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Sommaire
Tout cet ensemble porte la marque de la plume de Luc. Si Pilate envoie Jésus à Hérode, ce nest pas parce que le tétrarque de Galilée, en séjour à Jérusalem à loccasion de la Pâque, ait juridiction sur Jésus le Galiléen, mais cest un geste hautement diplomatique. Comme il navait rien trouvé de répréhensible chez Jésus, il confie à Hérode la tâche de faire également une enquête préliminaire. Malgré la grande excitation de ce dernier de voir Jésus, Hérode se butera à son silence et, frustré, se joindra à ses troupes pour le traiter avec mépris et se moquer. Par contre, au moment de le renvoyer à Pilate, il le revêt dun habit splendide, probablement blanc, le considérant lui-aussi comme innocent. Ainsi, Hérode et Pilate portent le même jugement sur Jésus et, à partir de ce moment, devinrent des amis alors que régnait auparavant une inimitié entre eux.
Où Luc a-t-il puisé ce récit qui est absent des trois autres évangiles? Malgré son style très lucanien, il est peu probable quil lait créé de toute pièce. Lexistence dune ancienne tradition sur Hérode, et de son hostilité envers Jésus, transparaît dans les Actes des Apôtres, chez Ignace dAntioche, lÉvangile selon Pierre et même chez Marc. Cette ancienne tradition avait probablement un noyau historique, quand on devine quHérode a pu prendre ombrage de ladmiration de Jésus pour Jean-Baptiste quil a fait tuer, même si elle a évolué pour devenir autre chose quun écrit historique. Luc a modifié cette ancienne tradition pour intégrer des éléments du récit de Marc, mais surtout pour accentuer sa théologie sur linnocence de Jésus et de sa puissance thérapeutique, lui qui a su apporter la réconcilier de gens comme Hérode et Pilate.
- Traduction
- Commentaire
- Lenvoie de Jésus à Hérode (23, 6-7)
- Hérode interroge Jésus (23, 8-10)
- Le renvoi de Jésus à Pilate (23, 11-12)
- Analyse
- La formation du récit
- Lhistoricité de la tradition hérodienne
- Traduction
6 Puis, ayant entendu (cela), Pilate interrogea (pour savoir) si lhomme était Galiléen; 7 et sétant assuré quil était sous lautorité dHérode, il le renvoya à Hérode, qui, lui aussi, était à Jérusalem en ces jours-là. 8 Puis, ayant vu Jésus, Hérode se réjouit beaucoup, car depuis longtemps il désirait le voir à cause de ce quil avait entendu à son sujet et il espérait voir un signe se produire par lui. 9 Puis, il linterrogeait avec beaucoup de paroles, puis, lui, il ne lui répondit rien, même si les grands prêtres et les scribes sétaient tenus là pour laccuser avec violence. 11 Puis, layant traité avec mépris et sétant moqué, Hérode avec ses troupes, après lavoir enveloppé dun habit splendide, le renvoya à Pilate 12 Puis, Hérode tout comme Pilate devinrent ami lun avec lautre ce même jour, car auparavant ils étaient en inimitié lun envers lautre.
- Commentaire
Nous avons déjà reconnu que tout le chap. 23 de Luc forme une unité. Dans ce cadre, le récit de lenvoi à Hérode constitue un épisode isolé. Mais, contrairement au récit du suicide de Judas chez Matthieu qui interrompt clairement la séquence, cette scène autour dHérode sintègre harmonieusement avec la séquence lucanienne. Quant au style et vocabulaire, il est tout à fait lucanien, en phase avec ce quon trouve dans les Actes des Apôtres. Même quelquun qui voit ici une source quaurait utilisé, il doit admettre que cette source a le même style que Luc.
- Lenvoie de Jésus à Hérode (23, 6-7)
- On trouve des traits stylistiques de Luc, comme « sassurer » (epiginōskein), 21 fois en Luc-Actes, « lui aussi » (kai autos) pour désigner Hérode, une imitation de la Septante fréquente chez Luc, « en ces jours là » quon retrouve presquuniquement chez Luc-Actes (17 fois), « Jérusalem » mentionné deux fois par Luc sur les trois références dans les récits de la passion.
- « Si lhomme était Galiléen ». Avec lexpression « ayant commencé par la Galilée » dans les bouche des grands prêtres, Luc nous rappelle que cest tout le ministère de Jésus qui est jugé. Cest seulement donc lors de la rencontre avec Hérode que ce lien est établi clairement. Mais pourquoi Pilate sinterroge-t-il (eperōtan, un terme légal pour un interrogatoire) sil est Galiléen? Notons dabord que pour Luc la patrie de Jésus est Nazareth, et que sa naissance à Bethléem dans son récit de lenfance ne joue aucun rôle. Mais avant tout, son évangile tourne autour de cette marche de Jésus à partir de la Galilée jusquà son dénouement à Jérusalem. Même les femmes qui laccompagnent sont identifiées à deux reprises comme celles qui ont été avec lui de la Galilée jusquà Jérusalem.
- « Hérode ». Luc appelle Hérode le « tétrarque » de Galilée (3, 1; 9, 7). Il sagit dHérode Antipas, le fils dHérode le Grand par sa femme samaritaine Malthace. À la mort de son père en lan 4 av. JC, le royaume fut divisé entre son frère aîné, Archélaüs, qui hérita de la Judée, son demi frère, Philippe, qui hérita de la Transjordanie (la Batanée, la Gaulanitide, la Trachonitide, et lAuranitide), et lui, qui hérita de la Galilée et de la Pérée. Il a fait mieux que son frère Archélaüs qui a été déposé en lan 6 par les Romains, car il sest maintenu au pouvoir jusquen lan 39, pour être alors déposé par lempereur Caligula, qui lui a préféré son favori, Hérode Agrippa, et la exilé à Lyon, en Gaulle. Pendant son règne, il ny a eu aucune révolte contre les Romains. Luc démontre un certain intérêt pour lui et ses liens avec Jésus, si bien quil apparaît 13 fois dans son évangile et 2 fois dans les Actes (absent chez Jean, il est présent 4 fois chez Matthieu, et 8 fois chez Marc, mais concentré dans lépisode de la décapitation de Jean-Baptiste).
- « Sétant assuré quil était sous lautorité (exousia) dHérode, il le renvoya (anapempein) à Hérode ». Faut-il traduire exousia par juridiction? Il semble que non. Dans le droit romain, il y avait le forum domicilii ou originis : laccusé relevait de la juridiction de son lieu dorigine; et il y avait le forum delicti ou apprehensionis : laccusé relevait du lieu où le crime avait été commis. Mais le forum delicti naurait existé quau début de lempire, remplacé par le forum domicilii. De plus, si on se fie à Ac 23, 34 dans le procès de Paul où le lieu dorigine ne joue aucun rôle, Luc nentend pas faire référence au forum domicilii. En fait, un magistrat navait dautorité que sur son territoire, et malgré son importance, Hérode nétait quune personne privée sans juridiction lors de son séjour à Jérusalem. Aussi, même si Luc parle de « renvoi » (anapempein), il nentend pas faire référence à un changement de juridiction; tout au plus veut-il donner une atmosphère légale à la scène. Et « autorité » (exousia) fait souvent référence à Satan chez Luc, absent depuis les tentations au désert, réapparu avec Judas, et associé maintenant à Hérode, car « cest votre heure et le pouvoir des ténèbres » (Lc 22, 53).
- « Lui aussi, était à Jérusalem en ces jours-là ». Tout dabord, la présence dune autorité politique à Jérusalem à loccasion dévénements importants, comme une fête religieuse, na rien de surprenant; on y venait non seulement dans un but religieux, mais également pour veiller au bon ordre. Josèphe (Les antiquités judaïques, 18.5.3 : #122) témoigne de la présence du gouverneur Vitellius et des quatre fils dHérode le Grand à Jérusalem en lan 37 lors de la Pâque. Mais, lors de ce séjour, où habitait-il? Il y avait à Jérusalem, selon Josèphe, un palais construit stratégiquement par les Hasmonéens sur la côte ouest de la ville, au dessus du Xystus, surplombant la ville et avec vue sur le temple (voir la carte). On peut penser que cest là que séjourna Hérode, car cest là que, plus tard, séjournera Agrippa II dans les années 60.
- « Il le renvoya à Hérode ». Si Hérode na aucune juridiction sur Jésus, pourquoi ce geste? Daprès Luc, linterrogatoire de Pilate na fait que montrer linnocence de Jésus. La présence dHérode, qui a une relation légale avec Jésus, car ce dernier provient dune région sur laquelle il a autorité, lui donne loccasion dobtenir une évaluation indépendante à travers une sorte denquête préliminaire (anakrisis, selon les termes du droit romain); cest une occasion tout à fait fortuite. Que Luc nous présente cette scène dans la perspective dun anakrisis (comprise comme une délégation denquête, plutôt quun transfert de juridiction) est confirmé par la scène parallèle de Actes 25, 23-27 où le procurateur Festus demande au roi Agrippa II, se trouvant par hasard également à Césarée, de procéder avec Paul à un anakrisis, afin quil puisse compléter son rapport pour Rome où Paul veut être jugé. Cette délégation dune enquête préliminaire ne change pas le résultat final. Mais elle démontre un geste politique très habile de la part de Pilate. Daprès Luc 23, 12, il existait une inimitié entre Pilate et Hérode. Le massacre sanglant de Galiléens vers 28-29 à Jérusalem par Pilate a pu y contribuer. Jésus, cet autre Galiléen, pouvait être perçu dans le même cadre. Quoi quil en soit, la décision dinviter Antipas à procéder à un anakrisis pourrait avoir été un geste diplomatique très ingénieux pour neutraliser le tétrarque et prévenir des problèmes ultérieurs. Et comme de fait, Luc (23, 12) nous informe que cette décision fut très bien reçu et contribua à la réconciliation danciens ennemis.
- Hérode interroge Jésus (23, 8-10)
- On retrouve encore le style lucanien : charein (se réjouir, 19 fois en Luc-Actes), hikanos (habituellement : suffisant, mais ici avec le sens de : beaucoup, considérable, plusieurs), jumelé à chronos (temps) et logos (parole), qui apparaît 27 fois en Luc-Actes (6 fois seulement dans les autres évangiles). La périphrase « il était » (verbe être) + « désirant » (participe présent) est typique de Luc (33 fois), tout comme « à cause de ce quil avait entendu » (littéralement : à cause de lentendre, i.e. la préposition dia + article à laccusatif + verbe à linfinitif, 16 fois en Luc-Actes). Et il y a une utilisation excessive de la particule de (puis, mais), 7 fois en 7 versets, 548 fois chez Luc, 558 dans les Actes.
- « Hérode se réjouit beaucoup... il désirait le voir... il espérait voir un signe... il linterrogeait avec beaucoup de paroles ». Limage dHérode que nous donne Luc est celle dun homme enthousiaste et exubérant, presque frénétique, impatient de voir Jésus. Mais que nous dit-il par ailleurs? En 3, 19-20 il écrit : « pour tous les méfaits quil avait commis, ajouta encore celui-ci à tous les autres: il fit enfermer Jean en prison ». En 9, 7-9, dans le contexte de lenvoi des Douze pour prêcher dans les villages de Galilée, Luc nous présente un Hérode perplexe qui se pose la question de lidentité de Jésus, insatisfait des propositions comme Jean-Baptiste ressuscité des morts, Élie réapparu, ou un ancien prophète ressuscité. Enfin, en 13, 31-33, dans le contexte où les Pharisiens lavertissent quHérode veut le tuer, Jésus utilise limage du renard pour décrire le roi. Dans la littérature grecque classique, hellénistique et rabbinique, le renard a la réputation dêtre rusé. Mais on trouve aussi des références à son comportement destructeur (Cantique 2, 15; Ézéchiel 13, 4-5). Cest probablement ce dernier cas que désigne Luc par son image : ici (à travers les Pharisiens?) Hérode essaie de menacer Jésus, et si cela échouait, les méthodes violentes suivraient, comme il la fait face à tous ceux qui le rendaient mal à laise. Aussi, le lecteur devrait être méfiant en observant toute la joie dHérode dobtenir sans effort celui quil recherchait tant.
- « Il linterrogeait avec beaucoup de paroles... il ne lui répondit rien ». Comme Luc nous la fait comprendre plus tôt (11, 16), la demande dun signe est la manifestation dune génération mauvaise et constitue une épreuve diabolique (4, 9-12) et un manque de foi (4, 23-24). Sans surprise, Jésus ne fera aucun signe devant Hérode. Cela accentue la frustration dHérode exprimée avec un verbe à limparfait (il linterrogeait) et la multiplication des paroles, marquant son effort incessant, mais vain. On peut se poser la question pourquoi Luc nous présente un Jésus silencieux, et pourquoi seulement ici en face dHérode. Car na-t-il pas fait parler les accusés Étienne et Paul, donnant loccasion dexprimer leur foi? Sans doute, il connaissant le silence de Jésus chez Marc tant devant le grand prêtre (14, 61) que devant Pilate (15, 5), et il ne pouvait lignorer. Mais pourquoi présenter ce silence seulement devant Hérode? Peut-être considérait-il que Jésus avait déjà répondu à Hérode par lintermédiaire des Pharisiens dans cette scène ou il lappelle : le renard (13, 32). Mais quen est-il du lecteur de Luc? Comment interprètera-t-il ce silence? Il ne peut être interprété à la lumière du serviteur souffrant (Is 53, 7) ou du cas général de mort avec grande dignité malgré la souffrance, auxquels Luc ne fait nullement référence. Il nous reste le contraste saisissant entre le calme de Pilate auquel Jésus daigne répondre, et lattitude très émotive dHérode auquel Jésus refuse de répondre, sétant déjà exprimé en 13, 32-33, déterminé à poursuivre sa route vers Jérusalem et y connaître la fin de vie des prophètes; la fin étant arrivée, toute parole était devenue inutile.
- « Les grands prêtres et les scribes sétaient tenus là pour laccuser avec violence ». Latmosphère de frustration est accentuée par le choeur des grands prêtres et des scribes qui veulent forcer la main dHérode avec leurs accusations continues. Ladverbe eutonōs (avec insistance ou véhémence ou violence) et le verbe eis + stanai (se tenir là) donne un ton hostile à la scène. Les chefs des prêtres, avec les anciens du peuple, avaient été mentionnés en 22, 66 alors quils ont emmené Jésus au Sanhédrin. Ils font probablement partie de la multitude qui a conduit Jésus à Pilate et la accusé sous trois chefs. On peut donc penser que laccusation ici est de même nature. Mais leur simple présence démontre que laccusation nest pas simplement politique, mais avant tout religieuse.
- Le renvoi de Jésus à Pilate (23, 11-12)
- Commençons avec le style lucanien. La phrase débute avec trois participes à laoriste : layant traité avec mépris (exouthenein, 3 fois en Luc-Actes, une seul fois ailleurs chez Marc), sétant moqué (empaizen, trois fois dans le récit de passion chez Luc, dabord la nuit de son arrestation, puis ici avec Hérode, et à la croix par les soldats), après avoir enveloppé (peribalōn, qui na pas vraiment dobjet ici, mais la référence à Jésus est implicite). Le sujet de laction des deux premiers participes (traiter avec mépris et se moquer) est Hérode avec (syn) avec ses troupes; syn apparaît 75 fois en Luc-Actes, contre 6 fois chez Marc, 4 fois chez Matthieu, et 3 fois chez Jean. La place de « après avoir enveloppé » dans la phrase nest pas claire, i.e. le verbe se rattache-t-il à « sétant moqué », ce qui signifierait quon se moque de Jésus après lavoir habillé, ou se rattache-t-il à « le renvoya à Pilate » pour signifier dans quel état il est renvoyé au préfet; sur le plan grammatical, cest ce dernier cas quil faut choisir. Et le sujet de cet envoi est Hérode seul. Puis, notons dautres mots lucaniens, comme « habit » (esthēs, 4 fois en Luc-Actes, absent des autres évangiles), « splendide » (lampros, 2 fois en Luc-Actes, absent des autres évangiles). Il y a aussi au v. 12 lexpression « tout comme » (te, 154 fois en Luc-Actes, 3 fois chez Mt, 0 fois chez Mc, 3 fois en Jn), « ce même jour » (en autē tē hēmera, 11 fois en Luc-Actes, jamais dans les autres évangiles), « amis » (philos, 18 fois en Luc-Actes, mais 6 fois seulement chez Jn, 1 fois chez Mt, absent de Mc) et « auparavant » (prohyparchein) suivi dun participe, une construction qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, sauf Actes 8, 9.
- Comment interpréter lattitude dHérode vis-à-vis de Jésus? Il semble y avoir un mélange de moquerie et de déclaration dinnocence. Dune part, Luc emploie exouthenein (traiter avec mépris), un terme quil a utilisé en 18, 9 en référence au mépris des autres quand il a introduit la parabole de la prière du Pharisien et du publicain; Hérode pousse son mépris de Jésus au point de se rabaisser en je joignant à ses troupes dans leur moquerie. Dautre part, le fait même de revêtir Jésus dun habit splendide est une proclamation dinnocence. Cest ce quil faut déduire de ce qui suit (23, 14-15), alors que Jésus est remis à Pilate. Comme Jésus na émis aucune parole, le seul message est le vêtement quil porte : ce vêtement lenveloppe complètement (peribalōn), cest un habit (esthēs), donc quelque chose de grand qualité (voir lépitre de Jacques 2, 2-3), et il est splendide, éclatant (lampra). Il faut éviter de projeter ici le vêtement pourpre de Mc 15, 17 et Jn 19, 2, ou la chlamyde écarlate de Mt 27, 28, qui sont clairement des gestes de moquerie. Au contraire, chez Luc lhabit de Jésus était probablement blanc (la traduction latine de la Vulgate parle de veste alba), symbole de noblesse, de joie et de pureté (les Esséniens portaient des vêtements blancs), alors que les accusés, daprès Josèphe, portaient des vêtements noirs (Les antiquités judaïques, 14.9.4 : #172). Ainsi, après son enquête préliminaire (anakrisis), Hérode naurait rien trouvé qui lamène à considérer Jésus comme un prisonnier. Et par là, il fait plaisir à Pilate qui, lui-aussi, navait rien trouvé de répréhensible. Voilà la grande thèse de Luc.
- « Hérode tout comme Pilate devinrent ami lun avec lautre ce même jour ». Y a-t-il une base historique à ce quécrit Luc? On sait que les princes hérodiens maintenaient de bonnes relations avec la famille impériale Julio-claudienne à Rome, et donc les gouverneurs romains avaient intérêt à en tenir compte. Josèphe nous dit quau temps dHérode le Grand on interdisait aux gouverneurs romains en Syrie de prendre des mesures sans son accord, et plus tard lempereur Vespasien enverra des esclaves juifs à Agrippa II comme cadeau. Mais tout cela étant dit, il faut se rappeler que le but ultime de Luc nest pas de nous informer sur le plan historique, mais de nous faire entrer dans sa théologie. Et un point majeur de sa théologie concerne le pardon et la guérison. Rappelons-nous le récit de Luc à Gethsémani quand le serviteur du grand prêtre se fait trancher loreille droite lors de larrestation, et que Jésus guérit immédiatement (22, 50), ou encore celle de la prière de Jésus en croix (23, 44 : « Père, pardonne-leur... »), ou encore celui du bon larron en croix à qui Jésus offre son pardon (23, 43). Maintenant, voilà que Jésus guérit la relation dinimitié de ces deux dirigeants, même si lun deux cherchait à le tuer et sest moqué de lui.
- Analyse
Labsence de cette comparution devant Hérode chez les autres évangiles soulève deux questions : Où Luc a-t-il été cherché ça? Quelle est sa valeur historique?
- La formation du récit
Trois scénarios sont possibles :
- Luc a puisé le récit à une source ancienne
- Luc a créé de toute pièce ce récit
- Luc a composé cette scène sur la base dune tradition ancienne sur limplication dHérode dans la mort de Jésus, et la combinant avec du matériel provenant de Marc
- Le scénario dune source ancienne
Largument principal contre ce scénario est le style très lucanien du récit, comme nous lavons vu plus tôt. Si Luc a puisé à une source ancienne, il la tellement retravaillée quelle ressemble maintenant à lune de ses compositions. À cela on peut ajouter les fortes ressemblances avec la scène où Paul apparaît devant Agrippa II dans les Actes.
- Le scénario dune création de toute pièce
Selon ce scénario, la scène dHérode serait une adaptation du Psaume 2, 1-2, version de la Septante, quon trouve en Actes 4, 24-28 :
Pourquoi les Gentils (ethnē = nations) ont-il agi avec arrogance
et que les peuples ont médité de vaines choses?
Les rois de la terre se sont levés,
et les chefs (pl. de archōn) se sont réunis ensemble
contre (kata) le Seigneur et contre son Messie (Christos)
Cette citation est suivie de son application :
« En vérité, ils se sont assemblés en cette ville contre ton (epi) saint serviteur Jésus, que tu avais oint, Hérode tout comme Ponce Pilate, avec les Gentils et les peuples dIsraël, pour accomplir tout ce que ta main et ta volonté (ou plan : boulē) avaient établis davance devoir arriver
Un premier problème avec ce scénario est quil oblige à beaucoup étirer le psaume pour le faire cadrer avec les faits de la passion. Comment « les peuples dIsraël » dans les Actes peuvent-ils correspondre aux « peuples », synonymes de nations, dans le Psaume? Quand Luc parle dHérode, cest comme tétrarque, jamais comme roi; il ne fait jamais référence à Pilate comme archōn. Ainsi, sil nexistait pas déjà une tradition sur limplication dHérode dans la mort de Jésus, comment aurait-on pu interpréter le Psaume 2 en ce sens?
Un deuxième problème vient de la différence dans la figure dHérode entre Lc 23, 6-15 et Actes 4, 24-28. En Ac 4, Hérode et Pilate se sont assemblés contre Jésus, tout comme les peuples dIsraël. En Lc 23, 14-15, Hérode et Pilate trouvent tous les deux Jésus non coupable, et en Lc 23, 27.35 le « peuple » nest pas particulièrement hostile. Alors pourquoi Luc aurait-il créé dans les Actes une relation au psaume qui serait lopposé de ce quil présente dHérode dans son évangile? Et si le psaume était la source de Luc pour la figure dHérode, pourquoi cela ne transparaît-il pas tout au long de son évangile, mais seulement dans les Actes?
Un autre problème provient des écrits ultérieurs. Ignace dAntioche (Smyrniens, 1.2) semble faire référence à une tradition indépendante quand il écrit que Jésus fut cloué à un arbre en sa chair pour nous « sous Ponce Pilate et Hérode le tétrarque »; le vocabulaire nest pas une adaptation du Psaume 2 et nest ni celui de lévangile ni celui des Actes. De même, lécrit apocryphe Lévangile de Pierre (2e s.) nous brosse un portrait assez particulier dHérode qui est la principale autorité dans le procès de Jésus et est celui qui le livre au peuple pour quon se moque de lui comme « Roi dIsraël » et quon lenveloppe de pourpre; rien nindique que cet écrit apocryphe est une adaptation du Psaume 2 (où Hérode et Pilate apparaissent au même niveau), ou encore quil a servi de source à Luc. On peut aussi mentionner Les actes de Thomas (32) où Hérode devient loutil diabolique du serpent avec Caïphe, ou encore la traduction syriaque de la Didascalia Apostolorum où cest Hérode qui ordonne que Jésus soit crucifié. Comme on peut le constater, il existait une tradition sur Hérode qui na cessé de se développer.
- Le scénario dune composition à partir dune tradition ancienne
Il est donc probable quune ancienne tradition sur lopposition létale à Jésus de la part dHérode ait existé. Cette tradition nest pas née dune lecture du Psaume 2, mais a amené une relecture du Psaume de la manière décrite en Actes 4. Ainsi, Lc 23, 6-12 serait une variation lucanienne dune tradition ancienne sur Antipas, à laquelle il aurait fait certains ajouts à partir de :
- Matériel provenant de Marc concernant linterrogatoire de Jésus devant Pilate et son silence, tout comme la scène des moqueries
- Le canevas dun gouverneur romain qui invite un prince hérodien à enquêter sur un prisonnier juif accusé par les chefs de son peuple (utilisé en Ac 25, 13 26, 32)
- Des paroles concernant Hérode, préservées surtout en Lc 13, 31-33.
Luc a reflété lhostilité dHérode provenant de cette tradition ancienne avec la mention du mépris et les moqueries dHérode et de ses troupes. Mais pourquoi a-t-il modifié cette tradition pour faire aussi dHérode quelquun qui promeut linnocence de Jésus?
- Il nest pas impossible que le procès romain de Marc où Pilate ne trouve pas de motif de condamnation ait contribué à cette décision
- Il est possible que le procès de Paul, où Agrippa II et le procurateur romain collaborent pour linnocenter, ait exercé une certaine influence
- En proclamant linnocence de Jésus à travers la bouche dHérode et de Pilate, peut-être voulait-il ainsi préparer les dernières paroles sur Jésus : « Sûrement, cet homme était un juste » (23, 47)
- Lhistoricité de la tradition hérodienne
Dans quelle mesure la tradition sur lhostilité mortelle dHérode à légard de Jésus a-t-elle une valeur historique. Nous avons opté pour le scénario où il existait une tradition ancienne sur Hérode, mais il ne sen suit pas pour autant que cette tradition ait une valeur historique, surtout quand on constate son absence chez Marc, Matthieu et Jean. Le seul autre écho pourrait être chez Marc dans la mention des Hérodiens au côté des Pharisiens qui veulent le faire mourir.
Mais il y a un élément, souvent oublié, quil faut considérer dans cette enquête : quand on parle dHérode (Hērōdēs), il faut se rappeler quil peut sagir de trois personnes, i.e. Hérode le Grand, Hérode Antipas, ou Hérode Agrippa. Et les trois sont appelés « roi ». Aussi, il faut se demander : quest-ce que les premiers Chrétiens comprenaient quand ils entendaient « le roi Hérode »? Mt 2 raconte que le roi Hérode, conseillé par les chefs des prêtres et les scribes, cherchaient à tuer lenfant Jésus. Lensemble constitué par Lc 13, 31; 23, 10; Ac 4, 26-27 montre le roi Hérode cherchant à tuer Jésus. Ac 12 montre le roi Hérode qui fait périr Jacques, le frère de Jean, pour plaire aux Juifs. Comment les lecteurs des évangiles pouvaient-il savoir quil sagissait de trois hommes différents?
Quant on considère tous ces échos dHérode dans le Nouveau Testament, chez Ignace dAntioche et dans Lévangile de Pierre, on peut conclure avec un certain degré de probabilité que, dans la tradition sur Hérode, il y a un noyau historique. Bien sûr, les récits qui en sont issus affichent un haut niveau dimagination, si bien quil devient presquimpossible de déterminer lequel des trois Hérode était hostile à Jésus. On peut penser quHérode Antipas, qui a fait tuer Jean-Baptiste, a dû être agacé par Jésus qui sest montré un grand admirateur de ce prophète et a attiré quelques uns de ses disciples; après avoir liquidé une figure religieuse, Antipas a peut être affiché une certaine retenue face à Jésus, se contentant de la voir hors de Galilée. Ce qui est clair, Lc 23, 6-12 nest ni une chronique, ni un roman; cest un récit qui sest sans doute amorcé à partir dun noyau historique, mais qui a évolué pour devenir autre chose quun écrit historique. En ajoutant divers éléments dans son récit, Luc ne se contente pas seulement de proclamer linnocence de Jésus et la puissance thérapeutique de sa passion, mais il a contribué à lévolution dans la perception du rôle dHérode.
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