josèphe (La guerre juive, 4.6.3 : #386-388), pour sa part, un contemporain de Matthieu, en attribue la faute à la brutalité des groupes juifs les uns contre les autres et à leur impiété.

        • Origène (vers l’an 240) semble le premier à insister sur la responsabilité de l’ensemble du peuple juif : « Pour cette raison, le sang de Jésus est non seulement sur ceux qui vivaient à ce moment là, mais sur toutes les générations de Juifs qui suivirent jusqu’à la fin des temps » (Sur l’évangile selon Matthieu, 27, 22-26, #124). Il sera suivi par plusieurs grands noms du christianisme.

        • Mais on ne peut nier chez Matthieu son hostilité face à la synagogue dans la façon dont il détermine la responsabilité de la mort de Jésus, quand il emploie les expressions « tout le peuple », « sur nous » et « sur nos enfants ». Et si on ajoute à cette scène celle de la culpabilité de Judas qui a versé un sang innocent et celle du songe de la femme de Pilate sur l’homme juste, on obtient un drame qui n’est surpassé que par le chef-d’oeuvre de Jean.

        • Il est important de saisir que nous sommes devant une dramatisation théologique. Car l’épisode est une composition de Matthieu utilisant une tradition populaire autour du thème du sang innocent de Jésus et de la responsabilité qui en découle, une tradition qui nous a aussi donné l’épisode de Judas et du songe de la femme de Pilate. Cela n’empêche pas qu’il y ait un petit noyau historique à l’origine de cette tradition, comme le laisse percevoir Actes 5, 28 (« Vous (les apôtres) voulez ainsi faire retomber sur nous (les grands prêtres) le sang de cet homme-là! »).

        • En nous présentant un Pilate qui prend de l’eau et se lave les mains en présence de la foule, Matthieu donne l’impression que le gouverneur a lu l’Ancien Testament et suit les coutumes légales juives. Il reste que cette scène devait être intelligible à la fois pour les Juifs et les Gentils, car on connait des parallèles dans la littérature gréco-romaine sur le lavement comme purification protectrice.

        • Le geste de Pilate a sa source en Deutéronome 21, 1-9 qui spécifie les procédures à suivre quand on découvre un homme assassiné dans la campagne sans qu’on connaisse le coupable, et plus particulièrement les v. 6-8 :
          « Tous les anciens de la ville la plus proche de l’homme tué se laveront les mains dans le cours d’eau... Ils prononceront ces paroles: "Nos mains n’ont pas versé ce sang et nos yeux n’ont rien vu"... et ne laisse pas verser un sang innocent au milieu d’Israël ton peuple ».
          L’évangile de Pierre (milieu 2e s.), un écrit apocryphe chrétien anti-juif, note que ni les Juifs ni Hérode ne se sont lavé les mains (1, 1), et même n’ont pas souhaité le faire. Quoi qu’il en soit, Pilate répond à la demande de sa conjointe.

        • « à vous de voir! ». C’est la même expression qu’on a eu dans la bouche des grands prêtres et des anciens quand Judas remet l’argent de la trahison (27, 4). Mais cette phrase est vaine, car Pilate ne peut pas éviter d’assumer sa responsabilité dans la mort de Jésus, tout comme Judas. Pour ce dernier, la punition de Dieu est son suicide. De même, pour les grands prêtres dans cette séquence avec Judas, ils sont d’autant plus responsables que ce sont eux qui ont prononcé cette sentence de mort contre Jésus. Dans le cas de Pilate, sa tentative d’éviter la responsabilité de la mort de Jésus ne peut être efficace selon le Deutéronome que si les anciens sont innocents, ce qui n’est pas le cas.

        • Alors que Pilate refuse d’assumer cette responsabilité, il y a un groupe qui est d’accord pour l’assumer, « tout le peuple ». Ce groupe inclut les grands prêtres et les anciens. Mais pourquoi utiliser l’expression « tout le peuple », et non simplement « la foule »? Un éclairage nous est offert par Lévitique 24, 10-16 qui présente la procédure à suivre en cas de blasphème : « tout le peuple » doit lapider le blasphémateur. Or, Jésus a été accusé de blasphème par le Sanhédrin, et c’est donc tout le peuple qui participe au jugement pour blasphème, et aux yeux de Matthieu, c’est tout le peuple qui est responsable du sang innocent.

        • Mais il y a probablement une raison encore plus importante pour Matthieu de faire référence à « tout le peuple », et elle nous est suggérée par Deutéronome 27, 14-26, qui est une série de malédictions pour des gestes infâmes, auxquelles tout le peuple réagit en disant : Amen (par exemple v. 17 : « Maudit soit celui qui déplace la borne de son prochain. -- Et tout le peuple dira: Amen ». Il s’agit du peuple juif en tant que groupe ethnique. Matthieu a la même approche tout au long de son évangile quand il cite l’Ancien Testament, par exemple 2, 6 (« Et toi, Bethléem, terre de Juda... car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël »), 13, 14-15 (« C’est que l’esprit de ce peuple s’est épaissi... », 15, 8-9 (« Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi... »). Rappelons-nous que Matthieu écrit son évangile après l’an 70, et pour lui ceux qui réclament la mort de Jésus sont les représentants de tout le peuple juif qui souffre de la punition de Dieu à travers la répression de la révolte juive.

        • « Que son sang sur nous et sur nos enfants! ». Notons qu’il n’y a pas de verbe dans la formule matthéenne. Pour la compréhension, il n’est pas mal d’ajouter le verbe être (« Que son sang (soit) sur nous »), pourvu qu’on évite l’interprétation d’une prophétie ou d’un appel à verser le sang. Car cette formule provient de la sainte loi israélite traitant de la responsabilité en cas de mort, et la peine qui lui est associée. C’est l’idée que verser le sang est une infraction à l’autorité de Dieu et on doit en rendre compte. Par exemple, Lévitique 20, 9 : « Quiconque maudira son père ou sa mère devra mourir. Puisqu’il a maudit son père ou sa mère, son sang retombera sur lui-même »; par son action, cette personne s’est rendue responsable pour son propre sang versé à titre de punition (voir aussi Éz 18, 13; 2 S 1, 16; Jr 26, 15; 51, 35).

        • Qu’arrive-t-il si on punit quelqu’un qu’on découvre par la suite être innocent? La Mishna, Sanhedrin 4, 5, considère que dans les situations de peine capitale le sang de celui qui a été condamné par erreur, ainsi que celui de ses enfants s’il avait vécu, retombera sur les faux témoins qui l’ont fait condamner, ainsi que sur leur maisonnée. On aura noté que la responsabilité inclut toute la famille et les descendants.

        • Revenons à Pilate qui dit : « À vous de voir! », i.e. prenez la responsabilité de cette action. Dans la perspective de Matthieu, l’acceptation de la responsabilité de la part de tout le peuple ne vient pas de ce que ce dernier veut voir le sang couler ou qu’il est cruel, mais il croit profondément que Jésus est un blasphémateur. Il n’en reste pas moins que Jésus est innocent, et pour Matthieu, tout le peuple aura à rendre compte de son sang devant Dieu.

        • Quelle est la portée de « sur nous et sur nos enfants »? Dans au moins 3 des 14 occurrences du mot tekna (enfant) chez Matthieu, il désigne les descendants, incluant ceux qui ont vécu la destruction de Jérusalem et de son temple, une période appelée « la grande tribulation » (24, 21) (voir une référence similaire chez Luc 23, 28, quand Jésus dit : « Filles de Jérusalem... pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants! »). Mais, étant donné que la destruction de Jérusalem a eu lieu 40 ans après la mort de Jésus, comment expliquer que le châtiment a pris tant de temps à venir? Le thème qui apporte un élément de réponse dans les milieux judéo-chrétiens est celui du remplacement de l’ancien Israël par le nouvel, qui inclut maintenant les nations du monde (voir 21, 28-32.33-41; 22, 1-10); il fallait donner le temps à cette nouvelle communauté pour se constituer. C’est ainsi que le Jésus, qui dira à ses disciples de restreindre leur mission aux « brebis perdues de la maison d’Israël » (10, 6), est le même qui dira à la fin de l’évangile : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » (28, 19). Alors le peuple d’Israël a-t-il été rejeté pour toujours? C’est ce que semble penser Matthieu. Mais pour lui, tout comme pour l’ensemble de la Bible, quand une peine est attribuée à Dieu, ce dernier a toujours la souveraineté de pardonner et de briser la chaine de la culpabilité.

    3. Le Pilate de Jean parle à Jésus et le second tollé pour la crucifixion (Jean 19, 9-15)

      • « D’où es-tu? ». Pourquoi Pilate pose-t-il cette question? On peut le comprendre, car Jésus n’a-t-il pas dit plus tôt : « Ma royauté n’est pas d’ici »? Dans le monde du Proche-Orient, la question de la provenance de quelqu’un relève de son identité; on connaît quelqu’un par le lieu d’où il vient (par exemple, Jésus de Nazareth). Au début, Pilate a repris le titre qu’on avait donné à Jésus : es-tu le roi des Juifs? Maintenant, avec ce second interrogatoire où les Juifs l’accusent de se faire fils de Dieu (v. 7), la question pointe vers son identité de fils de Dieu; Pilate a évolué depuis le début du procès.

      • « Mais Jésus ne lui donna pas de réponse ». Chez Marc/Matthieu, le silence de Jésus devant Pilate exprime sa mépris devant les diverses accusations. Chez Jean, le silence de Jésus est la reconnaissance que Pilate ne pourra jamais comprendre qu’il est d’en haut.

      • « Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir (exousia) de te relâcher et j’ai pouvoir de te crucifier? ... Tu n’aurais aucun pouvoir (exousia) contre moi s’il ne t’avait été donné d’en haut ». Comment Pilate peut-il avoir pouvoir sur Jésus, selon Jean, puisque Jésus a dit : « Personne ne m’enlève la vie ; mais je la donne de moi-même. J’ai pouvoir de la donner et j’ai pouvoir de la reprendre » (10, 18). Il faut donc un accord entre la décision de Pilate d’enlever la vie de Jésus, et celle de ce dernier de la donner; ainsi, le rôle de Pilate dans le procès lui a été donné d’en haut, et Jésus est un avec son Père. Le rôle prophétique des opposants à Jésus n’est pas nouveau (voir 11, 51 sur Caïphe).

      • « Pour cela, celui qui m’a livré a le plus grand péché ». Pour Jean, Jésus est la lumière venu dans le monde, et les gens sont jugés par leur réaction face à lui. Il en va de même pour Pilate qui, malgré sa position de juge, est jugé parce qu’il ne choisit pas la vérité. Cependant, une faute plus grande contre la vérité revient à celui qui a livré Jésus. Ce dernier est un représentant du Prince de ce monde, si bien que Pilate est une figure secondaire à côté du combat titanesque entre Jésus et le monde.

      • « Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher ». Pilate est maintenant à l’extérieur. Même si nous n’avons aucune parole du gouverneur, il faut comprendre que son effort pour relâcher Jésus est visible pour les Juifs, ce qui explique leur réaction qui suit.

      • « Mais les Juifs vociférèrent (kraugazein), disant : "Si tu relâches celui-là (houtos), tu n’es pas ami de César..." ». Jean reprend le verbe kraugazein utilisé au v. 6 pour demander la crucifixion de Jésus, et le pronom houtos (qu’on pourrait traduire par « ce pauvre type ») utilisé au début du procès en 18, 30. Nous avons un parallélisme sous forme de chiasme. Ici, unique parmi tous les évangélistes, Jean spécifie la raison pour laquelle il cède aux Juifs : la crainte d’être vu comme déloyal à l’empereur. Ce portrait de Pilate chez Jean ressemble à celui de Philon d’Alexandrie (Ad Gaium 38 : #301-302) qui le présente comme un être naturellement inflexible et entêté quand les Juifs l’accusent de ne pas respecter les coutumes locales, mais qui craint par-dessus tout l’envoi d’une ambassade à Rome dénonçant sa conduite comme gouverneur.

      • « Quiconque se fait roi contredit (antilegein) César ». Nous revenons ici à l’accusation initiale, celle de « roi des Juifs ». Jésus est présenté en compétition avec l’empereur, surtout au Proche-Orient où l’empereur est vu comme un roi. Le verbe antilegein (parler contre quelqu’un) décrit une attitude hostile.

      • « Pilate... s’assit sur le siège curule au lieu dit Lithostrôton, en hébreu Gabbatha ». Jean marque ainsi la solennité du moment alors que Pilate s’assoit sur le sella curulis, ou banc du tribunal, pour officialiser sa décision (voir l'analyse de l'Appendice III). Ce lieu semble provenir d’une tradition ancienne. Il est appelé lithostrôton, qui signifie littéralement : chaussée de pierre. Gabbatha est un mot araméen (non pas hébreu) provenant de la racine gbh ou gb‛ (être élevé, faire saillie). Il décrit bien le lieu où nous avons précédemment situé le tribunal, devant le palais royal, sur la partie la plus élevée de la colline ouest de Jérusalem.

      • « C’était jour de préparation (paraskeuein) de la Pâque ». Paraskeuein renvoie probablement à l’hébreu ‛ereb, en Araméen ‛ărûbā’, qui renvoie à « une vigile, la journée précédente ». Et paraskeuein ne désigne pas seulement la journée précédente, mais aussi l’activité de préparation à la journée suivante, une journée importante. Certains biblistes ont essayé d’harmoniser ce passage avec les synoptiques qui parlent plutôt de veille de Sabbat, et non veille de la Pâque, et ont fait coïncider la mort de Jésus avec la Pâque. Pourtant notre passage est clair et est l’équivalent du ‛ereb pesaḥ, la veille de la Pâque.

      • « C’était environ la sixième heure (midi) ». Certains biblistes ont essayé en vain de réconcilier cette date avec celle de Marc 15, 15 qui écrit qu’à la 3e heure (9 heure du matin) Jésus a été crucifié : si à midi Jésus n’a pas encore été condamné, comme peut-il être déjà en croix? C’est oublier qu’à la fois pour Marc et Jean cette note chronologique vise un but théologique. Selon la littérature rabbinique (voir Mishna Pesaḥim 1.4; 4.1.5), après l’heure de midi les prêtres commençaient l’abattage des agneaux pour le repas pascal. Et la communauté johannique, récemment éjectée de la synagogue, devait comprendre parfaitement la symbolique. D’ailleurs, Jean fait référence à la symbolique de la fête des Tentes (cérémonies de la l’eau et de la lumière, 7, 37-39; 9, 5; 10, 36) et de la Dédicace ou Hanukkah (consécration de l’autel du temple) sans sentir le besoin de l’expliquer. De plus, à plusieurs reprises il évoque le motif de l’agneau pascal (1, 29.30; 19, 29.36). Ainsi, à l’heure même où on immole l’agneau pascal, Jésus est condamné pour devenir le nouvel agneau pascal.

      • « Voici votre roi... Crucifierai-je votre roi? ». Contrairement à ce que pensent certains biblistes, il ne s’agit pas ici d’une scène de moquerie. Pilate a fait son choix, il a cédé à la pression des Juifs et condamnera Jésus. En même temps, sous la forme d’un dialogue, Jean arrive à la même conclusion que Mt 27, 25 : Pilate a réussi à identifier les véritables responsables de la mort de Jésus, les Juifs. C’est ainsi que ceux-ci répondront à Pilate : « Prends-le! Prends-le! ».

      • « Nous n’avons pas de roi, sinon César ». Cette affirmation doit être lue dans le contexte de plusieurs passages de l’Ancien Testament, comme Isaïe 26, 13 : « Yahvé notre Dieu, d’autres maîtres que toi ont dominé sur nous, mais, attachés à toi seul, nous invoquons ton nom », ou encore la 11e bénédiction du Shemoneh Esreh : « Puisses-tu régner sur nous, toi seul ». Chez Jean, l’affirmation des Juifs signifie le rejet de la seigneurie de Dieu en Jésus. Par là, les grands prêtres ont rejeté tout espoir en un roi messie envoyé par Dieu, et ils préfèrent se contenter d’une seigneurie civile romaine. Et ainsi, les Juifs sont devenus une nation comme toutes les autres nations du monde, des sujets de Rome, et non plus ce peuple choisi de Dieu. Dans le cadre de la Mishna, Roš Haššana 1.2, qui présente la Pâque comme un temps où le monde est jugé, les Juifs prennent la responsabilité du plus grand péché.

    4. Jésus est livré pour être (flagellé et) crucifié (Marc 15, 15; Matthieu 27, 26; Jean 19, 16a + 19.1)

      • (Mc 15, 15) « Puis Pilate voulant contenter la foule, il leur relâcha Barabbas et il livra Jésus, ayant fait flageller, pour qu’il fût crucifié ». Marc est le seul à donner une explication à la décision de Pilate : contenter la foule. Le verbe boulesthai (voulant) exprime un désir très fort. Et dans ce verset, Marc utilise deux latinismes, d’abord to hikanon poiēsai (littéralement : faire assez), l’équivalent grec du verbe latin : satisfacere (satisfaire), puis phragelloun (du latin flagellare, flageller). Pourquoi ces latinismes? Il s’agit sans doute d’un effort délibéré de Marc de créer un cadre pour une décision légale du gouverneur romain.

      • (Lc 23, 25) « Puis il relâcha celui qui avait été jeté en prison pour émeute et meurtre, qu’ils demandaient; puis, il livra Jésus à leur volonté ». Luc accentue le contraste entre un criminel qui est relâché, et un innocent qui est livré.

      • Les évangiles ne sont pas clairs sur les motifs pour lesquels Jésus est crucifié. Les biblistes parlent de Lex Iulia de maiestate (crime de lèse-majesté). Mais il ne faut pas s’imaginer qu’un préfet dans une province comme la Judée consultait souvent le livre de droit, surtout face à quelqu’un qui n’était pas citoyen romain. On employait les procédures extra ordinem qui permettaient une grande latitude, et s’il fallait éviter les réprimandes de Rome, il valait mieux démontrer un excès de sévérité que de clémence.

      1. La flagellation

        • Seul Marc (et Matthieu) mentionne que Jésus fut flagellé à la fin de son procès. Mais sa formulation est gauche (« il livra Jésus, ayant fait flageller, pour qu’il fût crucifié »), puisque Jésus aurait été flagellé entre le moment où il est livré et sa crucifixion. Matthieu modifie la séquence de manière plus logique : « ayant fait flageller Jésus, il livra pour qu’il fût crucifié ». En fait, un délinquant était dénudé, puis lié à un poteau bas ou projeté par terre. Alors on se servait d’une verge pour un homme libre, d’un bâton pour le personnel militaire, et d’un fléau (lanières de cuir avec des morceaux d'os ou de plomb ou des pointes) pour les autres. Ces fléaux étaient constitués de lanières de cuir avec des morceaux ou des pointes d’os ou d’étain.

        • Pour les types de châtiment, on peut faire les distinctions suivantes.

          1. Le châtiment pour les crimes légers. Ce cas est illustré par Lc 23, 16 quand Pilate offre de discipliner (paideuein) Jésus, probablement avec un fouet. Notons que Luc n’offre aucune scène où Jésus est vraiment fouetté.

          2. Le châtiment de torture d’enquête pour obtenir de l’information d’un prisonnier ou pour qu’il confesse son crime. Ce cas est illustré par Josèphe (La guerre juive, 6.5.3 : #304) qui raconte comment Jésus, fils d’Ananias, fut lacéré jusqu’aux os par des fouets (mastix) sans demander grâce ou pleurer. Actes 22, 24-25 raconte qu’un tribun romain se préparait à fouetter (mastizein) Paul jusqu’au moment où il apprit qu’il était citoyen romain.

          3. Le châtiment qui faisait partie de la peine de crucifixion, ajoutant aux souffrances du condamné et permettant de contrôler son temps de survie. C’est la scène que nous présentent Marc/Matthieu. Josèphe nous offre aussi un exemple vers l’an 60, à l’époque du procurateur Florus, quand ce dernier fit fouetter (mastix) et crucifier des gens.

        • Si on se fit à la tradition, il y aurait eu une seule séance de flagellation. Pour des raisons théologiques, Jean la place au milieu des différentes séquences du procès, et à l’intérieur du praetorium. Chez Marc (15, 15-16), suivi par Matthieu, elle aurait eu lieu à l’extérieur du praetorium, peut-être en présence de Pilate, devant le bēma (banc du tribunal), tout comme un scène racontée par Josèphe (La guerre juive, 2.14.9 : #308).

      2. La condamnation de Jésus

        • Les quatre évangélistes utilisent le verbe paradidonai (livrer), qui est un terme théologique, et non judiciaire. Dans les procès romains qui résultaient en une crucifixion, la sentence était probablement prononcée sous la forme : Ibis in crucem (Tu iras à la croix), ou Abi in crucem (Va-t-en en croix). En grec, le terme usuel qui encadre la peine de mort est katakrinein. C’est exactement ce terme qu’on trouve dans la troisième annonce de la mort de Jésus : « le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront (katakrinein) à mort et le livreront aux païens » (Mc 10, 33; Mt 20, 18). Cependant, lors du procès de Jésus, Luc est le seul évangéliste à utiliser un terme équivalent : « Et Pilate émit le jugement (epikrinein) qu’il fut fait droit à leur demande » (23, 24). Notons que epikrinein peut revêtir le sens d’une sentence officielle, comme on le voit en 2 Maccabées 4, 47 : « ...et qu’il (le roi) condamna (epikrinein) à mort des malheureux qui, s’ils avaient plaidé leur cause même devant des Scythes, eussent été renvoyés innocents ». Ainsi, Luc entend décrire un jugement formel et rendre le procès de Jésus conforme aux normes familières des procès romains.

        • En raison de l’absence du vocabulaire technique pour une condamnation à mort chez Marc, Matthieu et Jean, certains biblistes ont voulu voir dans le procès romain de Jésus, non pas un véritable procès, mais une simple coercitio, une démonstration de la capacité de punir. C’est complètement oublier l’intention de ces évangélistes qui font asseoir Pilate sur le bēma (le banc du tribunal), c’est oublier que nous sommes devant des récits populaires, non un procès-verbal, c’est oublier que le langage théologique de « livrer quelqu’un » assume une sentence, c’est oublier que l’expression : pour qu’il soit crucifié, est l’équivalent de : tu iras à la croix (Ibis in crucem). D’ailleurs, quand Josèphe fait référence à la condamnation à mort de Jésus (voir Antiquités judaïques, 18.3.3 : #64), il emploie le terme non technique de epitiman (punir/condamner).

        • Parce que Marc, Matthieu et Jean ne présentent pas de sentence de mort explicite, certains biblistes y ont vu un effort pour disculper Pilate. Mais on chercherait en vain une phrase en ce sens. Au contraire, dans la chaîne de ceux qui ont livré (paradidonai) Jésus, Judas aux autorités juives, les autorités juives à Pilate, Pilate en fait partie puisqu’il le livre à la crucifixion. Le lavement des mains de Pilate chez Matthieu ne peut enlever sa responsabilité, tout comme chez Judas qui remet l’argent. Quand Jean écrit celui que Judas a le plus grand péché (19, 11), il n’a reste pas moins que Pilate a un péché.

        • Au-delà de tout ce langage, il ne faut pas oublier que le sort de Jésus a quelque chose d’odieux. Horace (Satire, 1.3.119) parle de la flagellation comme de quelque chose d’horrible : horribile flagellum. Origène (Commentaire de l’évangile de Matthieu, 27, 22-26, #124) décrit la mort en croix comme la chose la plus hideuse (turpissima) qui soit. Et pourtant, c’est avec une seule phrase qu’on décrit l’envoi de Jésus à subir la mort la plus affreuse connue de l’Antiquité.

      3. À qui Jésus est-il livré?

        • Tous les évangiles n’ont pas la même clarté sur cette question.
          Mc 15, 15 il livra Jésus... pour qu’il fût crucifié.Mt 27, 26 il livra pour qu’il fût crucifié.Lc 23, 25 il livra Jésus à leur volonté.Jn 19, 16 il le leur livra pour qu’il fût crucifié.

          Marc/Matthieu évitent toute ambiguïté en introduisant les soldats romains au verset suivant : c’est eux qui prendront soin de le crucifier.

        • C’est moins clair chez Jean 19, 16 : qui est ce « leur » dans l’expression : il le leur livra? Au verset précédent, le sujet est : les grands prêtres. Voilà un exemple d’inattention. Car plus loin, en 19, 23, ce sont clairement les soldats romains qui crucifient Jésus. Et c’est comme ça que les auditeurs de l’évangile ont dû comprendre le v. 16.

        • C’est un peu plus compliqué avec Lc 23, 24-26 : « Pilate relâcha celui qui avait été jeté en prison pour émeute et meurtre, qu’ils demandaient; il livra Jésus à leur volonté. Quand ils l’emmenèrent, ils mirent la main sur un certain Simon de Cyrène ». Le pronom « leur » désignerait les grands prêtres, les chefs et le peuple, mentionnés en 23, 13, treize versets plus tôt. Ainsi, Luc aurait ici l’équivalent de Mc 15, 15 où Pilate veut satisfaire la foule. Mais au verset suivant, Luc écrit : « ils l’emmenèrent (au lieu de la crucifixion) ». Sur le plan logique, le pronom « ils » du v. 26 devrait être le même groupe que celui désigné par « leur » au verset précédent, i.e. les grands prêtres, les chefs et le peuple. Mais est-ce que Luc entend vraiment affirmer que l’exécution physique de Jésus a été conduite par eux? En analysant tout le portrait de Luc, il est plutôt probable qu’il a voulu dire, et c’est ainsi que son auditoire l’a compris, que Pilate a consenti aux souhaits juifs à propos de Jésus, et ce sont les soldats romains qui se sont saisis de lui pour le crucifier en 23, 36-38. Trois arguments soutiennent ce point de vue.

          1. Nous sommes dans un monde où les récits se transmettent oralement, et ces récits étaient plus entendus en assemblées que lus de manière personnelle. Si le bibliste peut chercher le sujet de Lc 23, 26 en remontant treize versets plus tôt, aucun auditeur assis dans une église ne peut faire cet exercice. L’auditoire, qui avait déjà entendu de multiple façons le récit de la passion, savait d’avance que ce sont les Romains qui ont crucifié Jésus, et spontanément ont compris ce « ils » comme désignant les soldats romains.

          2. Mais qu’en est-il de l’écrivain lui-même, Luc? Même les meilleurs écrivains commettent des fautes d’inattention. On l’a vu plus haut pour Jean 19, 16. Rappelons-nous que Luc recopie généralement Marc. Or, après son v. 25 (« Pilate livra Jésus à leur volonté »), il décide de sauter la scène de la flagellation de Marc 15, 15, pour se reconnecter à son récit en 15, 20 quand Marc écrit : « Ils le mènent dehors afin de le crucifier ». Or, le « ils » chez Marc est clair, puisque ce sont les soldats romains qui ont flagellé Jésus aux versets précédents, mais il n’en va pas de même chez Luc alors que son « ils l’emmenèrent » est rattaché « Pilate livra Jésus à leur volonté »; Luc n’a probablement pas remarqué qu’en omettant la scène de la flagellation, son « ils » n’avait plus le même sens que le « ils » de Marc. On a chez lui d’autres cas d’inattention, comme en 18, 31-33 où il copie Mc 10, 33-34 alors que Jésus annonce sa passion, spécifiant qu’il sera flagellé, mais saute la scène de flagellation de Marc dans son récit de la passion. Ou encore, il reprend de Marc la séquence qui va du procès devant la Sanhédrin, suivi de la scène de moquerie et qui se termine avec reniement de Pierre, mais en inversant cette séquence : comme tout commence chez Luc avec le reniement de Pierre où ce dernier sort dehors à la fin et pleure amèrement, Luc poursuit avec la scène des moqueries de Marc en écrivant : « Les hommes qui le gardaient le bafouaient et le battaient » (22, 63). Grammaticalement, le pronom « le » renvoie à Pierre dont on vient de parler. Mais on sait bien d’après Marc qu’il s’agit de Jésus. Une faute d’inattention.

          3. Ailleurs dans son oeuvre, Luc a été très clair que ce sont les Gentils (les Romains) qui l’ont crucifié. Il y a d’abord Actes 4, 25-28. Mais il y aussi 18, 31-33 avec la dernière annonce de la passion : « Il sera en effet livré aux païens, bafoué, outragé, couvert de crachats; après l’avoir flagellé, ils le tueront et, le troisième jour, il ressuscitera ». Il devait s’attendre à ce que son auditoire le comprenne ainsi.

  3. Analyse

    1. La tradition préévangélique

      Bien avant la rédaction des évangiles, des récits sur la passion de Jésus on circulé. On peut résumer ainsi les éléments de cette tradition.

      1. Jésus a été livré au préfet romain par les autorités du Sanhédrin juif, plus particulièrement les chefs des prêtres
      2. Le chef d’accusation principal concernait sa prétention à être le roi des Juifs, un titre provenant du 2e et 1ier siècle avant l’ère chrétienne où des rois régnaient sur la Judée
      3. Jésus ne s’est pas donné la peine de nier ce titre, gardant silence, à l’exception d’un vague : Tu (le) dis
      4. Le préfet a reconnu que ce titre n’était pas la véritable source de l’antagonisme entre Jésus et les autorités juives, mais sous une pression orchestrée, il a préféré céder que de faire face à un tumulte public sur une question pour laquelle il n’avait aucun intérêt
      5. La pression de la foule a été dramatisée pour faire en sorte qu’elle crie plusieurs fois pour réclamer la crucifixion
      6. Pilate est présenté comme une figure qui sait que les accusations contre Jésus sont fausses, et cette figure est stylisée dans une des traditions connue de Luc et Jean par la répétition d’une affirmation de non-culpabilité.
      7. Il y avait aussi la mémoire d’un certain Barabbas qui aurait été libéré lors d’une fête avec le soutien de la foule, mais qu’on a mis en contraste avec Jésus, en évoquant une procédure coutumière de libérer quelqu’un à l’occasion d’une fête

    2. La réécriture par les évangélistes

      1. Matthieu

        Quand il reçoit cette tradition à travers Marc, Matthieu donne une expansion à certains motifs qui s’y trouvent déjà. C’est le cas de celui de la véritable responsabilité dans la mort de Jésus, une responsabilité que l’Ancien Testament exprime avec la symbolique du sang innocent sur quelqu’un. Pour Matthieu, cette culpabilité touche tous ceux qui ont été impliqués : Judas, les autorités juives, Pilate et le peuple. Il a ajouté une réflexion populaire sur ce thème, ce qui nous a donné le suicide de Judas et l’histoire des trente pièces d’argent, le rêve de la femme de Pilate et le lavement des mains.

      2. Luc

        Il ajoute au procès une oeuvre dramatique tirée des scènes d’opposition d’Hérode à Jésus. En déclarant Jésus non coupable, Hérode devient un autre témoin de son innocence. De plus, Luc structure le procès pour lui donner la forme habituelle des procès romains, la même structure qu’il utilisera pour les procès de Paul : le chef d’accusation est explicité ainsi que la sentence finale.

      3. Jean

        Le quatrième évangéliste a accès à une tradition similaire à celle qui est parvenue à Marc, mais avec beaucoup plus de détails géographiques et temporels qui pourraient bien être historiques : le praetorium, le Lithostrôtos, la journée qui précède le repas pascal. Et surtout, il réorganise profondément le récit de la passion pour en faire un drame en sept épisodes où il nous fait entrer dans son analyse théologique. C’est ainsi qu’il développe un dialogue entre Pilate et Jésus où, fondamentalement, c’est Pilate qui subit son procès, incapable de prendre position face à la vérité révélée en Jésus. Le dialogue qu’il développe d’autre part entre Pilate et les Juifs démontre que le peuple choisi est prêt à renoncer à la souveraineté de Dieu sur lui pour embrasser la royauté de César. Par son travail rédactionnel où il ajoute ces dialogues, tout comme Matthieu l’a fait en ajoutant plutôt des scènes d’action, Jean entend refléter le conflit contemporain des chrétiens avec les leaders des synagogues juives au 1ier siècle.

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