Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 3, #27. Le procès romain, deuxième partie : Jésus devant Hérode, pp 760-786, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Le procès romain, deuxième partie : Jésus devant Hérode
(Lc 23, 6-12)


Sommaire

Tout cet ensemble porte la marque de la plume de Luc. Si Pilate envoie Jésus à Hérode, ce n’est pas parce que le tétrarque de Galilée, en séjour à Jérusalem à l’occasion de la Pâque, ait juridiction sur Jésus le Galiléen, mais c’est un geste hautement diplomatique. Comme il n’avait rien trouvé de répréhensible chez Jésus, il confie à Hérode la tâche de faire également une enquête préliminaire. Malgré la grande excitation de ce dernier de voir Jésus, Hérode se butera à son silence et, frustré, se joindra à ses troupes pour le traiter avec mépris et se moquer. Par contre, au moment de le renvoyer à Pilate, il le revêt d’un habit splendide, probablement blanc, le considérant lui-aussi comme innocent. Ainsi, Hérode et Pilate portent le même jugement sur Jésus et, à partir de ce moment, devinrent des amis alors que régnait auparavant une inimitié entre eux.

Où Luc a-t-il puisé ce récit qui est absent des trois autres évangiles? Malgré son style très lucanien, il est peu probable qu’il l’ait créé de toute pièce. L’existence d’une ancienne tradition sur Hérode, et de son hostilité envers Jésus, transparaît dans les Actes des Apôtres, chez Ignace d’Antioche, l’Évangile selon Pierre et même chez Marc. Cette ancienne tradition avait probablement un noyau historique, quand on devine qu’Hérode a pu prendre ombrage de l’admiration de Jésus pour Jean-Baptiste qu’il a fait tuer, même si elle a évolué pour devenir autre chose qu’un écrit historique. Luc a modifié cette ancienne tradition pour intégrer des éléments du récit de Marc, mais surtout pour accentuer sa théologie sur l’innocence de Jésus et de sa puissance thérapeutique, lui qui a su apporter la réconcilier de gens comme Hérode et Pilate.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. L’envoie de Jésus à Hérode (23, 6-7)
    2. Hérode interroge Jésus (23, 8-10)
    3. Le renvoi de Jésus à Pilate (23, 11-12)
  3. Analyse
    1. La formation du récit
    2. L’historicité de la tradition hérodienne

  1. Traduction

    6 Puis, ayant entendu (cela), Pilate interrogea (pour savoir) si l’homme était Galiléen; 7 et s’étant assuré qu’il était sous l’autorité d’Hérode, il le renvoya à Hérode, qui, lui aussi, était à Jérusalem en ces jours-là. 8 Puis, ayant vu Jésus, Hérode se réjouit beaucoup, car depuis longtemps il désirait le voir à cause de ce qu’il avait entendu à son sujet et il espérait voir un signe se produire par lui. 9 Puis, il l’interrogeait avec beaucoup de paroles, puis, lui, il ne lui répondit rien, même si les grands prêtres et les scribes s’étaient tenus là pour l’accuser avec violence. 11 Puis, l’ayant traité avec mépris et s’étant moqué, Hérode avec ses troupes, après l’avoir enveloppé d’un habit splendide, le renvoya à Pilate 12 Puis, Hérode tout comme Pilate devinrent ami l’un avec l’autre ce même jour, car auparavant ils étaient en inimitié l’un envers l’autre.

  2. Commentaire

    Nous avons déjà reconnu que tout le chap. 23 de Luc forme une unité. Dans ce cadre, le récit de l’envoi à Hérode constitue un épisode isolé. Mais, contrairement au récit du suicide de Judas chez Matthieu qui interrompt clairement la séquence, cette scène autour d’Hérode s’intègre harmonieusement avec la séquence lucanienne. Quant au style et vocabulaire, il est tout à fait lucanien, en phase avec ce qu’on trouve dans les Actes des Apôtres. Même quelqu’un qui voit ici une source qu’aurait utilisé, il doit admettre que cette source a le même style que Luc.

    1. L’envoie de Jésus à Hérode (23, 6-7)

      1. On trouve des traits stylistiques de Luc, comme « s’assurer » (epiginōskein), 21 fois en Luc-Actes, « lui aussi » (kai autos) pour désigner Hérode, une imitation de la Septante fréquente chez Luc, « en ces jours là » qu’on retrouve presqu’uniquement chez Luc-Actes (17 fois), « Jérusalem » mentionné deux fois par Luc sur les trois références dans les récits de la passion.

      2. « Si l’homme était Galiléen ». Avec l’expression « ayant commencé par la Galilée » dans les bouche des grands prêtres, Luc nous rappelle que c’est tout le ministère de Jésus qui est jugé. C’est seulement donc lors de la rencontre avec Hérode que ce lien est établi clairement. Mais pourquoi Pilate s’interroge-t-il (eperōtan, un terme légal pour un interrogatoire) s’il est Galiléen? Notons d’abord que pour Luc la patrie de Jésus est Nazareth, et que sa naissance à Bethléem dans son récit de l’enfance ne joue aucun rôle. Mais avant tout, son évangile tourne autour de cette marche de Jésus à partir de la Galilée jusqu’à son dénouement à Jérusalem. Même les femmes qui l’accompagnent sont identifiées à deux reprises comme celles qui ont été avec lui de la Galilée jusqu’à Jérusalem.

      3. « Hérode ». Luc appelle Hérode le « tétrarque » de Galilée (3, 1; 9, 7). Il s’agit d’Hérode Antipas, le fils d’Hérode le Grand par sa femme samaritaine Malthace. À la mort de son père en l’an 4 av. JC, le royaume fut divisé entre son frère aîné, Archélaüs, qui hérita de la Judée, son demi frère, Philippe, qui hérita de la Transjordanie (la Batanée, la Gaulanitide, la Trachonitide, et l’Auranitide), et lui, qui hérita de la Galilée et de la Pérée. Il a fait mieux que son frère Archélaüs qui a été déposé en l’an 6 par les Romains, car il s’est maintenu au pouvoir jusqu’en l’an 39, pour être alors déposé par l’empereur Caligula, qui lui a préféré son favori, Hérode Agrippa, et l’a exilé à Lyon, en Gaulle. Pendant son règne, il n’y a eu aucune révolte contre les Romains. Luc démontre un certain intérêt pour lui et ses liens avec Jésus, si bien qu’il apparaît 13 fois dans son évangile et 2 fois dans les Actes (absent chez Jean, il est présent 4 fois chez Matthieu, et 8 fois chez Marc, mais concentré dans l’épisode de la décapitation de Jean-Baptiste).

      4. « S’étant assuré qu’il était sous l’autorité (exousia) d’Hérode, il le renvoya (anapempein) à Hérode ». Faut-il traduire exousia par juridiction? Il semble que non. Dans le droit romain, il y avait le forum domicilii ou originis : l’accusé relevait de la juridiction de son lieu d’origine; et il y avait le forum delicti ou apprehensionis : l’accusé relevait du lieu où le crime avait été commis. Mais le forum delicti n’aurait existé qu’au début de l’empire, remplacé par le forum domicilii. De plus, si on se fie à Ac 23, 34 dans le procès de Paul où le lieu d’origine ne joue aucun rôle, Luc n’entend pas faire référence au forum domicilii. En fait, un magistrat n’avait d’autorité que sur son territoire, et malgré son importance, Hérode n’était qu’une personne privée sans juridiction lors de son séjour à Jérusalem. Aussi, même si Luc parle de « renvoi » (anapempein), il n’entend pas faire référence à un changement de juridiction; tout au plus veut-il donner une atmosphère légale à la scène. Et « autorité » (exousia) fait souvent référence à Satan chez Luc, absent depuis les tentations au désert, réapparu avec Judas, et associé maintenant à Hérode, car « c’est votre heure et le pouvoir des ténèbres » (Lc 22, 53).

      5. « Lui aussi, était à Jérusalem en ces jours-là ». Tout d’abord, la présence d’une autorité politique à Jérusalem à l’occasion d’événements importants, comme une fête religieuse, n’a rien de surprenant; on y venait non seulement dans un but religieux, mais également pour veiller au bon ordre. Josèphe (Les antiquités judaïques, 18.5.3 : #122) témoigne de la présence du gouverneur Vitellius et des quatre fils d’Hérode le Grand à Jérusalem en l’an 37 lors de la Pâque. Mais, lors de ce séjour, où habitait-il? Il y avait à Jérusalem, selon Josèphe, un palais construit stratégiquement par les Hasmonéens sur la côte ouest de la ville, au dessus du Xystus, surplombant la ville et avec vue sur le temple (voir la carte). On peut penser que c’est là que séjourna Hérode, car c’est là que, plus tard, séjournera Agrippa II dans les années 60.

      6. « Il le renvoya à Hérode ». Si Hérode n’a aucune juridiction sur Jésus, pourquoi ce geste? D’après Luc, l’interrogatoire de Pilate n’a fait que montrer l’innocence de Jésus. La présence d’Hérode, qui a une relation légale avec Jésus, car ce dernier provient d’une région sur laquelle il a autorité, lui donne l’occasion d’obtenir une évaluation indépendante à travers une sorte d’enquête préliminaire (anakrisis, selon les termes du droit romain); c’est une occasion tout à fait fortuite. Que Luc nous présente cette scène dans la perspective d’un anakrisis (comprise comme une délégation d’enquête, plutôt qu’un transfert de juridiction) est confirmé par la scène parallèle de Actes 25, 23-27 où le procurateur Festus demande au roi Agrippa II, se trouvant par hasard également à Césarée, de procéder avec Paul à un anakrisis, afin qu’il puisse compléter son rapport pour Rome où Paul veut être jugé. Cette délégation d’une enquête préliminaire ne change pas le résultat final. Mais elle démontre un geste politique très habile de la part de Pilate. D’après Luc 23, 12, il existait une inimitié entre Pilate et Hérode. Le massacre sanglant de Galiléens vers 28-29 à Jérusalem par Pilate a pu y contribuer. Jésus, cet autre Galiléen, pouvait être perçu dans le même cadre. Quoi qu’il en soit, la décision d’inviter Antipas à procéder à un anakrisis pourrait avoir été un geste diplomatique très ingénieux pour neutraliser le tétrarque et prévenir des problèmes ultérieurs. Et comme de fait, Luc (23, 12) nous informe que cette décision fut très bien reçu et contribua à la réconciliation d’anciens ennemis.

    2. Hérode interroge Jésus (23, 8-10)

      1. On retrouve encore le style lucanien : charein (se réjouir, 19 fois en Luc-Actes), hikanos (habituellement : suffisant, mais ici avec le sens de : beaucoup, considérable, plusieurs), jumelé à chronos (temps) et logos (parole), qui apparaît 27 fois en Luc-Actes (6 fois seulement dans les autres évangiles). La périphrase « il était » (verbe être) + « désirant » (participe présent) est typique de Luc (33 fois), tout comme « à cause de ce qu’il avait entendu » (littéralement : à cause de l’entendre, i.e. la préposition dia + article à l’accusatif + verbe à l’infinitif, 16 fois en Luc-Actes). Et il y a une utilisation excessive de la particule de (puis, mais), 7 fois en 7 versets, 548 fois chez Luc, 558 dans les Actes.

      2. « Hérode se réjouit beaucoup... il désirait le voir... il espérait voir un signe... il l’interrogeait avec beaucoup de paroles ». L’image d’Hérode que nous donne Luc est celle d’un homme enthousiaste et exubérant, presque frénétique, impatient de voir Jésus. Mais que nous dit-il par ailleurs? En 3, 19-20 il écrit : « pour tous les méfaits qu’il avait commis, ajouta encore celui-ci à tous les autres: il fit enfermer Jean en prison ». En 9, 7-9, dans le contexte de l’envoi des Douze pour prêcher dans les villages de Galilée, Luc nous présente un Hérode perplexe qui se pose la question de l’identité de Jésus, insatisfait des propositions comme Jean-Baptiste ressuscité des morts, Élie réapparu, ou un ancien prophète ressuscité. Enfin, en 13, 31-33, dans le contexte où les Pharisiens l’avertissent qu’Hérode veut le tuer, Jésus utilise l’image du renard pour décrire le roi. Dans la littérature grecque classique, hellénistique et rabbinique, le renard a la réputation d’être rusé. Mais on trouve aussi des références à son comportement destructeur (Cantique 2, 15; Ézéchiel 13, 4-5). C’est probablement ce dernier cas que désigne Luc par son image : ici (à travers les Pharisiens?) Hérode essaie de menacer Jésus, et si cela échouait, les méthodes violentes suivraient, comme il l’a fait face à tous ceux qui le rendaient mal à l’aise. Aussi, le lecteur devrait être méfiant en observant toute la joie d’Hérode d’obtenir sans effort celui qu’il recherchait tant.

      3. « Il l’interrogeait avec beaucoup de paroles... il ne lui répondit rien ». Comme Luc nous l’a fait comprendre plus tôt (11, 16), la demande d’un signe est la manifestation d’une génération mauvaise et constitue une épreuve diabolique (4, 9-12) et un manque de foi (4, 23-24). Sans surprise, Jésus ne fera aucun signe devant Hérode. Cela accentue la frustration d’Hérode exprimée avec un verbe à l’imparfait (il l’interrogeait) et la multiplication des paroles, marquant son effort incessant, mais vain. On peut se poser la question pourquoi Luc nous présente un Jésus silencieux, et pourquoi seulement ici en face d’Hérode. Car n’a-t-il pas fait parler les accusés Étienne et Paul, donnant l’occasion d’exprimer leur foi? Sans doute, il connaissant le silence de Jésus chez Marc tant devant le grand prêtre (14, 61) que devant Pilate (15, 5), et il ne pouvait l’ignorer. Mais pourquoi présenter ce silence seulement devant Hérode? Peut-être considérait-il que Jésus avait déjà répondu à Hérode par l’intermédiaire des Pharisiens dans cette scène ou il l’appelle : le renard (13, 32). Mais qu’en est-il du lecteur de Luc? Comment interprètera-t-il ce silence? Il ne peut être interprété à la lumière du serviteur souffrant (Is 53, 7) ou du cas général de mort avec grande dignité malgré la souffrance, auxquels Luc ne fait nullement référence. Il nous reste le contraste saisissant entre le calme de Pilate auquel Jésus daigne répondre, et l’attitude très émotive d’Hérode auquel Jésus refuse de répondre, s’étant déjà exprimé en 13, 32-33, déterminé à poursuivre sa route vers Jérusalem et y connaître la fin de vie des prophètes; la fin étant arrivée, toute parole était devenue inutile.

      4. « Les grands prêtres et les scribes s’étaient tenus là pour l’accuser avec violence ». L’atmosphère de frustration est accentuée par le choeur des grands prêtres et des scribes qui veulent forcer la main d’Hérode avec leurs accusations continues. L’adverbe eutonōs (avec insistance ou véhémence ou violence) et le verbe eis + stanai (se tenir là) donne un ton hostile à la scène. Les chefs des prêtres, avec les anciens du peuple, avaient été mentionnés en 22, 66 alors qu’ils ont emmené Jésus au Sanhédrin. Ils font probablement partie de la multitude qui a conduit Jésus à Pilate et l’a accusé sous trois chefs. On peut donc penser que l’accusation ici est de même nature. Mais leur simple présence démontre que l’accusation n’est pas simplement politique, mais avant tout religieuse.

    3. Le renvoi de Jésus à Pilate (23, 11-12)

      1. Commençons avec le style lucanien. La phrase débute avec trois participes à l’aoriste : l’ayant traité avec mépris (exouthenein, 3 fois en Luc-Actes, une seul fois ailleurs chez Marc), s’étant moqué (empaizen, trois fois dans le récit de passion chez Luc, d’abord la nuit de son arrestation, puis ici avec Hérode, et à la croix par les soldats), après avoir enveloppé (peribalōn, qui n’a pas vraiment d’objet ici, mais la référence à Jésus est implicite). Le sujet de l’action des deux premiers participes (traiter avec mépris et se moquer) est Hérode avec (syn) avec ses troupes; syn apparaît 75 fois en Luc-Actes, contre 6 fois chez Marc, 4 fois chez Matthieu, et 3 fois chez Jean. La place de « après avoir enveloppé » dans la phrase n’est pas claire, i.e. le verbe se rattache-t-il à « s’étant moqué », ce qui signifierait qu’on se moque de Jésus après l’avoir habillé, ou se rattache-t-il à « le renvoya à Pilate » pour signifier dans quel état il est renvoyé au préfet; sur le plan grammatical, c’est ce dernier cas qu’il faut choisir. Et le sujet de cet envoi est Hérode seul. Puis, notons d’autres mots lucaniens, comme « habit » (esthēs, 4 fois en Luc-Actes, absent des autres évangiles), « splendide » (lampros, 2 fois en Luc-Actes, absent des autres évangiles). Il y a aussi au v. 12 l’expression « tout comme » (te, 154 fois en Luc-Actes, 3 fois chez Mt, 0 fois chez Mc, 3 fois en Jn), « ce même jour » (en autē tē hēmera, 11 fois en Luc-Actes, jamais dans les autres évangiles), « amis » (philos, 18 fois en Luc-Actes, mais 6 fois seulement chez Jn, 1 fois chez Mt, absent de Mc) et « auparavant » (prohyparchein) suivi d’un participe, une construction qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, sauf Actes 8, 9.

      2. Comment interpréter l’attitude d’Hérode vis-à-vis de Jésus? Il semble y avoir un mélange de moquerie et de déclaration d’innocence. D’une part, Luc emploie exouthenein (traiter avec mépris), un terme qu’il a utilisé en 18, 9 en référence au mépris des autres quand il a introduit la parabole de la prière du Pharisien et du publicain; Hérode pousse son mépris de Jésus au point de se rabaisser en je joignant à ses troupes dans leur moquerie. D’autre part, le fait même de revêtir Jésus d’un habit splendide est une proclamation d’innocence. C’est ce qu’il faut déduire de ce qui suit (23, 14-15), alors que Jésus est remis à Pilate. Comme Jésus n’a émis aucune parole, le seul message est le vêtement qu’il porte : ce vêtement l’enveloppe complètement (peribalōn), c’est un habit (esthēs), donc quelque chose de grand qualité (voir l’épitre de Jacques 2, 2-3), et il est splendide, éclatant (lampra). Il faut éviter de projeter ici le vêtement pourpre de Mc 15, 17 et Jn 19, 2, ou la chlamyde écarlate de Mt 27, 28, qui sont clairement des gestes de moquerie. Au contraire, chez Luc l’habit de Jésus était probablement blanc (la traduction latine de la Vulgate parle de veste alba), symbole de noblesse, de joie et de pureté (les Esséniens portaient des vêtements blancs), alors que les accusés, d’après Josèphe, portaient des vêtements noirs (Les antiquités judaïques, 14.9.4 : #172). Ainsi, après son enquête préliminaire (anakrisis), Hérode n’aurait rien trouvé qui l’amène à considérer Jésus comme un prisonnier. Et par là, il fait plaisir à Pilate qui, lui-aussi, n’avait rien trouvé de répréhensible. Voilà la grande thèse de Luc.

      3. « Hérode tout comme Pilate devinrent ami l’un avec l’autre ce même jour ». Y a-t-il une base historique à ce qu’écrit Luc? On sait que les princes hérodiens maintenaient de bonnes relations avec la famille impériale Julio-claudienne à Rome, et donc les gouverneurs romains avaient intérêt à en tenir compte. Josèphe nous dit qu’au temps d’Hérode le Grand on interdisait aux gouverneurs romains en Syrie de prendre des mesures sans son accord, et plus tard l’empereur Vespasien enverra des esclaves juifs à Agrippa II comme cadeau. Mais tout cela étant dit, il faut se rappeler que le but ultime de Luc n’est pas de nous informer sur le plan historique, mais de nous faire entrer dans sa théologie. Et un point majeur de sa théologie concerne le pardon et la guérison. Rappelons-nous le récit de Luc à Gethsémani quand le serviteur du grand prêtre se fait trancher l’oreille droite lors de l’arrestation, et que Jésus guérit immédiatement (22, 50), ou encore celle de la prière de Jésus en croix (23, 44 : « Père, pardonne-leur... »), ou encore celui du bon larron en croix à qui Jésus offre son pardon (23, 43). Maintenant, voilà que Jésus guérit la relation d’inimitié de ces deux dirigeants, même si l’un d’eux cherchait à le tuer et s’est moqué de lui.

  3. Analyse

    L’absence de cette comparution devant Hérode chez les autres évangiles soulève deux questions : Où Luc a-t-il été cherché ça? Quelle est sa valeur historique?

    1. La formation du récit

      Trois scénarios sont possibles :
      • Luc a puisé le récit à une source ancienne
      • Luc a créé de toute pièce ce récit
      • Luc a composé cette scène sur la base d’une tradition ancienne sur l’implication d’Hérode dans la mort de Jésus, et la combinant avec du matériel provenant de Marc

      1. Le scénario d’une source ancienne

        L’argument principal contre ce scénario est le style très lucanien du récit, comme nous l’avons vu plus tôt. Si Luc a puisé à une source ancienne, il l’a tellement retravaillée qu’elle ressemble maintenant à l’une de ses compositions. À cela on peut ajouter les fortes ressemblances avec la scène où Paul apparaît devant Agrippa II dans les Actes.

      2. Le scénario d’une création de toute pièce

        Selon ce scénario, la scène d’Hérode serait une adaptation du Psaume 2, 1-2, version de la Septante, qu’on trouve en Actes 4, 24-28 :

        Pourquoi les Gentils (ethnē = nations) ont-il agi avec arrogance et que les peuples ont médité de vaines choses? Les rois de la terre se sont levés, et les chefs (pl. de archōn) se sont réunis ensemble contre (kata) le Seigneur et contre son Messie (Christos)

        Cette citation est suivie de son application :

        « En vérité, ils se sont assemblés en cette ville contre ton (epi) saint serviteur Jésus, que tu avais oint, Hérode tout comme Ponce Pilate, avec les Gentils et les peuples d’Israël, pour accomplir tout ce que ta main et ta volonté (ou plan : boulē) avaient établis d’avance devoir arriver

        Un premier problème avec ce scénario est qu’il oblige à beaucoup étirer le psaume pour le faire cadrer avec les faits de la passion. Comment « les peuples d’Israël » dans les Actes peuvent-ils correspondre aux « peuples », synonymes de nations, dans le Psaume? Quand Luc parle d’Hérode, c’est comme tétrarque, jamais comme roi; il ne fait jamais référence à Pilate comme archōn. Ainsi, s’il n’existait pas déjà une tradition sur l’implication d’Hérode dans la mort de Jésus, comment aurait-on pu interpréter le Psaume 2 en ce sens?

        Un deuxième problème vient de la différence dans la figure d’Hérode entre Lc 23, 6-15 et Actes 4, 24-28. En Ac 4, Hérode et Pilate se sont assemblés contre Jésus, tout comme les peuples d’Israël. En Lc 23, 14-15, Hérode et Pilate trouvent tous les deux Jésus non coupable, et en Lc 23, 27.35 le « peuple » n’est pas particulièrement hostile. Alors pourquoi Luc aurait-il créé dans les Actes une relation au psaume qui serait l’opposé de ce qu’il présente d’Hérode dans son évangile? Et si le psaume était la source de Luc pour la figure d’Hérode, pourquoi cela ne transparaît-il pas tout au long de son évangile, mais seulement dans les Actes?

        Un autre problème provient des écrits ultérieurs. Ignace d’Antioche (Smyrniens, 1.2) semble faire référence à une tradition indépendante quand il écrit que Jésus fut cloué à un arbre en sa chair pour nous « sous Ponce Pilate et Hérode le tétrarque »; le vocabulaire n’est pas une adaptation du Psaume 2 et n’est ni celui de l’évangile ni celui des Actes. De même, l’écrit apocryphe L’évangile de Pierre (2e s.) nous brosse un portrait assez particulier d’Hérode qui est la principale autorité dans le procès de Jésus et est celui qui le livre au peuple pour qu’on se moque de lui comme « Roi d’Israël » et qu’on l’enveloppe de pourpre; rien n’indique que cet écrit apocryphe est une adaptation du Psaume 2 (où Hérode et Pilate apparaissent au même niveau), ou encore qu’il a servi de source à Luc. On peut aussi mentionner Les actes de Thomas (32) où Hérode devient l’outil diabolique du serpent avec Caïphe, ou encore la traduction syriaque de la Didascalia Apostolorum où c’est Hérode qui ordonne que Jésus soit crucifié. Comme on peut le constater, il existait une tradition sur Hérode qui n’a cessé de se développer.

      3. Le scénario d’une composition à partir d’une tradition ancienne

        Il est donc probable qu’une ancienne tradition sur l’opposition létale à Jésus de la part d’Hérode ait existé. Cette tradition n’est pas née d’une lecture du Psaume 2, mais a amené une relecture du Psaume de la manière décrite en Actes 4. Ainsi, Lc 23, 6-12 serait une variation lucanienne d’une tradition ancienne sur Antipas, à laquelle il aurait fait certains ajouts à partir de :

        • Matériel provenant de Marc concernant l’interrogatoire de Jésus devant Pilate et son silence, tout comme la scène des moqueries
        • Le canevas d’un gouverneur romain qui invite un prince hérodien à enquêter sur un prisonnier juif accusé par les chefs de son peuple (utilisé en Ac 25, 13 – 26, 32)
        • Des paroles concernant Hérode, préservées surtout en Lc 13, 31-33.

        Luc a reflété l’hostilité d’Hérode provenant de cette tradition ancienne avec la mention du mépris et les moqueries d’Hérode et de ses troupes. Mais pourquoi a-t-il modifié cette tradition pour faire aussi d’Hérode quelqu’un qui promeut l’innocence de Jésus?

        • Il n’est pas impossible que le procès romain de Marc où Pilate ne trouve pas de motif de condamnation ait contribué à cette décision
        • Il est possible que le procès de Paul, où Agrippa II et le procurateur romain collaborent pour l’innocenter, ait exercé une certaine influence
        • En proclamant l’innocence de Jésus à travers la bouche d’Hérode et de Pilate, peut-être voulait-il ainsi préparer les dernières paroles sur Jésus : « Sûrement, cet homme était un juste » (23, 47)

    2. L’historicité de la tradition hérodienne

      Dans quelle mesure la tradition sur l’hostilité mortelle d’Hérode à l’égard de Jésus a-t-elle une valeur historique. Nous avons opté pour le scénario où il existait une tradition ancienne sur Hérode, mais il ne s’en suit pas pour autant que cette tradition ait une valeur historique, surtout quand on constate son absence chez Marc, Matthieu et Jean. Le seul autre écho pourrait être chez Marc dans la mention des Hérodiens au côté des Pharisiens qui veulent le faire mourir.

      Mais il y a un élément, souvent oublié, qu’il faut considérer dans cette enquête : quand on parle d’Hérode (Hērōdēs), il faut se rappeler qu’il peut s’agir de trois personnes, i.e. Hérode le Grand, Hérode Antipas, ou Hérode Agrippa. Et les trois sont appelés « roi ». Aussi, il faut se demander : qu’est-ce que les premiers Chrétiens comprenaient quand ils entendaient « le roi Hérode »? Mt 2 raconte que le roi Hérode, conseillé par les chefs des prêtres et les scribes, cherchaient à tuer l’enfant Jésus. L’ensemble constitué par Lc 13, 31; 23, 10; Ac 4, 26-27 montre le roi Hérode cherchant à tuer Jésus. Ac 12 montre le roi Hérode qui fait périr Jacques, le frère de Jean, pour plaire aux Juifs. Comment les lecteurs des évangiles pouvaient-il savoir qu’il s’agissait de trois hommes différents?

      Quant on considère tous ces échos d’Hérode dans le Nouveau Testament, chez Ignace d’Antioche et dans L’évangile de Pierre, on peut conclure avec un certain degré de probabilité que, dans la tradition sur Hérode, il y a un noyau historique. Bien sûr, les récits qui en sont issus affichent un haut niveau d’imagination, si bien qu’il devient presqu’impossible de déterminer lequel des trois Hérode était hostile à Jésus. On peut penser qu’Hérode Antipas, qui a fait tuer Jean-Baptiste, a dû être agacé par Jésus qui s’est montré un grand admirateur de ce prophète et a attiré quelques uns de ses disciples; après avoir liquidé une figure religieuse, Antipas a peut être affiché une certaine retenue face à Jésus, se contentant de la voir hors de Galilée. Ce qui est clair, Lc 23, 6-12 n’est ni une chronique, ni un roman; c’est un récit qui s’est sans doute amorcé à partir d’un noyau historique, mais qui a évolué pour devenir autre chose qu’un écrit historique. En ajoutant divers éléments dans son récit, Luc ne se contente pas seulement de proclamer l’innocence de Jésus et la puissance thérapeutique de sa passion, mais il a contribué à l’évolution dans la perception du rôle d’Hérode.

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