Raymond E. Brown, La mort du Messie,
v.1: Acte 2, scène 1 - #15. Épisode de transition : Jésus est remis aux autorités juives; interrogation par Anne, pp 398-428, selon la version anglaise

(Résumé détaillé)


Épisode de transition : Jésus est remis aux autorités juives; interrogation par Anne
(Mc 14, 53-54; Mt 26, 57-58; Lc 22, 54-55; Jn 18, 12-25a)


Sommaire

Quand on compare les événements que les évangélistes ont en commun, on note cette séquence : 1) le Sanhédrin s’est réuni pour traiter du cas de Jésus ; 2) un des problèmes discutés concerne la menace que Jésus a fait planer sur le temple/sanctuaire ; 3) celui qui pousse les autres à décider d’exécuter Jésus est le grand prêtre ; 4) un jugement fut prononcé qui correspond à une sentence de mort ; 5) il y a eu un interrogatoire de la part du haut clergé la nuit où Jésus fut arrêté. Cependant, quand on examine le détail de ce que raconte chaque évangéliste, on note de grandes divergences.

Commençons avec Jean dont le récit est probablement le plus près de ce qui s’est réellement passé. Pour Jean, la réunion du Sanhédrin a eu lieu plusieurs semaines avant la Pâque. Quand Jésus est arrêté, ce sont des Romains et des Juifs qui l’amènent d’abord à Anne, qui a déjà été grand prêtre (l’an 6 à 15) et qui porte encore le titre, sans exercer ce rôle. Il est le beau-père de Caïphe, ce qui nous donne une idée de l’influence politique de cette famille. Avec Anne, il ne s’agit pas d’un procès, puisqu’il a déjà eu lieu plutôt, mais d’un simple interrogatoire. Jean présente cet interrogatoire avec son vocabulaire théologique où Jésus est la sagesse personnifiée qui a parlé ouvertement, et où à travers la gifle du soldat est exprimé le refus du monde de cette lumière. En même temps, cet interrogatoire reflète aussi la situation de sa communauté chrétienne qui vient d’être exclue des synagogues. Par la suite, quand il fait jour, Jésus est envoyé chez Caïphe, grand prêtre en titre, où la seule action de ce dernier est d’autoriser son envoi à Pilate.

Marc, que Matthieu copie, simplifie les choses. Il se base probablement sur une tradition qu’il a reçue, mais place le procès du Sanhédrin la nuit même où Jésus fut arrêté. On ne connaît pas le nom du grand prêtre, mais Matthieu précise qu’il s’agit de Caïphe. Dans ses deux versets, il introduit à la fois le procès du Sanhédrin, et à la fois le reniement de Pierre qui se dérouleront simultanément. La scène se passe dans la cour du palais du grand prêtre, un lieu qui n’est pas habituel pour un Sanhédrin, et elle se passe la nuit, un moment que toute jurisprudence considère inadéquate pour un procès avec peine capitale.

Chez Luc, qui connaît Marc en même temps qu’un certain nombre de récits indépendants, le reniement de Pierre, qui intervient aussi de nuit, ne se produit cependant pas simultanément aux procédures judiciaires qui ont lieu le matin quand il fait jour. Il nous présente le récit du reniement de Pierre comme un tout, suivi de l’interrogatoire de Jésus également présenté comme un tout qui a lieu le matin. Mais tout cela porte la signature de Luc qui nous a avertis au début de son évangile de vouloir présenter un récit ordonné et qui ne se gêne pas pour réarranger la séquence de Marc. Cela a l’avantage d’établir un parallèle entre l’arrestation de Pierre et Jean dans les Actes (4, 3-5), où ils sont en garde à vue jusqu’au matin, et celle de Jésus.


  1. Traduction
  2. Commentaire
    1. Les détails de la remise
    2. Les grands prêtres Anne et Caïphe
      1. Anne
      2. Caïphe
    3. La question posée à Jésus par le grand prêtre (Jean 18, 19)
    4. La réponse de Jésus au grand prêtre (Jean 18, 20-23)
  3. Analyse
    1. L’ordre des événements
      1. Marc/Matthieu
      2. Jean
      3. Luc
    2. L’événement sur le plan légal : un procès ou un interrogatoire
    3. Évaluation de Marc 14, 53-54

  1. Traduction

    Les passages chez Matthieu, Luc ou Jean qui sont parallèles à Marc sont soulignés. Les mots en bleu indiquent ce qui est commun à Jean et Luc, en rouge ce qui est commun à Matthieu, et Jean, en lavande ce qui est commun à Matthieu, Luc et Jean, en turquoise ce qui est commun à Matthieu et Luc.

    Marc 14Matthieu 26, 57-58Luc 22Jean 18
    53 Et ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre, et se réunissent tous les grands prêtres, et les anciens et les scribes.57 Mais ayant saisis Jésus, ils l’emmenèrent chez Caïphe le grand prêtreles scribes et les anciens était réunis.54 Mais l’ayant pris, ils le menèrent et le firent entrer dans la maison du grand prêtre,12 Alors la cohorte, le tribun et les gardes des Juifs prirent Jésus et le lièrent. 13 Et ils le menèrent d’abord chez Anne, car il était le beau-père de Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là. (14 Or Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs: "Il est mieux qu’un seul homme meure pour le peuple.")
    54 Et Pierre le suivit de loin jusqu’à l’intérieur de la cour du grand prêtre, et il était assis ensemble avec les gardes et se chauffait près de la flamme.58 Mais Pierre le suivait de loin jusqu’à la cour du grand prêtre; ayant pénétré à l’intérieur, il s’assit avec les gardes pour voir la fin.mais Pierre suivait de loin. 55 Mais quand ils eurent allumé un feu au milieu de la cour et s’eurent assis ensemble, Pierre s’assit au milieu d’eux.15 Mais suivait Jésus Simon-Pierre et un autre disciple. Mais ce disciple était connu du grand prêtre, et entra ensemble avec Jésus dans la cour du grand prêtre. 16 Mais Pierre se tenait près de la porte, dehors. Aussi, l’autre disciple, celui qui était connu du grand prêtre, sortit et dit un mot à la portière et il fit entrer Pierre. 17 Et ainsi la femme servante, la portière, dit à Pierre: "N’es-tu pas, toi aussi, des disciples de cet homme?" Lui, dit: "Je n’en suis pas." 18 Mais les serviteurs et les gardes qui se tenaient autour, ayant fait un brasero, parce qu’il faisait froid; et ils se chauffaient. Mais Pierre aussi était avec eux, se tenant debout et se chauffant. 19 Alors le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. 20 Jésus lui répondit: "J’ai parlé ouvertement au monde. J’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple où tous les Juifs s’assemblent; et je n’ai rien dit en secret. 21 Pourquoi m’interroges-tu? Demande à ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit. Voilà, eux, ils savent ce que j’ai dit." 22 Mais quand il dit ces choses, l’un des gardes, qui se tenait là, donna une gifle à Jésus en disant: "C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre?" 23 Jésus lui répondit: "Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal. Si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?" 24 Alors Anne l’envoya toujours lié au grand prêtre, Caïphe. 25 Mais Simon-Pierre se tenait là et se chauffait.

  2. Commentaire

    1. Les détails de la remise

      • Les trois évangiles synoptiques écrivent : « ils » l’emmenèrent / le menèrent. Qui est ce « ils »?
        • Marc et Matthieu : foule avec des glaives et de bâtons (Mc 14, 43 || Mt 26, 47)
        • Luc : il mentionne d’abord la foule, puis les grands prêtres, chefs des gardes du Temple et les anciens (22, 50) ; c’est un peu incongru de les retrouver ensuite autour du feu dans la cour du grand prêtre
        • Jean : il est beaucoup plus clair en spécifiant la cohorte et le tribun romain ainsi que les gardes juifs du temple (18, 2)

      • Matthieu répète « ayant saisis Jésus » (26, 57) qu’il avait déjà spécifié plus tôt (26, 50), une façon d’exprimer son émotion devant toute la scène en cours. Pour Luc et Jean, Jésus était demeuré sans contrainte pendant son arrestation. Mais à partir de maintenant, on lie Jésus chez Jean, car les procédures judiciaires ont eu lieu quelques semaines plus tôt, tandis que chez Marc et Matthieu cela ce produira après la session devant le Sanhédrin.

      • Marc se répète en parlant du grand prêtre, puis des grands prêtres, tandis que Matthieu simplifie les choses en mentionnant d’abord Caïphe, et reléguant les grands prêtres au v. 59. Chez Jean, on notera que le tribun romain amène Jésus au Juif Anne, un fait qui ressemble à ce que Actes 22, 30 évoquera quand un tribun amènera Paul devant le Sanhédrin.

      • Les quatre évangélistes mentionnent la cour (aulē) du grand prêtre, aulē signifiant la cour d’un prince, l’édifice d’un palais et sa pièce principale, d’où sa cour. La présence des gardes dans la cour traduit le fait qu’il y a un événement en court.

      • Chez Jean, les gardes (hypēretēs) constituent ceux qui l’arrêtent, le conduisent à Anne, se tiennent par conséquent dans la cour et l’un d’eux est celui qui gifle Jésus devant Anne. Chez Marc et Matthieu, ils apparaissent pour la première fois ici au moment où Pierre s’assoit avec eux, et réapparaîtront plus loin pour rudoyer Jésus, alors qu’ils n’ont pas été mentionnés lors de l’arrestation; leur rôle est vraiment nébuleux.

      • Quand on essaie d’imaginer le lieu où la scène se passe, on voit un palais avec une porte d’entrée, une cour et une large pièce, un complexe avec des gardes et des serviteurs. Cela signifie que Marc/Matthieu n’ont pas en tête une réunion du Sanhédrin dans le lieu habituel tel que mentionné par Josèphe ou la Mishna. Un tel lieu informel est un indice que les Synoptiques simplifient les faits en plaçant à ce moment une session du Sanhédrin. Le récit de Jean serait plus exact en décrivant un simple interrogatoire devant le grand prêtre ayant lieu dans son palais.

      • Où se trouvait ce palais du grand prêtre? Il s’agit probablement du palais hasmonéen sur la colline ouest de Jérusalem avec vue sur le Xystus (le gymnase) et le temple.

    2. Les grands prêtres Anne et Caïphe

      • Marc ne mentionne jamais le nom du grand prêtre. Certains croient que Marc ne le connaissait pas étant étranger à Jérusalem, d’autres croient que le récit est né dans le milieu de Jérusalem et le grand prêtre était si connu qu’on ne sent pas le besoin de donner son nom.

      • Luc utilise de manière stylisée l’expression « les grands prêtres » si bien que leur nom devient sans importance ; il connaît pourtant bien « Anne et Caïphe », puisque c’est sous leur pontificat qu’il situe le ministère de Jésus (3, 2).

      • Matthieu ne mentionne que Caïphe, lors du complot (26, 3) et ici.

      • Jean mentionne Anne à deux reprises, et Caïphe à cinq reprises. Tout d’abord, il nous présente l’expression « Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là » (11, 49). Cela ne signifie pas que ce rôle était seulement d’un an, mais plutôt qu’il était grand prêtre l’année où Jésus fut exécuté. Ensuite, si Caïphe était grand prêtre, quel rôle joue Anne? Anne avait été grand prêtre quinze ans plus tôt, et même quand quelqu’un n’exerçait plus cette fonction, il conservait son titre, comme on le voit chez Josèphe (Antiquités judaïques, 18.4.3 ; #95). On peut donc imaginer que dans la tête de Jean les deux portaient le titre de grand prêtre, et comme la session du Sanhédrin avait déjà lieu auparavant, Anne avait pris l’initiative personnelle de l’interroger. Il apparaît après l’arrestation de Jésus sous le titre de beau-père de Caïphe. Par la suite, l’expression « le grand prêtre » apparaît cinq fois (18, 15.16.19.22) sans l’identifier explicitement. Puisque la scène est présentée comme un interrogatoire devant Anne, et que ce dernier l’enverra chez Caïphe à la fin de cet interrogatoire, il faut identifier ce grand prêtre avec Anne. Mais alors se pose la question : pourquoi envoyer par la suite Jésus chez Caïphe où il ne se passera rien, sinon l’envoyer à Pilate ? Il est probable que, Caïphe étant officiellement le grand prêtre et Anne ne l’étant plus, il était le seul habilité à envoyer quelqu’un au préfet romain. De plus, Jean aime les symboles dramatiques : Caïphe avait déjà prophétisé que Jésus allait mourir pour la nation (Jn 11, 50-51), et maintenant la prophétie se réalise.

      1. Anne

        Anne a été nommé grand prêtre en l’an 6 par le légat de Syrie, P. Sulpicius Quirinium, puis déposé en l’an 15 par le préfet de Judée, Valerius Gratus. Quinze ans après sa déposition, il exerçait toujours une grande influence, puisque cinq de ses enfants devinrent grands prêtres, ainsi qu’un beau-père et un petit-fils. C’est une famille qui avait la réputation d’être âpre au gain, répressive et corrompue : elle aurait fait déménager le Sanhédrin dans le Bazaar, ce qui expliquerait l’épisode de Jésus et des changeurs du temple; Josèphe raconte qu’Ananie II (fils d’Anne) a donné un pot de vin au procurateur Albinus, en l’an 62, à même l’argent extorqué dans l’enceinte du temple. C’est sans doute purement accidentel qu’Étienne, Jacques, le frère de Jésus ainsi que Jacques, le frère de Jean, aient tous été tués sous le règne de cette famille. Il n’en reste pas moins qu’elle devait avoir une antipathie spéciale envers les disciples de celui qu’ils ont fait crucifier en l’an 30.

      2. Caïphe

        Selon Josèphe (Antiquités judaïques, 18.2.2 ; #34-35), le préfet Valerius Gratus nomma quatre différents grands prêtres qui ne restèrent pas chacun un an en poste après la déposition d’Anne, jusqu’à l’arrivée de Joseph, surnommé Caïphe vers l’an 18. Caïphe était encore en poste quand Valerius Gratus se retira à Rome et fut remplacé par Ponce Pilate en l’an 26. Après un conflit avec les Samaritains, Pilate quitta la Judée en décembre de l’an 36. C’est à ce moment, plus précisément lors de la Pâque de l’an 37, que Vitelius vint à Jérusalem et remplaça Caïphe par Jonathan, le fils d’Anne. Il n’en reste pas moins que Caïphe avait réussi à se maintenir en poste 18 ou 19 ans, ce qui laisse deviner combien Caïphe était un stratège et un homme politique habile. Par contre, il a laissé peu de trace dans l’histoire, sinon cet ossuaire trouvé dans une grotte en 1990 près d’Abu Tor, au sud du mur de Jérusalem, où apparaît l’inscription en Araméen : Yhwsp br Qyp’, Joseph fils de Qaypā’. D’après Jean, la décision de Caïphe de faire exécuter Jésus avait des motifs politiques (Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ils supprimeront notre Lieu saint et notre nation... il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière, Jn 11, 48-50). En même temps, pour l’évangéliste, Caïphe a fait une prophétie tout à fait juste, puisque que Jésus allait mourir pour la nation -- et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés (11, 51-52).

    3. La question posée à Jésus par le grand prêtre (Jean 18, 19)

      • Alors que Luc place le reniement de Pierre avant la session du Sanhédrin, et que Marc/Matthieu le placent en même temps, Jean l’associe à l’interrogatoire d’Anne. L’ensemble peut être structuré de la façon suivante :
        • 18, 12-18 : Transfert de Jésus à Anne ; l’autre disciple et le premier reniement de Pierre
        • 18, 19-23 : Interrogatoire de Jésus par Anne ; la gifle d’un garde
        • 18, 24-27 : Transfert de Jésus à Caïphe ; de deuxième et troisième reniement de Pierre.

      • Pour Jean, la session du Sanhédrin a déjà eu lieu, si bien que l’interrogatoire devant Anne (18, 19-21) devient un exemple de décision qu’un individu doit prendre lorsque confronté à la lumière, et qui est parallèle à l’interrogatoire devant Pilate (18, 28ss). La gifle du garde représente un rejet de la vérité. En même temps, le lecteur du 4e évangile est conscient qu’en Jésus c’est toute la communauté johannique qui subit son procès devant les autorités juives qui s’apprêtent à l’exclure de la synagogue. De même, l’interrogatoire de Pierre par les différents serviteurs du grand prêtre accentue le fait que ce qui arrive à Jésus arrive également aux disciples.

      • Les questions du grand prêtre portent autant sur les disciples de Jésus que sur son enseignement. Car la multiplication des disciples était préoccupante pour les autorités politiques, tout comme la présence trop grande de chrétiens à la synagogue a dû perturber les Juifs. Quant à son enseignement, on y trouve plusieurs affirmations pouvant apparaître offensantes : il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant égal à Dieu (5, 18) ; il prétendait être le messie (10 24-25) ; il se disait fils de Dieu (10, 36). On comprend alors la réaction des Juifs qui lui dirent : « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu » (19, 7). Pour les autorités juives, le rabbi Jésus entrait dans la catégorie des faux prophètes condamnés par le Deutéronome (Ce prophète ou ce faiseur de songes devra mourir, 13, 2-6 ; 18, 20).

    4. La réponse de Jésus au grand prêtre (Jean 18, 20-23)

      • « J’ai parlé ouvertement au monde ». Pour Jean, Jésus est la sagesse divine personnifiée, et comme le dit l’Ancien Testament, cette sagesse parle sur les places publiques (voir Proverbe 8, 2-3 ; 9, 3 ; Sagesse 6, 14.16). Elle n’est ni subversive, ni ésotérique.

      • « J’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple où tous les Juifs s’assemblent; et je n’ai rien dit en secret ». Dans l’évangile de Jean plus que dans tous les autres évangiles, Jésus enseigne au temple (2, 14 ; 7, 14.28 ; 8, 20 ; 10, 23). Mais ici on ajoute la synagogue, une référence à sa communauté chrétienne. Et le fait que Jésus n’a rien dit en secret évoque le Dieu du prophète Isaïe qui dit : « Je suis le Seigneur, et il n’en est point d’autre... Je n’ai point parlé en secret, ni dans quelque lieu obscur de la terre » (Isaïe 45, 18-19 ; voir aussi 48, 16). Le Jésus qui répond à Anne est plein de majesté.

      • « Pourquoi m’interroges-tu? ». La réponse de Jésus apparaît comme une attitude de défi. D’après Josèphe (Antiquités judaïques, 14.9.4 ; #172), tous ceux qui étaient traduits en justice devant le Sanhédrin se présentaient avec humilité, crainte et cherchant la clémence. On comprend la réaction du garde de gifler Jésus. Mais pour Jean, ce geste est moins un abus physique qu’une insulte à la majesté de Jésus. Notons que nous avons une scène semblable dans les Actes des Apôtres (23, 1-5) où Paul, après s’être fait frapper à la bouche et avoir insulté le grand prêtre, s’excuse en prétextant ne pas avoir reconnu le grand prêtre (voir Exode 22, 27 qui évoque le commandement de ne pas maudire un chef du peuple). Mais c’est différent avec Jésus qui met son auditoire au défi de démontrer qu’il a mal parlé. Jean a probablement ici en tête Isaïe 50, 6 : « J’ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m’arrachaient la barbe; je n’ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats ».

  3. Analyse

    1. L’ordre des événements

      Voici l’ordre dans lequel les évangiles décrivent la séquence des événements qui vont de l’arrestation de Jésus jusqu’à son transfert à Pilate.

      Marc 14, 53 – 15, 1Mat 26, 57 – 27, 2Luc 22, 54 – 23, 1Jean 18, 12 – 28a
      #1Jésus (=J.) est conduit chez le g.p. (=grand prêtre), les anciens, les scribesOn saisit J., le conduit chez le g.p. Caïphe où les scribes, les anciens sont rassemblésJ. est amené, conduit chez le g.p.J. est amené lié par la cohorte et le tribun, d’abord chez Anne, le beau-père de Caïphe, g.p. cette année-là
      #2Pierre suit à l’intérieur du aulē du g.p. et s’assoit avec les gardes près de la flamme brûlantePierre suit jusqu’au aulē du g.p., entre à l’intérieur, et s’assoit avec les gardes pour voir la finPierre suit; ils allument un feu au milieu du aulēPierre suivait et un autre disciple ; l’autre disciple entre dans le aulē du g.p. ; fait entrer Pierre ; PREMIER RENIEMENT ; les serviteurs et les gardes font un brasero où Pierre se tient debout
      #3Tout le sanhédrin cherche un témoignage contre J. ; plusieurs donnent des témoignages faux et incohérents ; ils falsifient la mise en garde de Jésus sur le sanctuaire ; le g.p. se tient debout et dit : « Es-tu le messie, le fils du Béni ? » ; J. répond : « Je le suis ; vous verrez le fils de l’homme » ; le g.p. déchire ses habits ; l’accuse de blasphème ; tous jugent que J. mérite la mort.Tout le Sanhédrin cherche un faux témoignage ; plusieurs témoignent faussement ; deux témoignent sur la mise en garde de Jésus sur le sanctuaire ; le g.p. se tenant debout, l’exhorte : « Es-tu le messie, le fils de Dieu » ; J. répond : « Tu l’as dit ; vous verrez le fils de l’homme » ; le g.p. déchire ses vêtements ; l’accuse de blasphème ; ils répondent : J. mérite la mortLes TROIS RENIEMENTS de PierreLe g.p. questionne J. sur ses disciples et son enseignement ; J. répond qu’il a enseigné ouvertement ; il met le g.p. au défi d’interroger ceux qui l’ont entendu.
      #4Certaines crachent sur J, couvre son visage, le frappe, disant : « Prophétise » ; les gardes le giflent.Ils crachent sur la face de J., le frappent ; le giflent, ils disent : « Prophétise pour nous, ô messie ; qui t’a frappé ? »Les hommes le (J.) retenant, se moquent de lui et lui donnent des coups; après l’avoir couvert, ils lui disent : « Prophétise; qui t’a frappé? »; blasphémant, ils parlent contre lui.Un garde, se tenant près de lui, le gifle et le réprimande d’avoir ainsi répondu au g.p. ; J. répond qu’il n’a pas mal parlé, aussi « Pourquoi me frappes-tu ? »
      #5Les TROIS RENIEMENTS de PierreLes TROIS RENIEMENTS de PierreQuand le jour vient, les anciens du peuple, les chefs des prêtres et les scribes se rassemblent; ils conduisent J. au Sanhédrin.Anne envoie J. lié à Caïphe, le g.p. ; Pierre se tenant là, se chauffant ; DEUXIÈME ET TROISIÈME RENIEMENT de Pierre.
      #6Tôt le matin, les chefs des prêtres avec les anciens, les scribes et tout le Sanhédrin, après consultation et avoir lié J., l’amènent pour le remettre à PilateTôt le matin, les chefs des prêtres et les anciens du peuple décident de condamner Jésus à mort ; l’ayant lié, ils l’amènent pour le remettre à Pilate, le gouverneurIls disent : « Si tu es le messie, dis-le nous »; J. dit : « Si je vous le dis, vous ne croirez pas...le fils de l’homme siégera à la droite de la puissance de Dieu »; ils dirent tous : « Es-tu alors le fils de Dieu? »; J. dit : « Vous le dites: je le suis »; ils disent : « Qu’avons-nous encore besoin de témoignage? »; toute la multitude le conduit à Pilate.Ils conduisent J. de Caïphe au prétoire ; il est tôt.

      La question se pose donc : qu’est-ce qui s’est vraiment produit pendant la nuit et tôt le matin ? Tous les évangiles s’entendent pour dire que Jésus a été emmené chez le grand prêtre pendant la nuit, que Pierre l’a renié trois fois. Pour le reste, il faut éviter l’harmonisation, en assumant que les évangiles ont une partie des faits, et qu’il s’agit de mettre ensemble les morceaux. Chaque évangile doit être considéré séparément.

      1. Marc/Matthieu

        Toutes les procédures judiciaires ainsi que le reniement de Pierre, qui se produit de manière parallèle, ont lieu la nuit et se terminent au petit matin.

      2. Jean

        La séquence des événements est à peu près semblable entre Jean et Marc/Matthieu, même s’il y a des différences : le contenu des procédures judiciaires n’est pas le même, la violence à l’égard de Jésus est réduite, il n’y a pas de témoins, de juges, d’interrogatoire sur le sanctuaire ou sur l’identité de Jésus, pas d’accusation de blasphème et aucune sentence. Comment expliquer les similitudes ? Jean ne connaît pas Marc. Il faut assumer une tradition préjohannique et prémarcienne que Marc et Jean ont modifié à leur façon.

      3. Luc

        • Les séquences #1 et #2 couvrent les mêmes événements, mais chez Luc le reniement de Pierre, qui intervient aussi de nuit, ne se produit cependant pas simultanément aux procédures judiciaires qui ont lieu le matin quand il fait jour. Certains ont proposé d’harmoniser Luc avec Marc avec la thèse que la session du matin chez Luc est une expansion de celle de nuit telle que racontée par Marc. Cette thèse doit être rejetée : car Marc ne donne aucune indication qu’il y a eu une session le matin, et la session de Luc le matin est semblable à celle de Marc pendant la nuit. Ce qui nous laisse avec la question : qui a raison, Marc ou Luc ? Certains biblistes considèrent le récit de Luc comme plus vrai sur le plan historique. Ces biblistes ont tort pour les raisons qui suivent.

        • Commençons avec le moment des procédures judiciaires. Selon la Mishna (Sanhedrin 4, 1), un procès qui impliquait la peine capitale devait avoir lieu de jour ; mais on n’a aucune donnée démontrant que cette règle du 2e siècle était en vigueur à cette époque. Ensuite, si toute jurisprudence veut normalement qu’un procès accessible au public ait lieu de jour, il faut se rappeler que les autorités juives veulent faire les choses furtivement pour éviter d’éveiller l’attention de la foule. De plus, Marc 15, 1 n’affirme pas qu’il y ait eu une session le matin, mais plutôt qu’après le reniement de Pierre, elle se termine. Enfin, ces procédures ressemblent plus à une enquête qu’à un procès, puisqu’un procès romain en bonne et due suivra. Bref, que la session ait eu lieu de nuit ne pose pas vraiment de problème.

        • Certains biblistes préfèrent la version de Luc, car celle de Marc paraît biaisée en présentant les autorités comme des vilains, ayant décidé d’avance de condamner Jésus. Ces biblistes oublient que vouloir la mort de quelqu’un comme Jésus, loin d’impliquer qu’on soit vilain, peut même provenir d’un esprit authentiquement religieux qui s’insurge devant des attaques de ses croyances profondes. On n’a qu’à penser à Paul lui-même mandaté pour pourchasser les chrétiens jusqu’en Syrie (voir Actes 26, 10).

        • Enfin, certains biblistes préfèrent la séquence des événements chez Luc qu’ils trouvent plus ordonnée que celle de Marc qui apparaît très compliquée : au lieu d’avoir ce chassé-croisé entre les reniements de Pierre et l’interrogatoire de Jésus, Luc nous présente le récit du reniement de Pierre comme un tout, suivi de l’interrogatoire de Jésus également présenté comme un tout qui a lieu le matin. Mais tout cela porte la signature de Luc qui nous a avertis au début de son évangile de vouloir présenter un récit ordonné (1, 3) et qui ne se gêne pas pour réarranger la séquence de Marc. Cela a l’avantage d’établir un parallèle entre l’arrestation de Pierre et Jean dans les Actes (4, 3-5), où ils sont en garde à vue jusqu’au matin, et celle de Jésus.

    2. L’événement sur le plan légal : un procès ou un interrogatoire

      • La question se pose : le contenu du récit de Luc est-il emprunté à Marc, et entend-il décrire un procès ? Beaucoup d’éléments qui donnent l’impression d’un procès chez Marc/Matthieu sont absents chez Luc : pas de témoin, pas d’interrogation spécifique par le grand prêtre, aucune accusation de blasphème, aucune sentence de mort. Luc combine probablement des sources indépendantes avec le canevas de base qu’il emprunte à Marc.

      • Par contre, malgré l’absence d’éléments typiques, Luc entend bien décrire un procès. Il prend pour acquis que la prédication chrétienne standard a déjà informé les chrétiens que Jésus a subi un procès et fut condamné par les autorités de Jérusalem, si bien qu’il ne sent pas besoin de donner de détails dans son récit sur son arrestation (22, 26-71). Pour s’en convaincre, il suffit de relire les passages suivants de Luc où on assume un procès :

        • Luc 9, 22 : le fils de l’homme doit être rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, et être tués
        • Luc 24, 20 : (disciples d’Emmaüs) comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié
        • Actes 6, 13-14 : (Étienne) ils l’emmenèrent devant le Sanhédrin. Là ils produisirent des faux témoins qui déclarèrent... Nous l’avons entendu dire que Jésus, ce Nazôréen, détruira ce lieu-ci
        • Actes 13, 27-28 : (Paul) les habitants de Jérusalem et leurs chefs... sans trouver en lui aucun motif de mort, ils l’ont condamné

      • Chez Jean, il n’y pas d’ambiguïté, car rien ne suggère un procès : c’est un simple interrogatoire par Anne, sans juge ou jugement ou témoin. Pourtant, il est capable de décrire une session de Sanhédrin, puisque c’est ce qu’il a fait quelques semaines plus tôt (11, 47-53). Malgré certains rapprochement avec les synoptiques, son récit représente une tradition indépendante.

      • Pour tout résumer, les évangiles s’entendent sur les points suivants :

        • Le Sanhédrin s’est réuni pour traiter du cas de Jésus
        • Un des problèmes discutés concerne la menace que Jésus a fait planer sur le temple/sanctuaire
        • Celui qui pousse les autres à décider d’exécuter Jésus est le grand prêtre
        • Un jugement fut prononcé qui correspond à une sentence de mort
        • Il y a eu un interrogatoire de la part du haut clergé la nuit où Jésus fut arrêté

      • Il est hautement probable que la présentation de Jean reflète le mieux la situation originelle et est la plus historique. Et que la session du Sanhédrin ait eu lieu quelques semaines avant la Pâque est plus plausible qu’une session à la hâte la nuit précédente. De même, on peut comprendre une brève interrogation des autorités juives avant de remettre Jésus aux autorités romaines. Par contre, il faut se rappeler que Jean a des objectifs théologiques en plaçant la session du Sanhédrin immédiatement après la ressuscitation de Lazare, i.e. en le faisant condamner à mort alors qu’il vient de donner la vie.

    3. Évaluation de Marc 14, 53-54

      Posons la question : cette approche qui fusionne au cours de la même nuit à la fois les procédures judiciaires et le reniement de Pierre provient-elle de Marc ou d’une source antérieure ? Il y a une école de biblistes qui ne voit ici que le travail de Marc. Car, dit-on, avec ces procédures judiciaires et le reniement de Pierre nous sommes devant une technique typique de Marc, appelé intercalaire ou récits en sandwich : c’est une technique où on commence un récit, on l’interrompt pour insérer un autre récit, avant de reprendre le premier récit ; le récit interrompu et repris joue le rôle des deux tranche de pain du sandwich, tandis que le récit inséré celui du contenu du sandwich. Il y a plusieurs exemples chez Marc, comme la ressuscitation de la fille de Jaïre (5, 22-43) interrompue par la guérison de la femme avec des pertes de sang (5, 25-34). Malheureusement, c’est une erreur de retrouver cette technique avec les procédures judiciaires et le reniement de Pierre. Par exemple, 14, 53 (on amène Jésus chez le grand prêtre) et 14, 54 (l’arrivée de Pierre dans la cour du grand prêtre) ont une égale valeur : le verset 53 fournit le cadre du procès du Sanhédrin, tandis que le verset 54 fournit le cadre du reniement de Pierre. Les deux récits ont une même longueur, et en 15, 1 les réflecteurs reviennent sur le Sanhédrin pour conclure que la séance est terminée. Bref, il s’agit de deux scènes parallèles, et non pas d’une technique intercalaire. Même si Marc est l’auteur de cette technique par parallélisme, il dépend de sources antérieures pour ces récits. Quant à Jean, il mêle également les scènes de procédures judiciaires avec le reniement de Pierre, mais de façon différente, si bien qu’on peut dire qu’il ne dépend pas de Marc.

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