Matthieu 23, 1-12

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Τότε ὁ Ἰησοῦς ἐλάλησεν τοῖς ὄχλοις καὶ τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ 1 Tote ho Iēsous elalēsen tois ochlois kai tois mathētais autou 1 Alors, le Jésus parla aux foules et aux disciples de lui1 Alors Jésus s’exprima aux foules et à ses disciples
    2 λέγων• ἐπὶ τῆς Μωϋσέως καθέδρας ἐκάθισαν οἱ γραμματεῖς καὶ οἱ Φαρισαῖοι. 2 legōn• epi tēs Mōuseōs kathedras ekathisan hoi grammateis kai hoi Pharisaioi. 2 disant : sur le siège de Moïse ils se sont assis les scribes et les Pharisiens;2 pour leur dire : « Les spécialistes de la Bible et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse.
    3 πάντα οὖν ὅσα ἐὰν εἴπωσιν ὑμῖν ποιήσατε καὶ τηρεῖτε, κατὰ δὲ τὰ ἔργα αὐτῶν μὴ ποιεῖτε• λέγουσιν γὰρ καὶ οὐ ποιοῦσιν.3 panta oun hosa ean eipōsin hymin poiēsate kai tēreite, kata de ta erga autōn mē poieite• legousin gar kai ou poiousin. 3 Donc tout autant de choses qu’ils puissent vous dire, faites et gardez, puis en ce qui concerne les oeuvres d’eux, ne faites pas, car ils disent et ne font pas.3 Donc, mettez en pratique et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, par contre ne tenez pas compte de leurs actions, car ces actions diffèrent de ce qu’ils disent.
    4 δεσμεύουσιν δὲ φορτία βαρέα [καὶ δυσβάστακτα] καὶ ἐπιτιθέασιν ἐπὶ τοὺς ὤμους τῶν ἀνθρώπων, αὐτοὶ δὲ τῷ δακτύλῳ αὐτῶν οὐ θέλουσιν κινῆσαι αὐτά. 4 desmeuousin de phortia barea [kai dysbastakta] kai epititheasin epi tous ōmous tōn anthrōpōn, autoi de tō daktylō autōn ou thelousin kinēsai auta. 4 Puis, ils enchaînent des charges lourdes [et pesantes] et ils imposent sur les épaules des hommes, puis, eux, de leur doigt ils ne veulent pas les soulever.4 De plus, ils surchargent les autres de graves obligations [exigeantes] et contraignantes, alors qu’eux, ils ne veulent même pas les soulever de leur doigt.
    5 πάντα δὲ τὰ ἔργα αὐτῶν ποιοῦσιν πρὸς τὸ θεαθῆναι τοῖς ἀνθρώποις• πλατύνουσιν γὰρ τὰ φυλακτήρια αὐτῶν καὶ μεγαλύνουσιν τὰ κράσπεδα, 5 panta de ta erga autōn poiousin pros to theathēnai tois anthrōpois• platynousin gar ta phylaktēria autōn kai megalynousin ta kraspeda, 5 Puis, toutes les oeuvres d’eux ils font pour être regardés par les hommes, car ils élargissent les phylactères d’eux et ils agrandissent les franges,5 Toutes leurs actions, ils le font pour être bien vus des autres, et c’est ainsi qu’ils grossissent leurs insignes de piété et allongent les houppes religieuses au bas de leur vêtement.
    6 φιλοῦσιν δὲ τὴν πρωτοκλισίαν ἐν τοῖς δείπνοις καὶ τὰς πρωτοκαθεδρίας ἐν ταῖς συναγωγαῖς 6 philousin de tēn prōtoklisian en tois deipnois kai tas prōtokathedrias en tais synagōgais 6 puis, ils aiment la première place à table dans les festins et les places d’honneur dans les synagogues,6 Ils aiment le premier divan lors des banquets et les places d’honneur à la synagogue,
    7 καὶ τοὺς ἀσπασμοὺς ἐν ταῖς ἀγοραῖς καὶ καλεῖσθαι ὑπὸ τῶν ἀνθρώπων ῥαββί. 7 kai tous aspasmous en tais agorais kai kaleisthai hypo tōn anthrōpōn rhabbi.7 et les salutations dans les places publiques et être appelés par les hommes rabbi;7 tout comme à recevoir des courbettes sur la place publique et à être appelés par les autres : maître.
    8 Ὑμεῖς δὲ μὴ κληθῆτε ῥαββί• εἷς γάρ ἐστιν ὑμῶν ὁ διδάσκαλος, πάντες δὲ ὑμεῖς ἀδελφοί ἐστε. 8 Hymeis de mē klēthēte rhabbi• heis gar estin hymōn ho didaskalos, pantes de hymeis adelphoi este. 8 puis, vous, ne soyez pas appelés rabbi, car un est de vous l’enseignant, puis tous vous, frères vous êtes;8 Mais vous, ne vous faites pas appeler : maître, car n’avez qu’un maître, et vous êtes frères les uns des autres.
    9 καὶ πατέρα μὴ καλέσητε ὑμῶν ἐπὶ τῆς γῆς, εἷς γάρ ἐστιν ὑμῶν ὁ πατὴρ ὁ οὐράνιος.9 kai patera mē kalesēte hymōn epi tēs gēs, heis gar estin hymōn ho patēr ho ouranios. 9 et père n’appelez de vous sur la terre, car un est de vous le père, le céleste;9 Et ne vous faites pas appeler "père" sur cette terre, car vous n’avez qu’un père dans le monde de Dieu.
    10 μηδὲ κληθῆτε καθηγηταί, ὅτι καθηγητὴς ὑμῶν ἐστιν εἷς ὁ Χριστός.10 mēde klēthēte kathēgētai, hoti kathēgētēs hymōn estin heis ho Christos. 10 ne vous faites pas appeler non plus guides, puisque guide de vous il est un, le oint;10 Ne vous faites pas appeler "leaders", car vous n’avez qu’un seul leader, le Christ.
    11 ὁ δὲ μείζων ὑμῶν ἔσται ὑμῶν διάκονος. 11 ho de meizōn hymōn estai hymōn diakonos. 11 puis, le plus grand de vous il sera de vous serviteur;11 Que le plus important parmi vous devienne votre serviteur,
    12 ὅστις δὲ ὑψώσει ἑαυτὸν ταπεινωθήσεται καὶ ὅστις ταπεινώσει ἑαυτὸν ὑψωθήσεται. 12 hostis de hypsōsei heauton tapeinōthēsetai kai hostis tapeinōsei heauton hypsōthēsetai.12 puis, celui, qui s’élèvera lui-même, sera abaissé, et celui, qui s’abaisse lui-même, sera élevé.12 car celui qui cherchera à être important sera ignoré, celui qu’on ignore deviendra important.

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Alors Jésus s'exprima aux foules et à ses disciples

    Littéralement: Alors (tote), le Jésus parla (elalēsen) aux foules (ochlois) et aux disciples (mathētais) de lui

tote (alors)
Tote est un adverbe si ordinaire qu’il n’y aurait rien à dire, s’il n’était un mot presque fétiche chez Matthieu : Mt = 90; Mc = 6; Lc = 15; Jn = 10; Ac = 21; il revient à peu près à tous les 12 versets. C’est un adverbe de temps qu’on traduit habituellement par « alors ». Il permet d’exprimer une séquence logique de cause à effet. Comme Matthieu aime structurer les choses et les présenter de manière ordonnée, tote devient pour lui l’outil idéal. Par exemple, « laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande » (5, 24); ici, la réconciliation doit précéder l’offrande. Sur les 90 occurrences de son évangile, 81 lui sont propres. Et c’est ainsi qu’il se plaît à ajouter cet adverbe à ses sources, en commençant par Marc. Par exemple, dans la scène où on tend un piège à Jésus sur l’impôt à César et qu’il réplique avec une question sur l’effigie de la pièce de monnaie, Marc écrit : « Ils lui dirent : "De César". Et Jésus leur dit: "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (12, 16-17). Quand Matthieu recopie cette scène, il apporte une légère modification : « Ils disent : "De César". Alors il leur dit: "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (22, 20-21); ainsi, le « et » de Marc est devenu chez lui un « alors », car le paiement des impôts découle du fait qu’on utilise la monnaie de César. Il fait la même chose avec la source Q. Dans le discours de Jésus sur le retour de l’esprit impur où ce dernier cherche un lieu de repos et n’en trouve pas, Luc écrit : « Il dit : "Je retournerai dans la maison d’où je suis sorti" » (11, 24). Pour sa part, Matthieu écrit : « Alors il dit : "Dans ma maison je retournerai, d’où je suis sorti" » (12, 44); l’ajout du petit « alors » permet à Matthieu de montrer la suite logique entre errer sans trouver de repos et le retour au point de départ.

De quelle séquence logique s’agit-il ici au v. 1? Plus tôt, en 22, 34-35, Matthieu écrit : « Apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe, et l’un d’eux lui demanda pour l’embarrasser : "Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi?" ». Cette péricope se termine avec ce commentaire de l’évangéliste : « Nul ne fut capable de lui répondre un mot. Et à partir de ce jour personne n’osa plus l’interroger » (22, 46). Cette scène marque la dernière intervention des Pharisiens qui disparaissent du paysage pour ne revenir qu’après la mort de Jésus (27, 62). Le « alors » de Matthieu introduit une forme de conclusion sur les Pharisiens, qui est la suite logique de ce qui vient d’être dit, et qui est en fait un jugement sur eux.

elalēsen (il parla) Le verbe laleō n’est pas particulièrement matthéen : Mt = 26 ; Mc = 21 ; Lc = 31 ; Jn = 59 ; Ac = 58. Mais la moitié des occurrences dans son évangiles lui sont propres, et la plupart du temps, c’est Jésus qui parle (9 fois sur 13). Il y a plus, car il utilise habituellement le verbe legō (505 fois) pour décrire l’action de dire quelque chose. S’il choisit parfois laleō, c’est qu’il semble mettre l’accent sur le message que Jésus transmet. Par exemple, c’est ce mot qu’il choisit pour exprimer l’enseignement donné en paraboles : « Et il leur parla (laleō) de beaucoup de choses en paraboles, disant (legō)... » (13, 3; voir aussi 13, 10.13.33); après sa résurrection, c’est ainsi qu’est introduit le message d’envoi en mission : « S’avançant, Jésus leur parla (laleō), disant (legō) : "Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre... » (28, 18). Ici, au v. 1, nous avons la même structure : « Jésus parla (laleō)... disant (legō) ». Quel est ce message? Ce message est lié avec ce qui précède où les Pharisiens ont essayé d’embarrasser Jésus, et il est introduit par « alors » (tote), devenant par le fait même une forme de conclusion ou de jugement. Aussi, nous avons préféré traduire laleō par « exprimer », pour rendre l’idée que Jésus fait connaître sa pensée sur les Pharisiens.

ochlois (aux foules) Matthieu fait référence aux foules un peu plus que les autres évangélistes : Mt = 50 ; Mc = 38 ; Lc = 41 ; Jn = 20 ; Ac = 22. Sur les 50 occurrences, 27 lui sont uniques. C’est donc dire qu’il tient à leur faire jouer un rôle important. Deux points sont à signaler.

  1. Contrairement aux autres évangiles qui ont presqu’uniquement le singulier, i.e. la foule, l’évangile selon Matthieu, dans les passages qui lui sont uniques, a presque toujours le pluriel, i.e. les foules, comme ici. Cette préférence pour le pluriel est si forte que, très souvent, Matthieu, lorsqu’il recopie Marc, modifie sa source pour en faire un pluriel; ainsi
    • « une foule nombreuse » (Mc 4, 1) devient « des foules nombreuses » (Mt 13, 2);
    • « pendant que lui-même renvoie la foule » (Mc 6, 45) devient « pendant qu’il renverrait les foules » (Mt 14, 22);
    • « et ils (les disciples) les présentèrent à la foule » (Mc 8, 6) devient « et les disciples (les donna) aux foules (Mt 15, 36);
    • « Et ils cherchaient à l’arrêter, et ils craignirent la foule » (Mc 12, 12) devient « Et, cherchant à l’arrêter, ils craignirent les foules » (Mt 21, 46);
    • « Or les grands prêtres excitèrent la foule » (Mc 15, 11) devient « Or les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules (Mt 27, 20).

    Pourquoi? On peut deviner que, étant donné que le mot foule au singulier transmet l’idée d’un groupe spécifique et unifié, Matthieu a peut-être voulu plutôt mettre l’accent sur des groupes divers, non unifiés, sans un commun dénominateur, anticipant l’envoi final des disciples vers toutes les nations. La seule exception notable est ce passage de Matthieu où Pilate « se lava les mains en présence de la foule, en disant: "Je ne suis pas responsable de ce sang; à vous de voir!" » (27, 24). Dans ce cas, la foule représente un groupe spécifique et unifié, le peuple juif, puisque cette foule répond : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants! » (27, 25).

    Ici, au v. 1, c’est aux foules bigarrées, anticipation de toutes les nations, que s’adresse Jésus.

  2. Dans les évangiles, la foule peut jouer trois rôles : un rôle positif qui est presque l’équivalent de celui disciple, un rôle négatif comme obstacle à l’activité de Jésus, ou encore un rôle neutre, comme simple auditoire passif de l’enseignement de Jésus. Quand on examine les emplois qui sont propres à Matthieu, on remarque qu’il fait souvent jouer à ces foules un rôle positif : ces foules « suivent » Jésus à la manière des disciples (8, 1; 12, 15), ou « s’approchent » de lui (15, 30); elles sont frappés par son enseignement (7, 28; 22, 33), et elles s’émerveillent en voyant toutes ces guérisons (15, 31); saisies de crainte, elles glorifient Dieu (9, 8), et elles s’écrient : « Celui-là n’est-il pas le Fils de David? » (12, 23), ou « Hosanna au fils de David! » (21, 9), ou encore « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (21, 11). Les deux seuls passages, où les foules jouent un rôle négatif ou celui d’ennemi, sont une reprise de Marc : la foule nombreuse armée de glaive venus avec Judas arrêter Jésus (26, 47), et ces foules qui se laissent persuader par les grands prêtres et les anciens de réclamer Barabbas et de faire périr Jésus (27, 20).

Ici, au v. 1, nous avons plutôt des foules neutres qui reçoivent passivement l’enseignement de Jésus.

mathētais (aux disciples)
mathētēs signifie : apprenant, élève, disciple. Le mot désigne celui qui est à l’écoute d’un maître. Comme on peut l’imaginer, le mot est important dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28. Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à l’époque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes
  • le groupe restreint de ceux qui l’ont accompagné physiquement sur les routes, laissant travail, famille et maison,
  • ceux qui l’ont accueilli dans leur maison, lui offrant gite et couvert ainsi que de l’argent lorsqu’il visitait leur région,
  • la foule de curieux qui ont écouté sa prédication et exprimé une forme d’intérêt.
Même si plusieurs femmes sont mentionnées, aucune ne se voit attribuée le titre de disciple, en raison sans doute de la culture de l’époque. Notons enfin que les évangiles font référence également aux disciples de Jean Baptiste et aux disciples des Pharisiens (cf Mc 2, 18). Intéressons-nous maintenant à Matthieu.

L’évangéliste aime le mot disciple : non seulement il l’utilise très souvent (il est 2e, derrière Jean), mais sur les 72 occurrences, 42 (environ 60%) lui sont uniques. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que Matthieu tient à les associer aux Douze : il est le seul à parler des Douze disciples, d’abord pour encadrer le discours de mission (10, 1 et 11, 1), ensuite pour partager le sort qui l’attend alors qu’il monte à Jérusalem (20, 17). Et quand Judas aura trahi Jésus et se sera suicidé, Matthieu parlera des onze disciples (28, 16); il est le seul à avoir cette expression. Or, Marc, qui est la source de Matthieu et Luc, ne parle que des « Douze » et des « Onze ». Qu’est-ce que cela signifie? Matthieu semble restreindre le titre de disciple au groupe restreint des Douze qui l’accompagne sur la route et qu’il envoie en mission. Et quand on regarde l’ensemble de son évangile, il est clair qu’il leur fait jouer un rôle spécial et unique :

  • Si c’est la vue de la foule qui amène Jésus à prononcer son discours sur la montagne avec ses béatitudes, Matthieu insiste pour dire qu’il s’adresse aux disciples (« et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui, et prenant la parole, il les enseignait en disant, 5, 1-2)

  • C’est à eux qu’est réservé la compréhension du message de Jésus (« Les disciples s’approchant lui dirent: "Pourquoi leur parles-tu en paraboles" -- "C’est que, répondit-il, à vous il a été donné de connaître les mystères du Royaume des Cieux, tandis qu’à ces gens-là cela n’a pas été donné. », 13, 10-11)

  • Alors que, pour Marc, ce sont les gens de la foule qui l’entourent et qui font la volonté de Dieu qui sont sa mère et ses frères, Matthieu restreint ce groupe aux disciples (« Et tendant sa main vers ses disciples, il dit: "Voici ma mère et mes frères », 12, 49)

  • Quand il reprend les deux scènes de la multiplication des pains de Marc, il clarifie le texte de Marc, comme il le fait souvent, pour éviter toute ambiguïté; alors que Marc écrit : « et (Jésus les) donnait aux disciples pour qu’ils (les) leur présentent » (6, 41), Matthieu écrit : « il (Jésus) donna aux disciples les pains et les disciples aux foules » (14, 19). Pourquoi Matthieu, contrairement à Marc, répète-t-il le mot disciple, alors qu’eux seuls peuvent le donner aux foules, puisque Jésus le leur a remis le pain? On a l’impression qu’il veut accentuer la structure des relations Jésus-disciples et disciples-foules, mettant en relief le rôle d’intermédiaire ou de médiateur des disciples. Il fera la même chose lors de la 2e multiplication des pains (15, 36). Il fera la même chose à la dernière cène quand il écrira : « Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples » (26, 26; Marc a simplement : « le leur donna » (14, 22))

  • L’accent sur le rôle d’intermédiaire ou de médiateur des disciples apparaît tout au long de son évangile. C’est le rôle des disciples de demander à Jésus des explications sur son enseignement (13, 36 « ses disciples s’approchant lui dirent : "Explique-nous la parabole de l’ivraie dans le champ" »). C’est leur rôle d’informer Jésus (15, 12 « Alors s’approchant les disciples lui disent: "Sais-tu que les Pharisiens se sont choqués de t’entendre parler ainsi?"). C’est leur rôle de prier Jésus d’agir (15, 23 « Après s’être approchés de lui, ses disciples insistèrent pour dire : "Chasse-la, car elle est derrière nous à nous casser les oreilles" ». C’est leur rôle de demander à Jésus d’expliquer certains événements : (21, 20 « A cette vue, les disciples dirent tout étonnés: "Comment, en un instant, le figuier est-il devenu sec?" »; voir aussi 24, 3 sur les signes de la fin du monde). Enfin, c’est leur rôle d’aller dans le monde entier, de baptiser et de faire connaître l’enseignement de Jésus (28, 16).

  • Pourtant, malgré ce rôle unique que fait jouer Matthieu aux disciples, il ne se gêne pas pour souligner leur faiblesse, leurs limites et parfois leur étroitesse d’esprit. Par exemple, ils ont peur quand Jésus marche sur l’eau (14, 26), ou qu’ils entendent une voix du ciel (17, 6), quand Jésus présente sa vision du mariage où l’homme ne peut répudier sa femme pour n’importe lequel motif, leur remarque serait considéré comme machiste aujourd’hui (19, 10 « Les disciples lui disent: "Si telle est la condition de l’homme envers la femme, il n’est pas expédient de se marier." »), quand Jésus leur dit qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, Matthieu écrit : « les disciples restèrent tout interdits: "Qui donc peut être sauvé?" » (19, 25), quand une femme répand un flacon d’albâtre contenant un parfum très précieux sur Jésus, c’est sur le dos des disciples que Matthieu fait tomber cette remarque : « A quoi bon ce gaspillage? » (26, 8), quand Pierre prétend par bravade qu’il est prêt à mourir pour Jésus et que Marc écrit que « tous » en dirent autant, Matthieu tient à préciser : « Tous les disciples en dirent autant » (26, 35).

Ici, au v. 1, Jésus s’adresse à la fois aux foules et à ses disciples. Cela signifie d’une part qu’il veut rejoindre l’ensemble des gens, et d’autres part le groupe spécifique des leaders chrétiens à travers les disciples : ces deux groupes doivent retenir son enseignement, car il s’applique à tous, sans exception.

v. 2 pour leur dire : Les spécialistes de la Bible et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse.

Littéralement : disant (legōn) : sur le siège (kathedras) de Moïse (Mōuseōs) ils se sont assis (ekathisan) les scribes (grammateis) et les Pharisiens (Pharisaioi)

legōn (disant) Il vaut la peine de mentionner que le verbe legō (dire, affirmer, raconter) est celui qui est le plus utilisé dans les évangiles-Actes, soit 2 040 fois : Mt = 505 ; Mc = 290 ; Lc = 531 ; Jn = 480 ; Ac = 234. On peut le comprendre, car ce sont des récits, et dans un récit on raconte et on parle. Quand le verbe est employé au participe présent comme ici, il sert à introduire le contenu d’une parole, et il a la valeur en français des deux points « : » (très souvent, les traductions bibliques remplacent « disant » par « : »). Terminons en notant que nous sommes devant une expression assez matthéenne avec la tournure de phrase : « Jésus parla... en disant » (elalēsen... legōn; voir 13, 3; 14, 27; 23, 1-2; 28, 18; ailleurs on la retrouve seulement en Mc 8, 12).

grammateis (scribes)
Les mots grecs grammateus (scribe, greffier, secrétaire), gramma (lettre, caractère, écrit, signe de l’alphabet) et graphō (écrire, tracer des lettres, rédiger, noter par écrit) partagent la même racine. Voilà pourquoi on traduit grammateus par : scribe, car il renvoie à celui qui a une fonction sociale bien définie de lire et écrire dans un monde où la majorité des gens ne savent ni lire ni écrire. Personnellement, j’aime traduire le mot par « spécialiste de la Bible », car la Bible était l’objet principal par lequel on apprenait à lire, et son but premier. D’ailleurs, quand on observe leurs interventions dans les évangiles, on remarque qu’ils entendent débattre de points particuliers de l’Écriture, comme cet écho chez Marc où ils enseignaient qu’Élie doit venir avant le messie (9, 11), que le messie est fils de David (12, 35), et que Dieu est unique (12, 32). Alors se pose la question : comment distinguer les Pharisiens des scribes? Certains scribes appartenaient au groupe des Pharisiens, mais les Pharisiens n’étaient pas tous des scribes. On trouve chez Luc l’expression « les Pharisiens et leurs scribes » (5, 21) alors qu’il clarifie l’expression « les scribes des Pharisiens » de Marc 2, 16. Il est encore plus clair dans les Actes avec la phrase : Quelques scribes du parti des Pharisiens se levèrent (23, 9). Ainsi, le titre de scribe exprimait un rôle social, alors que celui de Pharisien exprimait l’appartenance à un groupe politico-religieux. C’est probablement avec les scribes, ces spécialistes de la Bible, que Jésus a eu des démêlées concernant l’interprétation de certains passages de la Bible.

La multiplication de la présence des Pharisiens aux côtés des scribes dans les évangiles est avant tout l’oeuvre de la communauté chrétienne des décennies plus tard en conflit direct avec eux. C’est ce que semble confirmer l’évolution de la rédaction des évangiles: alors que Marc, qu’on date vers l’an 57, mentionne 20 fois les scribes, il n’a pourtant que trois fois le couple scribes-Pharisiens, et à chaque fois en lien avec le problème des règles alimentaires (2, 16; 7, 1.5), alors que les scribes apparaissent seuls 9 fois, (à part des Pharisiens, ils sont associés 8 fois avec les grands prêtres). Ainsi, les scribes sont beaucoup plus nombreux que les Pharisiens. Par contre, Matthieu qu’on date vers 80 ou 85, sur 21 mentions, a 10 fois le couple scribes-Pharisiens. Enfin, Jean, qu’on date vers l’an 90, le mot scribe n’apparaît qu’une fois et avec le couple scribes-pharisiens, par contre le mot pharisien apparaît 20 fois. On voit bien que les Pharisiens se sont accrus avec le temps.

Voici le tableau complet des diverses expressions. Les deux premières rangées affichent le nombre de présences des mots scribes et pharisiens, et les autres leurs combinaisons ou non combinaisons :

ExpressionMarcLucMatthieuJeanActes
Le mot scribe20142114
Le mot Pharisien122729209
Couple scribes-pharisiens351011
Scribes seuls92500
Pharisiens seuls41912148
Scribes avec les grands prêtres87500
Scribes avec les anciens00002
Autres types de scribe (chrétien ou grec)00101

Bref, sur le plan historique, c’est avant tout avec les scribes que Jésus a eu des discussions sur l’interprétation de l’Écriture, surtout si on se réfère à la Galilée (les Pharisiens se retrouvaient surtout à Jérusalem). Même si Jésus a probablement connu des conflits avec les Pharisiens, ces conflits ont pris plus d’importance au temps de la communauté chrétienne.

  1. Les occurrences uniques de « scribe » chez Matthieu

    Tout d’abord, notons que sur les 21 occurrences du mot grammateus dans son évangile, 13 lui sont uniques. Sur ces 13 occurrences, 5 apparaissent dans des passages qui lui sont propres, 7 dans les passages qu’il emprunte à la source Q, et un passage qui provient de Marc. Il est toujours difficile de déterminer si c’est Matthieu qui a ajouté « scribe » à sa source, ou si le mot y était déjà présent. Regardons de plus près des passages communs à Mt et Lc qu’on attribue à la source Q.

    MatthieuLuc
    8, 19 Et s’approchant, un scribe lui dit : « Maître, je te suivrai où que tu t’en ailles. »9, 57 Et, pendant qu’ils allaient sur la route, quelqu’un lui dit : « Je te suivrai où que tu t’en ailles
    23, 13 « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous fermez à clé le royaume des cieux... »11, 52 « Malheur à vous, les légistes, parce que vous avez enlevé la clé de la science... »
    23, 23 « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous acquittez la dîme de la menthe... » 11, 42 « Mais malheur à vous, les Pharisiens, parce que vous acquittez la dîme de la menthe... »
    23, 25 « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe... » 11, 39 « Maintenant, vous, les Pharisiens, l’extérieur de la coupe et du plat, vous (le) purifiez... »
    23, 27 « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis... » 11, 44 « Malheur à vous, (les Pharisiens), parce que vous êtes comme les tombeaux... »
    23, 29 « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous bâtissez les sépulcres des prophètes ... »11, 47 « Malheur à vous, parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes... »
    23, 34 « C’est pourquoi voici, j’envoie vers vous des prophètes et des sages et des scribes : vous en tuerez et crucifierez et vous en flagellerez dans vos synagogues et persécuterez de ville en ville... »11, 49 « C’est pourquoi aussi la sagesse de Dieu a dit : "Je leur enverrai des prophètes et des apôtres, et ils en tueront et persécuteront"... »

    Tous ces textes, appartiennent à deux séquences : d’abord, celle de gens qui veulent suivre Jésus, ensuite celle d’une suite de malédictions avec sa conclusion. Dans la première séquence (Mt 8, 19 || Lc 9, 57), alors que chez Luc c’est un homme quelconque qui veut suivre Jésus, chez Matthieu c’est un scribe. Est-ce que la source Q parlait d’un homme quelconque ou d’un scribe? Dans le premier cas, c’est Matthieu qui a modifié « quelqu’un » pour qu’il devienne « un scribe »; dans le deuxième cas, c’est Luc qui a remplacé « un scribe » par « quelqu’un ».

    Nous pensons qu’il est probable que c’est Matthieu qui a remplacé « quelqu’un » par « scribe », et notre argument est celui-ci :

    • alors que l’image du scribe ici est très positive, car il veut suivre Jésus, une telle image n’est jamais présente ailleurs chez Luc qui l’associe au contraire à ceux qui veulent faire périr Jésus (voir Lc 6, 7; 9, 22; 11, 53; 19, 47; 20, 19; 22, 2); si Luc avait introduit l’idée d’un scribe qui veut suivre Jésus, il se serait contredit lui-même. Par contre, il en va tout autrement de Matthieu comme on le verra plus loin : non seulement il est le seul de tous les évangélistes à nous donner parfois une image positive du scribe (à part ce verset-ci, voir 13, 52 et 23, 34), mais aussi il ne mentionne jamais explicitement, dans les passages qui lui sont propres, que les scribes veulent tuer Jésus (par exemple, il n’y pas d’équivalent de Mc 11, 18 où « les scribes... cherchaient comment ils le feraient périr », ou encore « les grands prêtres et les scribes cherchaient comment... ils le tueraient » de Mc 14, 1 est remplacé par « les grands prêtres et les anciens du peuple... décidèrent ensemble.. et le tueraient » en Mt 26, 3-4, tout comme la foule, venue arrêter Jésus à Gethsémani, est envoyée par les grands prêtres et les scribes et les anciens en Mt 14, 43, elle est envoyée seulement par les grands prêtres et les anciens du peuple en Mt 26, 47).

    • Un autre argument pourrait être ajouté : autant Luc peut parfois bouleverser la séquence des événements (voir par exemple cette séquence de la marche vers Jérusalem qui commence en 9, 51, ou encore sa restructuration du récit de la passion), autant il est souvent plus respectueux que Matthieu des sources qu’il utilise (par exemple, son « Notre Père » semble plus près de la source que celui de Matthieu)

    La deuxième séquence concerne une suite de malédictions. Comme on a pu le constater, malgré la similitude du vocabulaire, Matthieu et Luc n’ont pas le même ordre (il suffit de prêter attention à la séquence des numéros de verset chez Luc). Qui est le plus près de ses sources? Qui a le plus retravaillé ce qu’il a reçu de la tradition? Après une analyse poussée, M.E. Boismard (Synopse des Quatre évangiles en français. Paris : Cerf, 1977, p. 357) conclut qu’il est « clair que Luc a gardé la structure primitive de l’ensemble tandis que Mt l’a plus ou moins bouleversée ». Et donc, selon son habitude, Matthieu a standardisé son langage, si bien que Pharisiens et scribes apparaissent ensemble de manière identique tout au long des malédictions. Mais en faisant cela, il aboutit à quelque chose d’incongrue en conclusion, comme on l’a peut-être noté : « C’est pourquoi voici, j’envoie vers vous des prophètes et des sages et des scribes (!) : vous en tuerez et crucifierez et vous en flagellerez dans vos synagogues et persécuterez de ville en ville... » (23, 34). N’oublions pas que le « vous » de ce verset désigne les scribes et les Pharisiens : on peut comprendre que les scribes et les Pharisiens tuent les prophètes et les sages, mais comment peuvent-ils tuer aussi les scribes? Il faut donc assumer qu’il ne s’agit plus des mêmes scribes, i.e. il ne s’agit plus des scribes juifs, mais des scribes chrétiens. D’ailleurs, Luc (11, 49) parle plutôt des prophètes et des apôtres, deux fonctions bien définies dans les communautés chrétiennes.

    Bref, la tradition sur les malédictions qu’ont reçue Luc et Matthieu contenaient probablement surtout des références aux Pharisiens, et c’est Matthieu qui a sans doute standardisé le langage pour inclure le couple scribe-Pharisien. Cela avait l’avantage de ratisser plus large dans la population juive, les Pharisiens n’étant pas tous scribes, et les scribes n’étant pas tous Pharisiens.

  2. Le visage du scribe chez Matthieu

    Quand on examine les 21 occurrences du mot scribe chez Matthieu, on peut les regrouper en trois catégories selon que l’image qui en ressort est neutre, positive ou négative

    1. Le visage neutre du scribe (4 occurrences)

      • Être scribe est un métier. Le fait de savoir lire et écrire permettait non seulement d’exercer un rôle social, mais donnait l’opportunité de bien maîtriser les Écritures où étaient concentrés à la fois un enseignement religieux et un enseignement légal, si bien qu’on pouvait les appeler légiste ou juriste. N’oublions pas que le langage courant dans la population de Palestine était l’araméen, et que la majorité des textes sacrés étaient en Hébreu qu’on ne maîtrisait plus chez les gens. C’est ainsi que dans son récit de l’enfance, le roi Hérode s’enquiert auprès d’eux pour connaître, d’après les Écritures, « du lieu où devait naître le messie » (2,4). Et il semble que ce soient les scribes qui aient répandu l’idée que le prophète Élie devait revenir avant la fin des temps d’après l’enseignement des Écritures (17, 10), et c’est ce que les disciples de Jésus rapportent.

      • Comme les scribes ne sont que des interprètes et des traducteurs, leur rôle consistait à faire connaître les Écritures, et non pas à parler en leur nom ou à proposer des idées neuves. Aussi, il ne faut pas s’étonner de la remarque de l’auditoire de Jésus sur le fait qu’il « enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (7, 29).

      • En raison de leur rôle social et de leur connaissance des Écritures, il était normal que certains fassent partie du Sanhédrin qui était le tribunal suprême des Juifs; en fait, ce conseil était constitué de 71 membres, comprenant les représentants de l’aristocratie laïque, appelés « anciens », les scribes ou spécialistes de la Loi, et les grands prêtres (grands prêtres démissionnaires et membres des 4 grandes familles sacerdotales) qui présidaient les assemblées. Ce conseil réglait les affaires religieuses et civiles. C’est ainsi, écrit Matthieu, que « ceux qui avaient arrêté Jésus l’emmenèrent chez Caïphe le Grand Prêtre, où se réunirent les scribes et les anciens » (26, 57); nous sommes donc devant une réunion du Sanhédrin.

      Dans ces quatre occurrences, il n’y a rien de négatif, mais simplement un reflet du rôle technique et social des scribes.

    2. Le visage positif du scribe (3 occurrences)

      Comme nous l’avons dit, ces 3 occurrences sont uniques à Matthieu.

      • « Et un scribe s’approchant lui dit: "Maître, je te suivrai où que tu ailles." » (8, 19). Plus tôt, nous avons affirmé que c’est probablement Matthieu qui a modifié le personnage de sa source, qui parlait de quelqu’un en général, pour en faire un « scribe ». Ainsi, un scribe veut être disciples de Jésus. Qu’est-ce que cela veut dire? Tout d’abord, il y a dû avoir des scribes sympathiques à l’enseignement de Jésus, surtout concernant la résurrection des morts; les Actes des Apôtres nous présentent des scribes, qui étaient aussi membres du parti des Pharisiens, qui prennent la défense de Paul lors de son procès à Jérusalem (23, 9). Ensuite, il devait y avoir dans les communautés chrétiennes un certain nombre de scribes; ce sont probablement eux avant tout qui ont scruté les Écritures pour chercher à comprendre l’événement Jésus. Ce sont les exégètes et les biblistes de l’époque. Il est donc important pour Matthieu de les représenter dans son évangile.

      • « Et Jésus leur dit: "Ainsi donc tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux." » (13, 52) Voilà, il y a clairement des scribes dans la communauté chrétienne, et ces scribes ont dû intégrer leur bagage religieux juif avec la nouveauté du message de Jésus.

      • « C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes: vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville » (23, 34). Ces trois groupes que sont les prophètes, les sages et les scribes semblent représenter trois visages différents des membres de la communauté chrétienne. Quoi qu’il en soit, ils sont appelés à être persécutés en raison de leur foi en Jésus.

    3. Le visage négatif du scribe (14 occurrences)

      Commençons avec les 9 occurrences où la mention du mot « scribe » est unique à Matthieu.

      • « Car je vous le dis: si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (5, 20). Ici, l’attitude du scribe n’est pas mauvaise, mais elle est insuffisante pour entrer dans le monde de Jésus; le simple respect de la mosaïque, comme ne pas tuer son frère, ne suffit pas, mais il faut aller plus loin, il faut l’aimer.

      • « Alors quelques-uns des scribes et des Pharisiens prirent la parole et lui dirent: "Maître, nous désirons que tu nous fasses voir un signe." » (12, 38). À première vue, il n’y a rien de mauvais à demander un signe à Jésus. C’est la réponse de Jésus qui montre que cette demande est injustifiée : « Génération mauvaise et adultère! » Car elle démontre un manque de foi en sa personne et recherche inutilement des faits extraordinaires.

      • Et il y a enfin le groupe des malédictions (23, 1-36) où on reproche aux scribes (tout comme aux Pharisiens) :

        1. De ne pas faire ce qu’ils prêchent (1-3)
        2. D’avoir tellement surchargé la Loi d’observances annexes qu’elle est devenue un fardeau impossible à porter (4)
        3. De ne pas être vrais, mais de seulement chercher à rehausser leur image religieuse et sociale (5-7)
        4. De s’adonner à une interprétation des Écritures si biaisée que celles-ci ne sont plus un chemin pour trouver la vie (13-15)
        5. De tomber dans une casuistique si complexe qu’ils n’éclairent plus personne, et devient même absurde (16-22)
        6. De mettre l’accent sur des éléments très pointus de la Loi, et d’oublier l’essentiel et le plus important (23-24)
        7. De mettre l’accent sur l’aspect rituel de la religion, en oubliant le comportement moral intérieur (25-33)

        Toutes ces malédictions visent à la fois leur façon d’interpréter les Écritures, et leur attitude intérieure tout comme leur comportement social.

      Considérons maintenant les 5 occurrences où Matthieu reprend la tradition qu’il reçoit de Marc.

      • Tout d’abord, il y a trois passages où il ne s’agit pas vraiment d’une véritable hostilité, mais d’une expression de surprise et d’un peu d’indignation devant l’attitude de Jésus :
        1. « Et voici que quelques scribes dirent en eux-mêmes: "Celui-là blasphème." (le fait que Jésus pardonne les péchés, un geste réservé à Dieu) » (9,3);
        2. « Alors des Pharisiens et des scribes de Jérusalem s’approchent de Jésus et lui disent: "Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens? En effet, ils ne se lavent pas les mains au moment de prendre leur repas" » (15, 1-2);
        3. « Voyant les prodiges qu’il venait d’accomplir et ces enfants qui criaient dans le Temple: "Hosanna au fils de David", les grands prêtres et les scribes furent indignés » (21, 15);

      • Ensuite, il y a l’attitude de véritable hostilité où on se moque de Jésus et on désire sa mort
        1. « Pareillement les grands prêtres se gaussaient et disaient avec les scribes et les anciens: "Il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même! Il est roi d’Israël: qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui! » (27, 41-42);
        2. « A dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter » (16, 21).

      Au terme de cette analyse, c’est un portrait nuancé du scribe que nous laisse Matthieu. Ce spécialiste de la Bible jouait un rôle important et ceux qui sont devenus chrétiens ont certainement contribué à éclairer le visage de Jésus et à trouver une signification aux événements si douloureux. En même temps, leurs connaissances uniques des Écritures leur ont joué un mauvais tour, au point de les amener à se complaire dans leur science pour en faire un barreau dans leur progression dans l’échelle sociale, et d’oublier le but essentiel des Écritures, éclairer et offrir un chemin de vie. En mettant en scène les scribes, Matthieu désignait à la fois les scribes juifs qui ont refusé de croire en Jésus, et ceux qui se sont joints à la communauté chrétienne et y occupaient une place importante.

Pharisaioi (pharisiens)
Pour une présentation sur les Pharisiens, on se réfèrera à J.P. Meier. Résumons les éléments principaux.
  • Le terme grec de Pharisaios essaie de rendre l’hébreu perûsîm (perîsayya en araméen) et signifie littéralement : « les séparés » ou « les séparatistes » et peut désigner différents groupes, comme les gens extrêmement pieux ou ascétiques, ou encore des gens sectaires ou hérétiques
  • Il s’agit plus particulièrement d’un groupe politico-religieux de Juifs dévots qui s’est formé au début de la période hasmonéenne (vers -150) en réponse à la crise de l’hellénisation de la Palestine
  • Il se situe surtout à Jérusalem et sa présence en Galilée ne semble pas avoir été significative
  • Ce groupe met l’accent sur l’étude et la pratique zélée et minutieuse de la loi mosaïque, en particulier ses obligations légales en matière de pureté rituelle
  • Mais pour justifier toutes ces observances, il développe une théorie voulant qu’il possède un recueil de traditions normatives provenant des anciens et remontant jusqu’à Moïse. Et c’est ainsi qu’en parallèle avec la Torah se développe une tradition orale dont il est le gardien
  • Leurs préoccupations peuvent se résumer ainsi :
    1. Les règles de pureté sur la nourriture et les vases contenant nourriture et liquides
    2. Les règles de pureté sur les corps et les cercueils
    3. La pureté et la sainteté du mobilier pour le culte au temple de Jérusalem, ainsi que la bonne façon de pratiquer sa religion et d’offrir un sacrifice au temple
    4. La dîme et les parts dues aux prêtres
    5. L’observance correcte du sabbat et des jours saints, surtout dans le contexte du travail et des voyages
    6. Le mariage et le divorce, incluant l’acte lui-même et son motif
  • Jésus et les Pharisiens pouvaient s’entendre sur un certain nombre de points
    1. l’élection d’Israël,
    2. le besoin de répondre de tout son coeur aux exigences de la loi
    3. la promesse de Dieu de son messie
    4. la résurrection des morts accompagnée du jugement final
  • Mais les Pharisiens ne pouvaient comprendre et accepter que
    1. les temps eschatologiques étaient déjà commencés avec les actions de Jésus, dont ses guérisons
    2. le début de cette restauration du monde tel que Dieu le voulait à l’origine entraînait une morale nouvelle, dont l’interdiction du divorce, une place au célibat, la relativisation du jeûne et des pratiques de pureté rituelle
  • Sur le plan historique, il faut rejeter l’idée que les Pharisiens aient joué un rôle dans l’arrestation et l’exécution de Jésus
  • Après la destruction du temple de Jérusalem vers l’an 70 par les Romains, les Esséniens et les Sadducéens disparaîtront de la carte comme groupe, mais les Pharisiens survivront et joueront un rôle fondamental en se regroupant à Jamnée, sur le bord de la Méditerranée, pour mettre par écrit toute leur tradition religieuse et devenir la base du mouvement rabbinique qui traversera les siècles
  • Aussi, le conflit de Jésus avec les Pharisiens dans les évangiles est plus le reflet des conflits des premiers chrétiens avec la communauté juive vers les années 70 à 90 que ceux de Jésus avec eux

Si nous nous rappelons que Matthieu s’adressait avant tout à un auditoire judéo-chrétien, on peut facilement deviner que les Pharisiens occuperont une place importante dans son évangile : Mt = 29; Mc = 12; Lc = 27; Jn = 20; Ac = 9. Car, non seulement c’est avec les Pharisiens juifs que la communauté chrétienne entrera en conflit (pensons au Pharisien Paul et son fanatisme contre les chrétiens, comme le raconte le livre des Actes des Apôtres), mais la communauté chrétienne elle-même comprenait des Pharisiens convertis, constituant sa branche la plus conservatrice (voir Actes 15, 5 où ils soutiennent qu’il fallait circoncire les païens convertis). L’étude de l’évangile selon Matthieu montre que l’auteur insiste pour en faire un adversaire par excellence. Et cela, il le fait en opérant de multiples modifications à ses sources pour faire jouer aux Pharisiens le mauvais rôle, alors qu’on note que, parmi les 29 occurrences du mot « Pharisien », 18 lui sont propres.

  • Alors que Marc parle des scribes qui accusent Jésus d’expulser les démons au nom du prince des démons, Matthieu remplace « scribes » par « Pharisiens » : « Mais les Pharisiens disaient: "C’est par le Prince des démons qu’il expulse les démons." » (9, 34; il fait la même chose en 12, 24)
  • Alors que Luc, sans doute plus fidèle à la source Q, raconte comment Jean Baptiste dénonce l’attitude des foules venant se faire baptiser, Matthieu remplace « foules » par « Pharisiens et Sadducéens » : « Or, voyant beaucoup des Pharisiens et Sadducéens qui venaient au baptême, il leur dit : "Engeance de vipères! Qui vous a suggéré d’échapper à la colère prochaine" » (3, 7)
  • Alors que la parabole des vignerons homicides s’adresse aux grands prêtres, aux scribes et aux anciens chez Marc, Matthieu prend soin de conclure ainsi cette parabole : « Les grands prêtres et les Pharisiens, entendant ses paraboles, comprirent qu’il parlait d’eux. Et cherchant à l’arrêter, ils craignirent les foules, car elles le tenaient pour un prophète » (21, 45-46)

Il y a un point chez Matthieu qui étonne : il est le seul dans les évangiles à associer les Pharisiens et les Sadducéens :

  • « Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir au baptême... » 3, 7)
  • « Les Pharisiens et les Sadducéens s’approchèrent alors et lui demandèrent, pour le mettre à l’épreuve... » (16, 1)
  • « Or Jésus leur dit: "Voyez et méfiez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens!" » (16, 6)
  • « Méfiez-vous, dis-je, du levain des Pharisiens et des Sadducéens!" » (16, 11)
  • « Alors ils comprirent qu’il avait dit de se méfier, non du levain dont on fait le pain, mais de l’enseignement des Pharisiens et des Sadducéens. » (16, 12)

Pourtant n’étaient-ils pas rivaux sur le plan de leurs convictions religieuses, en particulier dans la question de la résurrection des morts, acceptée par les Pharisiens, rejetée par les Sadducéens (voir Mc 12, 18; voir aussi Ac 23, 6-8); la tradition rabbinique nous présente leurs multiples conflits concernant la pureté rituelle, la responsabilité civile, la rédaction d’acte de divorce, le sabbat ou la justice criminelle (sur le sujet, voir J.P. Meier). Et au moment où Matthieu écrit son évangile vers l’an 80 ou 85, les Sadducéens sont disparus du paysage. Comment expliquer la décision de l’évangéliste de mettre dans le même panier Pharisiens et Sadducéens? Une explication possible relève du rôle probable des Sadducéens dans la mort de Jésus. N’oublions pas qu’ils faisaient partie de l’aristocratie laïque et sacerdotale, et qu’ils contrôlaient directement ou indirectement l’action des grands prêtres à Jérusalem. Même si, selon les données historiques, les Pharisiens n’ont joué aucun rôle dans l’arrestation et l’exécution de Jésus, Matthieu, en les associant aux Sadducéens, tient à leur attribuer une part de responsabilité.

ekathisan (ils se sont assis) Le verbe kathizō (Mt = 8; Mc = 8; Lc = 7; Jn = 3; Ac = 9) a deux grandes significations : s’asseoir (29) et demeurer (6 fois). On s’assoit par terre soit pour enseigner (ex. Jésus s’assoit pour enseigner, Mc 9, 35), soit pour un travail exigeant de la concentration (ex. Jésus s’assoit pour examiner les gens face au trésor du temple, Mc 12, 41, ou encore on s’assoit pour écrire, Lc 16, 6); on s’assoit sur un siège ou trône dans l’exercice d’une fonction judiciaire ou d’autorité (ex. Jacques et Jean demandent de siéger à la droite et à la gauche de Jésus dans sa gloire, Mc 10, 37); on s’assoit sur un animal (ex. Jésus s’assoit sur un petit âne, Jn 12, 14) ou on s’assoit dans un char (ex. un Éthiopien s’assoit dans le char de Philippe, Ac 8, 31).

Chez Matthieu, kathizō n’offre rien de particulier (4 mentions sont une reprise de Marc, 4 lui sont uniques) : l’évangéliste reprend les expressions de Marc où Jésus s’assoit pour enseigner (5, 1), ou encore demande à ses disciples à Gethsémani de demeurer sur place (26, 36), ou encore fait face à la demande pour Jacques et Jean de s’assoir à sa droite et à sa gauche dans sa gloire (20, 21.23). Il a la particularité de donner une plus grande expansion à l’événement final et la fonction judiciaire qui lui est associée (Jésus promet aux douze de siéger sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël, 19, 28; il annonce que lors du retour du Fils de l’homme dans la gloire, ce dernier s’assoira sur son trône pour trier entre les bons et les mauvais (25, 31). Cette fonction de trier exercée à la fin des temps est aussi exprimée par l’image des pêcheurs, assis (car exigeant de la concentration), qui trient les poissons (13, 48). Ainsi, s’il y a une touche spécifique chez Matthieu, c’est celle d’accentuer dimension judiciaire et d’autorité dans le geste de s’asseoir. C’est probablement dans ce cadre qu’il faut lire l’action de s’asseoir, ici au v. 2 : bien sûr, il s’agit d’abord de s’assoir pour enseigner, mais la suite indique qu’ils ne s’assoient pas par terre comme Jésus, mais sur un siège; même si on ne parle pas de trône, comme lors de l’exercice d’une fonction judiciaire, il est clair par contre qu’on leur reconnaît une forme d’autorité.

kathedras (siège) Le mot kathedra est très rare : (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0). Il signifie le siège sur lequel on s’assoit, la chaire de l’enseignant, le trône du roi, ou encore la position assise ou au repos; c’est ce qui nous a donné en français le mot « cathédrale », le siège de l’autorité épiscopale. Dans tout le Nouveau Testament, il n’est utilisé que dans deux passages, tout d’abord dans la scène des vendeurs chassés du temple où Jésus « culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes » (Mc 11, 15), une scène que copie Matthieu 21, 12), et notre récit du v. 2. Les deux scènes proposent deux significations différentes au mot kathedra : dans le premier cas, il faut deviner que les marchants, en raison des longues heures passées à proposer leur marchandise, avait besoin d’un siège quelconque pour être confortable; dans le deuxième cas, le siège de l’enseignant était un symbole d’autorité.

Quand on parcourt la Septante, cette traduction grecque de l’Ancien Testament, où sa présence n’est guère beaucoup plus fréquente (16 fois), trois grandes significations en ressortent.

  • Kathedra renvoie au siège du pouvoir ou de l’honneur, ou à l’autorité royale ou administrative, par exemple 1 R 16, 18 : (LXX) « Et il (le roi Achaz) construisit une base pour le trône (kathedra) dans la maison du Seigneur... »; Ps 106, 22 : (LXX) « Qu’ils l’(Yahvé) exaltent dans l’assemblée du peuple, et le louent sur le siège (kathedra) des anciens »; Si 7, 4 : « Ne demande pas au Seigneur le pouvoir, ni au roi un siège (kathedra) d’honneur ».

  • Kathedra désigne la place assigné lors d’un repas. Comme on mangeait généralement dans une position étendue, on peut imaginer qu’il s’agissait d’une sorte de siège-lit. Par exemple, 1 S 20, 25 : (LXX) « Il (Saül) s’assit comme de temps en temps sur son siège (kathedra), le siège (kathedra) qui était appuyé au mur ; il avait passé avant Jonathan, et Abner s’assit à côté de Saül ; or, la place du fils de Jessé était vide »; 1 R 10, 5 (LXX) « (Lorsque la reine de Saba vit) « Les mets de sa (Salomon) table, les places assignées (kathedra) de ses serviteurs, la tenue de ses officiers, ses vêtements, ses échansons, et les holocaustes qu’il offrait dans le temple du Seigneur... ».

  • Kathedra signifie la position assise ou de repos, par exemple Psaume 139, 2 : (LXX) « Tu (Yahvé) connais mon repos (kathedra) et mon réveil »; 2 R 17, 25 (LXX) « Dans les premiers temps de leur séjour (kathedra), ils ne craignaient point le Seigneur, et le Seigneur envoya contre eux des lions qui en tuèrent quelques-uns »; 2 R 19, 27 (LXX) « Je (Yahvé) connaissais ta position de repos (kathedra) et ton départ et ton arrivée et ta rage contre moi ».

Ainsi, occuper un siège ou une chaire comme le mentionne Matthieu pour les scribes et Pharisiens traduit l’idée qu’ils exerçaient dans la population une certaine autorité, une autorité qui se poursuivait s’ils étaient également membres du Sanhédrin.

Mōuseōs (Moïse) En grec, ce mot peut avoir aussi la forme Mōsēs ou Mōuseus, et traduit l’Hébreu Mōše. On sera sans doute surpris d’apprendre que c’est chez l’évangéliste le plus Juif que le mot apparaît le moins souvent : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 13; Ac = 19. Et même là, sur les sept occurrences, quatre sont une simple reprise de Marc, et quant aux trois mentions qui lui sont propres, deux proviennent de l’extension que Matthieu donne à la controverse de Marc sur le divorce; ce qui laisse un cas vraiment unique, notre v. 2 ici. Quand on parcourt les évangiles et les Actes, on observe que le terme revêt deux grandes significations : d’une part, il fait référence à la personne historique de Moïse (22 fois, par exemple Mc 9, 4 : « Elie leur apparut avec Moïse et ils s’entretenaient avec Jésus »), d’autre part, il fait référence au Pentateuque, ces cinq premiers livres de l’Ancien Testament qu’on croyait avoir été écrit en totalité par Moïse (35 fois, par exemple Mc 12, 26 : « Quant au fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le Livre de Moïse... »); dans ce dernier cas, on parle de la Loi ou Livre de Moïse (ex. Lc 2, 22), ou de Moïse et les Prophètes (on divise parfois toute la bible hébraïque en trois parties : la Loi, les Prophètes, et les Écrits ou Psaumes, voir Lc 24, 44), ou de Moïse a dit (ex. Mc 7, 10), ou prescrit (Mc 1, 44), ou écrit (Mc 12, 19).

Ce qui est fascinant, c’est de constater que, malgré le conflit larvé ou ouvert entre Jésus et les autorités religieuses, entre les premiers chrétiens et l’ensemble de la communauté juive, la figure de Moïse et de ses écrits ne sont jamais présentés de manière négative. Prenons l’exemple de l’évangile selon Jean où l’opposition juive est la plus soutenue et la figure de Moïse très présente. L’évangile met dans la bouche de Jésus ces paroles : « Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père. Votre accusateur, c’est Moïse, en qui vous avez mis votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit. » (5, 45-46). Affirmer que croire vraiment en Moïse, c’est aussi croire en Jésus, c’est exprimer la conviction qu’il y a continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, non une rupture (« Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous l’avons trouvé: Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth », 1, 45). Les événements entourant Moïse préfigurent les événements entourant Jésus : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme » (3, 14). Bien sûr, entre Jésus et Moïse, il y a un immense saut qualitatif : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (1, 17); mais ce n’est pas une opposition.

C’est la même attitude chez Matthieu. Quand il reprend la discussion chez Marc sur le divorce et le fait que Moïse l’a autorisé, moyennant un acte écrit, il la prolonge en introduisant une question typique d’un Juif : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie » (19, 7). La réponse sera-t-elle : Moïse n’a pas compris la pensée de Dieu? Non, Moïse l’a bien comprise, mais a dû faire une concession à cause de la dureté de coeur des gens (19, 8). Bref, le problème, ce n’est pas Moïse, mais ceux qui se prétendent ses disciples. C’est ce que la suite révèlera.

v. 3 Donc, mettez en pratique et observez tout ce qu'ils peuvent vous dire, par contre ne tenez pas compte de leurs actions, car ces actions diffèrent de ce qu'ils disent.

Littéralement : Donc (oun) tout autant de choses (panta hosa ean) qu'ils puissent vous dire, faites (poiēsate) et gardez (tēreite), puis en ce qui concerne les oeuvres (erga) d'eux, ne faites pas (mē poieite), car ils disent et ne font pas (ou poiousin).

poiēsate... mē poieite... ou poiousin (faites... ne faites pas... ils ne font pas) Nous avons trois instances du verbe grec poieō. Ce verbe signifie : faire, achever, réaliser, exécuter, créer, rendre, accomplir; c’est un verbe qui exprime l’action. Il est aussi fréquent dans les évangiles-Actes que le mot français « faire » dans nos conversations quotidiennes : Mt = 86; Mc = 45; Lc = 88; Jn = 108; Ac = 68. C’est un mot simple, général, qui se prête à toutes sortes de situations. Voilà pourquoi il est si fréquent chez Jean qui nous offre une langue d’une grande simplicité. On aura remarqué que nous avons traduit les trois instances du mot de trois façons différentes. Nous avons rendu « faites (ce qu’ils vous disent) » par « mettez en pratique », comme on met en pratique une recommandation. Nous avons rendu « ne faites pas (leurs oeuvres) » par « ne tenez pas compte (de leurs actions) », pour exprimer l’idée qu’il ne faut pas les imiter et qu’il faut ignorer leur manière d’agir. Nous avons rendu « (ils disent et) ne font pas » par « (ces actions) diffèrent de (ce qu’ils disent) », pour exprimer l’écart entre leur parole et leur conduite. Comme nous l’avons dit, le mot « faire » est un terme très général, non spécialisé, qui offre une grande flexibilité pour couvrir différentes situations.

Chez Matthieu, le verbe « faire » est d’une grande importance. Autant dans l’Église catholique l’orthodoxie (la doctrine juste) est ce qui prime, autant dans le monde juif c’est l’orthopraxie (l’action juste) qui prime. Aussi, il ne faut pas se surprendre que le Juif Matthieu mette l’accent sur les choses à faire. Sur les 86 occurrences du mot, 52 lui sont propres. La perception de l’importance d’agir chez Matthieu est accentuée si on regarde de près son Sermon sur la montagne (5, 1 – 7, 28), qui est pour lui en quelque la charte de la vie chrétienne. Le mot « faire » y apparaît 22 fois, et 17 fois il lui est propre, ce qui fait que 33% (17 occurrences sur 52) des occurrences qui lui sont propres. Regardons plus en détail. Il y a d’abord l’affirmation que la législation juive est là pour rester, même pour le chrétien :

Car je vous le dis, en vérité: avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux; au contraire, celui qui les fera (poieō) et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux (5, 18-19)

Mais il reste que les trois principales actions demandées sont : l’aumône, la prière et le jeûne.

Quand donc tu fais (poieō) l’aumône, ne va pas le claironner devant toi; ainsi font les hypocrites... quand tu fais (poieō) l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait (poieō) ta main droite (6, 2-3)

Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites... quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte (6, 5-6)

Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites... quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage (6, 16-17)

Quand Matthieu conclut son Sermon sur la montagne, on n’est pas surpris de voir qu’il revient sur le « faire » : l’important n’est pas de proclamer qu’on est Juif ou Chrétien, l’important est de démontrer qu’on a agi.

Ce n’est pas en me disant: "Seigneur, Seigneur", qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant (poieō) la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Beaucoup me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé? En ton nom que nous avons chassé les démons? En ton nom que nous avons fait bien des miracles? Alors je leur dirai en face: Jamais je ne vous ai connus; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité (anomia) (7, 21-23)

Il faut savoir que anomia signifie : absence de loi ou de préceptes. Ainsi, après avoir commencé son Sermon sur la montagne en demandant de respecter chaque petit point de la Loi, il le termine en disant que cette observation de la Loi sera le critère pour entrer dans le royaume de Dieu. On ne peut être plus Juif. C’est dans la même ligne qu’il faut lire sa parabole de l’homme qui avait deux fils et auxquels il demande d’aller travailler à sa vigne, et dont l’un répond négativement, mais s’y rend finalement, l’autre répond affirmativement, mais ne s’y rend pas, et qui se termine ainsi :

Lequel des deux a fait (poieō) la volonté du père" - "Le premier", disent-ils. Jésus leur dit: "En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu (21, 31)

Il est difficile de départager ce qui remonte à l’époque de Jésus et le travail d’édition de Matthieu pour s’adresser à sa communauté de Judéo-chrétiens, probablement centrée autour d’Antioche. Cette dernière avait la réputation d’être assez conservatrice. Mais quand on lit dans son ensemble l’évangile de Matthieu, on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression d’un relâchement de l’enthousiasme initial, si bien qu’on a chez lui cette phrase surprenante : « Par suite de l’iniquité (anomia) croissante, l’amour (agapē) se refroidira chez le grand nombre » (24, 12). Encore une fois, rappelons que anomia signifie : absence de loi ou de préceptes. Matthieu sent donc le besoin de rappeler cette loi à une communauté judéo-chrétienne qui semble s’en détacher, et qui se résume à celle de l’amour; et c’est ainsi que le dernier discours qu’il met dans la bouche de Jésus est celui du jugement dernier, centré sur le « faire » face à celui qui a faim, a soif, est étranger, est dénudé, est malade, et est en prison :

Et le Roi leur fera cette réponse: En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait (poieō) à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (poieō)... Alors il leur répondra: En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l’avez pas fait (poieō) à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait (poieō) (20, 40.45)

L’intérêt que porte Matthieu sur le « faire » nous donne le contexte pour comprendre ce Jésus qu’il nous présente en train d’invectiver les scribes et les Pharisiens.

tēreite (gardez) Voilà un mot surtout utilisé par la tradition johannique : Mt = 6; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 18; Ac = 8; 1Jn = 7. Le mot signifie d’abord « garder », mais, comme en français, il désigne diverses réalités, et donc peut se traduire de diverses manières. Considérons-en cinq.
  • Garder au sens de « demeurer fidèle à » (20 fois, uniquement dans la tradition johannique) : « Celui qui a mes commandements et qui les garde (tēreō, qui y reste fidèle), c’est celui-là qui m’aime » (Jn 14, 21)
  • Garder au sens de « surveiller » (9 fois) : « Deux chaînes le (Pierre) liaient et, devant la porte, des sentinelles gardaient (tēreō) la prison » (Ac 12, 6)
  • Garder au sens de « observer une règle, s’y soumettre » (4 fois) : « Certains des Pharisiens disaient: "Il ne vient pas de Dieu, cet homme-là, puisqu’il n’observe (tēreō) pas le sabbat" » (Jn 9, 16)
  • Garder au sens de « conserver, ou préserver quelque chose, la réserver pour » (3 fois) : « Jésus dit alors: "Laisse-la: c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder (tēreō) ce parfum" » Jn 12, 7)
  • Garder au sens de « protéger quelque chose ou quelqu’un » (1 fois) : « Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche pas; l’Engendré de Dieu le garde (tēreō) et le Mauvais n’a pas prise sur lui » (1 Jn 5, 18)

Chez Matthieu, on ne rencontre que deux significations différentes du mot, d’abord « observer », comme ici et en 28, 20, et « surveiller » dans cette scène propre à Matthieu où on assigne des gardes pour surveiller le tombeau où on a déposé Jésus (27, 36.54; 28, 4). Les cinq occurrences de tēreō dans son évangile lui sont tous uniques. Mais ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que tēreō, au sens d’observer les préceptes de notre v. 3, conclut également son évangile, quand Jésus ressuscité rencontre ses disciples en Galilée pour les envoyer en mission et leur dit :

Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer (tēreō) tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde (28, 19-20)

L’observance des préceptes et la pratique l’enseignement de Jésus est au coeur de son évangile.

oun (donc)
Oun est une conjonction fréquente (Mt = 56; Mc = 6; Lc = 33; Jn = 200; Ac = 61) qui signifie : donc, alors, en effet, en conséquence. Elle établit un lien entre ce qui précède et ce qui suit, un lien logique ou chronologique. Même si, sur le plan quantitatif, Matthieu n’est pas celui qui l’utilise le plus, il fait néanmoins partie de son vocabulaire typique. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer que sur les 56 occurrences du mot dans son évangile, 46 lui sont propres. Non seulement il apparaît dans les sources qui lui sont propres, mais il prend l’initiative de l’ajouter dans les autres sources qu’il recopie, i.e. la source marcienne et la source Q. Par exemple (en souligné ce qu’il modifie de sa source) :
MatthieuMarc
17, 10 Et ses disciples l’interrogèrent, disant : « Que disent donc les scribes, qu’Élie doit venir d’abord? »9, 11 Et ils l’interrogeaient, disant : « Pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord? »
22, 28 À la résurrection donc, duquel d’entre les sept sera-t-elle femme? Tous, en effet, l’ont eue. 12, 23 À la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle femme? Les sept, en effet, l’ont eue.

MatthieuLuc (source Q)
7, 24 Tout (homme) donc qui écoute ces miennes paroles et les pratique sera comparé à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc6, 47 Tout (homme) venant à moi et écoutant les miennes paroles et les pratiquant, je vous montrerai à qui il est comparable, il est comparable à un homme bâtissant une maison, qui a creusé et approfondi et a posé la fondation sur le roc
10, 32 Quiconque, donc, me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai moi aussi devant mon Père qui (est) dans les cieux12, 8 Je vous (le) dis : quiconque me reconnaîtrait devant les hommes, le Fils de l’homme aussi le reconnaîtra devant les anges de Dieu

Pourquoi Matthieu insère-t-il « donc »? Il aime les choses bien structurées. Par exemple, la question des disciples en 17, 10 suit la scène de la transfiguration où Élie était présent, dès lors le « donc » permet d’établir le lien logique entre les deux passages. Le « donc » de 22, 28 conclut le récit sur la mort de tous les maris de la femme et présente la question posée comme la suite logique. Le « donc » de 7, 24 suit l’avertissement de Jésus qu’il ne suffit pas de l’appeler Seigneur, mais qu’il faut mettre en pratique ce qu’il enseigne, et dès lors il permet d’établir le lien entre cet avertissement et la petite parabole qui suit. Le « donc » de 10, 32 suit le rappel de Jésus que Dieu a souci de chacun d’entre nous, et permet de conclure que, en conséquence, il ne faut pas avoir peur de témoigner. Matthieu est le spécialiste des raccords.

Que signifie alors le « donc » de notre v. 3? Jésus vient d’affirmer : « Les spécialistes de la Bible et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse ». Comment interpréter cette affirmation? D’aucuns pourraient penser qu’il s’agit d’une usurpation, au sens qu’ils ont pris indûment cette place. Le « donc », qui suit, dit tout le contraire : « donc, mettez en pratique et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire ». Le « donc » signifie : en conséquence. Ainsi, le devoir d’écouter les scribes et les Pharisiens est basé sur le fait qu’ils ont la même autorité que Moïse.

panta hosa ean (tout autant de choses)
La combinaison des mots grecs pas hosos ean est unique à Matthieu dans les évangiles-Actes. À part sa présence ici, elle apparaît également plus tôt en 7, 12 : « Ainsi, tout ce que (pas hosos ean) vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux: voilà la Loi et les Prophètes ». Dans ce dernier cas, Matthieu reprend un passage de la source Q, mais c’est lui qui semble ajouter pas hosos ean à sa source. Quant à l’expression hosos ean, elle apparaît quelque fois dans les évangiles-Actes : Mt = 5; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Comme on le voit, l’expression se retrouve presqu’exclusivement chez Matthieu. Nous sommes vraiment devant son vocabulaire.

Or, que nous dit Matthieu? « Observez tout ce qu’ils (les scribes et les Pharisiens) peuvent vous dire ». Nous avons souligné « tout », car l’affirmation semble dénuée de nuance. Mais elle est cohérente avec son Sermon sur la montagne : « Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux; au contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux » (5, 19). De plus, Matthieu distingue le message du messager. Même s’il dénonce l’attitude des messagers, le message garde toute sa force.

erga (oeuvres) Le mot ergon (oeuvre, action, acte) n’est pas très fréquent dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean : Mt = 6; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 27; Ac = 10. Mais chez Matthieu, il joue un rôle important. N’oublions pas que le monde juif est centré sur l’orthopraxie, donc sur l’agir et les oeuvres. De fait, sur les six occurrences dans son évangile, cinq lui sont uniques. Et dans ce dernier cas, le mot est toujours au pluriel, pour désigner l’ensemble de l’agir humain. C’est ce qu’on attend du chrétien :
Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres (ergon) et glorifient votre Père qui est dans les cieux (5, 16)

Jésus s’est fait connaître par ses oeuvres (11, 2), et la Sagesse de Dieu s’est fait connaître par ses oeuvres (11, 19; le mot oeuvre semble ajouté par Matthieu). Alors, devant la valeur clé que sont l’accomplissement des oeuvres, les scribes et les Pharisiens ont échoué.

v. 4 De plus, ils surchargent les autres de graves obligations [exigeantes] et contraignantes, alors qu'eux, ils ne veulent même pas les soulever de leur doigt.

Littéralement : Puis, ils enchaînent (desmeuousin) des charges (phortia) lourdes (barea) [et pesantes (dysbastakta)] et ils imposent (epititheasin) sur les épaules (ōmous) des hommes (anthrōpōn), puis, eux, de leur doigt (daktylō) ils ne veulent (thelousin) pas les soulever (kinēsai).

desmeuousin (ils enchaînent) Le verbe desmeuō est très rare : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : enchaîner, attacher. Par exemple, en Lc 8, 29, on peut lire : « Car bien des fois il (l’esprit impur) s’était emparé de lui et il était gardé lié (desmeuō) de chaînes et d’entraves... ». En Ac 22, 4, Luc met dans la bouche de Paul ces paroles : « J’ai persécuté à mort cette Voie, chargeant de chaînes (desmeuō) et jetant en prison hommes et femmes ». Dans le reste du Nouveau Testament, c’est surtout le substantif desmos (lien, chaîne, attache) qui est utilisé, en particulier dans le contexte de l’emprisonnement de Paul où il parle de ses chaînes (par exemple, Ph 1, 7 ou Phm 1, 13 ou Col 4, 18). On peut être surpris de voir des mots comme chaînes, alors qu’on parle ici de préceptes. Mais le monde juif voyait des exigences de la loi comme une forme d’entrave qu’il fallait joyeusement accepter, comme l’écrit Ben Sira à son fils, lui demandant d’accueillir la sagesse et ses instructions : « Engage tes pieds dans ses entraves et ton cou dans son collier. Présente ton épaule à son fardeau, ne sois pas impatient de ses chaînes (desmos). »

phortia (des charges) Phortion est un substantif également peu fréquent : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 1. Il signifie : charge, faix, cargaison, fret, marchandises. Sa signification littérale renvoie à la marchandise qu’on transporte, comme le montre ce passage de Ac 27, 10 où le bateau sur lequel navigue Paul est sur le point de faire naufrage : « Mes amis, leur disait-il, je vois que la navigation n’ira pas sans péril et sans grave dommage non seulement pour la cargaison (phortion) et le navire, mais même pour nos personnes ». C’est aussi ce dont on charge un animal pour le transport : « A l’âne le fourrage, le bâton et la charge (phortion); à l’esclave le pain, la correction et le travail » (Si 33, 25).

Mais, dans les évangiles, phortion a une signification symbolique :

  • Lc 11, 46 Il dit : « A vous aussi, les légistes, malheur! Parce que chargez les hommes de charges (phortion) pesantes, et vous-mêmes ne touchez pas à (ces) charges (phortion) d’un de vos doigts
  • Mt 11, 30 Car mon joug est aisé et mon fardeau (phortion) léger

Comme nous l’avons vu plus haut dans le Siracide, le fardeau ou la charge fait référence à l’instruction du sage. Et comme tout précepte, qui découle d’une instruction, elle comporte des exigences qui ne sont pas toujours aisées pour une personne humaine.

En regard de Mt 11, 30 que nous venons de lire, où Jésus invite les gens à venir à lui, car son fardeau est léger, n’y a-t-il pas contradiction chez Matthieu? Car, ne l’oublions pas, Jésus vient de dire : « mettez en pratique et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire ». Mais, en même temps, ce qu’ils disent est un fardeau pesant et contraignant; donc Jésus demanderait d’accepter ce fardeau. Une solution possible à cette apparence de contraction est que Matthieu doit maintenir un équilibre délicat entre éviter qu’une communauté judéo-chrétienne abandonne tout son héritage religieux, se désintègre en quelque sort et perde tous ses points de repère, et l’acceptation d’une vision nouvelle centrée sur Jésus ressuscité, et son message autour de l’amour radical tel qu’explicité dans le Sermon sur la montagne. La communauté de Matthieu demeurera une communauté conservatrice, mais elle saura retrouver l’essentiel.

Bref, l’image des chaînes traduit l’idée de l’obligation : mettre en pratique les préceptes n’est pas optionnel. Ici, Matthieu a recours à l’image de bagages ou de marchandises qu’on enchaîne autour d’un animal, comme l’âne, pour le transport; comme cette charge est bien attachée, l’animal ne peut s’en débarrasser. Aussi, pour traduire l’idée d’une charge à porter qui est obligatoire, j’ai opté pour la traduction : « surcharger d’obligations ».

barea (lourdes) Barys est un adjectif très peu fréquent (Mt = 1; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 2) dans tout le Nouveau Testament et signifie : lourd, grave, violent. Luc l’utilise deux fois dans les Actes, d’abord en mettant l’adjectif dans la bouche de Paul dans son discours d’adieu à Milet alors qu’il dit : « Je sais, moi, qu’après mon départ il s’introduira parmi vous des loups féroces (barys) qui ne ménageront pas le troupeau » (20, 29); ensuite, il l’utilise pour décrire la situation de Paul en état d’arrestation à Césarée, alors que des « Juifs descendus de Jérusalem l’entourèrent, portant contre lui des accusations multiples et graves (barys), qu’ils n’étaient pas capables de prouver » (25, 7). Ici, dans le contexte d’obligations, il faut traduire par « graves » : ces obligations sont importantes et sérieuses.

anthrōpōn (des hommes) N’y a-t-il pas mot plus banal que celui de anthropos : homme? Bien sûr, il ne s’agit pas du mâle par opposition à la femelle, mais de l’être humain en général. On apprendra sans surprise qu’il est très fréquent : Mt = 115; Mc = 56; Lc = 95; Jn = 59; Ac = 45. Comme on le constate, c’est un mot qu’aime beaucoup Matthieu. Pourquoi? Il n’est pas là pour nous le dire. Mais on peut émettre des hypothèses. Tout d’abord, faisons remarquer que sur les 115 occurrences, 53 lui sont propres. Et quand on regarde de près ces occurrences qui lui sont propres, on a l’impression que l’évangéliste lui fait jouer trois rôles :

  1. Le mot anthropos pourrait être traduit par : les autres. Cela se produit quand Matthieu présente des personnes jouant des rôles différents, comme le maître face à l’élève, le croyant face à l’incroyant. Quelques exemples.
    • Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les autres (anthropos) afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux (5, 16)
    • Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres (anthropos) à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux (5, 19)
    • Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites: ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’ils soient vus des autres (anthropos) (6, 5)
    • Vous de même, au-dehors vous offrez aux yeux des autres (anthropos) l’apparence de justes, mais au-dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité (23, 28)

  2. Matthieu aime généraliser les cas concrets, et semble vouloir qu’une situation particulière puisse s’appliquer à un ensemble de situations.
    • Alors que Luc nous présente la phrase : « Or à quel père d’entre vous le fils demandera un poisson » (11, 11), Matthieu nous offre plutôt : « Ou quel est d’entre vous l’homme (anthropos) à qui son fils demandera du pain » (7, 9); sans connaître la version originelle de la source Q, on peut néanmoins se demander pourquoi Matthieu n’a-t-il pas choisi le mot « père » qui était plus logique, puisqu’il s’adresse à un fils?
    • Alors que Luc nous présente la phrase : « Seront divisés père contre fils et fils contre père » (12, 53), Matthieu nous offre plutôt : « Car je suis venu séparer l’homme (anthropos) contre son père » (10, 35); encore une fois, on note la même tendance chez Matthieu à généraliser les choses, alors qu’il préfère homme à père.
    • En généralisant ainsi le sens du mot « homme », Matthieu se trouve à étendre l’applicabilité de son enseignement, qui devient en quelque sorte universel, par exemple :
      • Or je vous le dis: de toute parole sans fondement que les hommes (anthropos) auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement (12, 36)
      • A cette vue, les foules furent saisies de crainte et glorifièrent Dieu d’avoir donné un tel pouvoir (de pardonner les péchés) aux hommes (anthropos) (9, 8)

  3. Enfin, le mot « homme » lui sert de véhicule pour personnaliser un certain nombre de situations, en particulier les paraboles : on passe des idées ou des phénomènes abstraits à des personnes concrètes.
    • Alors que Marc écrit : « Un (quelqu’un) de la foule lui répondit : "Maître, j’ai apporté vers toi mon fils" » (9, 17), Matthieu préfère reprendre ainsi ce récit : « Un homme (anthropos) s’approcha de lui... et disant : "Seigneur, aie pitié de mon fils » (17, 14-15)
    • Dans la parabole du grain de sénevé, Marc commence ainsi : « Comment comparerons-nous le royaume de Dieu... (Il est) comme un grain de sénevé qui, quand il est semé sur la terre... » (4, 31); Matthieu préfère écrire : « Le royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme (anthropos), (l’)ayant pris, a semé dans son champ » (13, 31)
    • Dans l’ensemble des paraboles de Matthieu, l’homme est toujours au centre de l’action.
      • « Il leur proposa une autre parabole: "Il en va du Royaume des Cieux comme d’un homme (anthropos) qui a semé du bon grain dans son champ » (13, 24)
      • « Le Royaume des Cieux est semblable à un trésor qui était caché dans un champ et qu’un homme (anthropos) vient à trouver: il le recache » (13, 44)
      • « Le Royaume des Cieux est encore semblable à un homme (anthropos) négociant en quête de perles fines » (13, 45)
      • « Et il leur dit: "Ainsi donc tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un homme (anthropos) propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (13, 52)

Pourquoi tant tenir à insérer le mot « homme »? Encore une fois, rappelons de l’importance capitale de l’orthopraxie dans le monde juif. L’homme est appelé à agir, et par son libre arbitre il décide de ces choix. Matthieu semble mettre l’accent sur cet aspect dramatique de la vie humaine, où l’homme est appelé à choisir entre le bien et le mal, comme le rappelle si souvent le Deutéronome. Et en parlant de l’homme, il peut s’adresser à l’humanité en général.

Revenons au v. 4. Nous avons affirmé que Matthieu semble faire jouer trois rôles au mot « homme ». Il est assez clair qu’ici c’est le premier rôle qu’il fait jouer au mot, et qu’il faut le traduire par « les autres » : en effet, d’une part il y a les scribes et les Pharisiens qui édictent les règles, et d’autre part il y a ceux qui doivent les mettre en pratique, i.e. « les autres ».

dysbastakta (pesantes)
L’adjectif dysbastaktos signifie : lourd à porter, intolérable. Il provient de la source Q et ne se retrouve nulle part ailleurs dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Et dans la Septante, il n’apparaît que dans le livre des Proverbes : « La pierre est lourde et le sable est difficile (dysbastaktos) (à transporter) » (27, 3). Cet adjectif a aussi comme synonyme : dyskolos (difficile, malaisé) qui n’apparaît que chez Marc dans tout le Nouveau Testament dans le contexte du discours de Jésus sur les riches (« Mes enfants, comme il est difficile (dyskolos) d’entrer dans le Royaume de Dieu! », 10, 23), et l’adverbe associé dyskolōs, (difficilement) qui apparaît également dans le même contexte chez Marc (« Comme il sera difficile (dyskolōs) à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu! », 10, 24), un texte que recopie Luc (18, 24) et Matthieu (19, 23). Deux conclusions s’imposent : tout d’abord dysbastaktos ne fait pas partie du vocabulaire de Matthieu, ensuite le mot signifie quelque chose de lourd, au sens qu’il est difficile à porter, presqu’intolérable, d’où notre traduction « exigeant ».

On aura remarqué les parenthèses carrées : [et exigeantes]. Pourquoi? Il n’y pas d’unanimité dans les manuscrits grecs. L’expression est présente dans les codeci Synaïticus (4e s.), Vaticanus (4e s.), Bezae (5e s.), dans la traduction latine de la vulgate (4e s.) et certains vieilles traductions latines qui s’étendent du 5e a 7e siècle, certaines traduction syriaque qui s’étendent du 4e au 7e siècle, tout comme la traduction copte sahidique (3e ou 4e s.) et chez certains auteurs anciens comme Clément d’Alexandrie (3e s.) ou Jean Chrysostome (5e s.) . Par contre, elle est absente du Codex Regius (8e s.), des certaines vieilles traductions latines, syriaques (dont la Peshitta) et coptes, d’auteurs anciens comme Irénée de Lyon (3e s.) et Origène (3e s.). Comment décider de la version la plus authentique? À cause de la valeur et du nombre de manuscrits qui soutiennent la recension « et exigeantes », la plupart des Bibles ont opté pour garder cette expression. Il faut reconnaître pourtant qu’il est possible que la présence de l’expression au v. 4 de Matthieu provienne de l’initiative d’un copiste qui, l’ayant noté dans le passage parallèle de Luc 11, 46 (« parce que vous chargez les autres de charges lourdes (dysbastaktos)), a cru bon faire une certaine harmonisation entre les deux textes. Et cette harmonisation a pu se produire très tôt dans la tradition manuscrite. Bref, on ne peut être totalement sûr de la recension authentique, d’où les parenthèses carrées.

epititheasin (ils imposent) Le verbe epitithēmi est un mot composé, formé du verbe tithēmi (mettre) et de la préposition epi (sur), d’où les diverses traductions : poser sur, mettre sur, imposer, infliger, fournir : Mt = 6; Mc = 8; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 13. Dans l’ensemble des évangiles-Actes, il apparaît surtout dans trois contextes différents.

  1. Dans le contexte de l’imposition des mains (15 fois, dont 8 fois dans les Actes des Apôtres) : « Et il ne pouvait faire là aucun miracle, si ce n’est qu’il guérit quelques infirmes en leur imposant (epitithēmi) les mains » (Mc 6, 5)

  2. Dans le contexte où on met ou place quelque chose sur un objet ou une personne (14 fois) : « Jésus mit (epitithēmi) de nouveau ses mains sur les yeux de l’aveugle, et celui-ci vit clair et fut rétabli » (Mc 8, 25); ou encore, « et, ayant tressé une couronne avec des épines, ils la placèrent (epitithēmi) sur sa tête » (Mt 27, 29); à noter que Marc l’utilise aussi dans le cas où on attribue un nom à quelqu’un, i.e. on met sur la personne un nom : « Il institua donc les Douze, et il attribua (epitithēmi) à Simon le nom de Pierre » (3, 16).

  3. Enfin, dans le contexte où on met sur quelqu’un des coups, donc où on lui inflige des blessures (3 fois) : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué (epitithēmi) de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort » (Lc 10, 30)

Qu’en est-il chez Matthieu? La première chose à noter est que le verbe epitithēmi apparaît deux fois dans le contexte d’imposition des mains (aux enfants) (19, 13.15), et quatre fois dans celui où on place quelque chose sur un objet ou une personne. Ensuite, même s’il n’apparaît pas comme un mot qu’il affectionne particulièrement, il l’utilise systématiquement pour décrire certaines situations selon son habitude de tout standardiser, i.e. les gestes semblables doivent être décrits avec les mêmes mots. Donnons des exemples.

  • Alors que Marc à quatre reprises utilisent epitithēmi pour parler de l’imposition des mains, de manière surprenante il opte pour tithēmi (mettre, placer, poser) quand il décrit le geste de Jésus avec les enfants : « Et, les ayant embrassés, il les bénit, ayant posé (tithēmi) les mains sur eux » (Mc 10, 16). Quand Matthieu recopie ce passage dans son évangile, que fait-il? Bien sûr, il corrige tithēmi par epitithēmi : « Et, leur ayant imposé (epitithēmi) les mains, il partit de là » (19, 15)

  • Dans la scène de l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem, Marc écrit : « Et ils apportent l’ânon à Jésus et ils mettent (epiballō) sur lui leurs manteaux » (11, 8). Comme il s’agit ici de mettre quelque chose sur un objet, Matthieu a recours à son langage standard quand il recopie cette scène : « Ils amenèrent l’ânesse et l’ânon et ils disposèrent (epitithēmi) sur eux les manteaux » (21, 7).

  • Quand Marc décrit l’épisode de la couronne d’épines, il a recours au verbe peritithēmi (jetter autour, mettre) : « Et ils lui mettent (peritithēmi), l’ayant tressée, une couronne épineuse » (15, 17). Matthieu reprend cette scène ainsi : « et, ayant tressé une couronne d’épines, ils (la) mirent (epitithēmi) sur sa tête » (27, 29; il est difficile de déterminer si c’est Matthieu qui apporte cette modification, ou s’il la reçoit d’une tradition que connaît aussi Jn 19, 2, il reste qu’il aime le langage standard).

En raison de cette systématisation du vocabulaire, les six occurrences de epitithēmi dans son évangile lui sont uniques, même si la plupart des scènes sont empruntées à Marc; il ne semble pas apprécier les élans fantaisistes de son prédécesseur.

Ici, au v. 4, nous avons un cas clair où il s’agit de placer quelque chose sur quelqu’un, en l’occurrence des obligations que des gens auront à mettre en pratique. Nous avons une situation semblable dans les Actes des Apôtres alors que Luc raconte cette fameuse réunion de Jérusalem où il fallait discuter des obligations qu’on devait ou non imposer aux chrétiens issus du paganisme, et où il met cette phrase dans la bouche de Pierre : « Pourquoi donc maintenant tentez-vous Dieu en voulant imposer (epitithēmi) aux disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes n’avons eu la force de porter? » (Ac 15, 10). Le parallèle est assez clair : qu’on parle de charges, obligations, fardeaux ou joug, on désigne ces préceptes de la tradition juive. Et il est aussi clair qu’ils sont exigeants et difficiles à suivre.

ōmous (épaules) Dans tout le Nouveau Testament, ce mot n’apparaît qu’ici et chez Luc 15, 5 (« Et, quand il (le berger) l’(sa brebis) a retrouvée, il la met, tout joyeux, sur ses épaules »). L’épaule désigne le haut du dos. Comme on transporte des objets lourds sur son dos, les épaules en viennent à désigner les charges qu’on doit porter. Encore aujourd’hui, dans le langage courant, on dira de quelqu’un qu’il a « les épaules larges » pour exprimer le fait qu’il assume la responsabilité de beaucoup de choses. Dans l’Ancien Testament, les responsabilités sur ses épaules pouvaient être vus de manière positive : LXX « Car un petit enfant nous est né, et un fils nous a été donné ; la principauté repose sur son épaule (ōmos), et il est appelé de ce nom, l’Ange du grand conseil. Par lui j’amènerai la paix sur les princes, par lui la santé et la paix » (Is 9, 5). Mais le plus souvent, le mot fait référence aux contraintes qui étouffent : LXX « Et en ce jour voici ce qui arrivera : ton joug sera ôté de ton épaule (ōmos), et tu seras délivré de ta crainte, et le joug qui pesait sur tes épaules (ōmos) sera réduit en poudre » (Is 10, 25). C’est dans ce contexte-ci qu’il faut lire ce que les scribes et les pharisiens mettent sur les épaules des gens. Comme nous l’avons vu plus tôt avec le Siracide, les préceptes de la loi peuvent être vus comme un poids sur les épaules, i.e. quelque chose de lourd qu’on doit porter : « Courbe ton épaule (ōmos) pour la (la sagesse) porter, et ne t’irrite pas de ses liens » (Si 6, 25). En fait, il s’agit de courber le dos, mais l’épaule représente le dos. Et c’est sur son dos qu’on doit porter les préceptes de la loi, i.e. les mettre en oeuvre.

thelousin (ils veulent) Le verbe thelō signifie : vouloir, être déterminé à, désirer, souhaiter, se plaire à, aimer. Voilà un mot tout à fait matthéen : Mt = 43; Mc = 25; Lc = 28; Jn = 23; Ac = 14. Parmi les 43 occurrences dans son évangile, 27 lui sont propres. Ainsi, non seulement il l’emploie plus souvent que les autres évangélistes, mais il l’ajoute parfois à ses sources. Un exemple typique est le récit de la transfiguration. Marc 9, 5 écrit : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Rabbi, il est bon que nous soyons ici; et faisons trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" », Matthieu recopie ce texte avec surtout deux modifications : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu veux, je ferai ici trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" » (voir aussi la multiplication des pains où, devant la perspective pour Jésus de renvoyer la foule à jeun, Matthieu ajoute au récit de Marc « je ne le veux pas, ils pourraient défaillir » (15, 32).

Pourquoi cette insistance sur le vouloir? Quand on parcourt l’évangile de Matthieu, on note une insistance particulière sur l’agir : « Ce n’est pas en me disant: Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (7, 21). C’est une attitude typiquement juive où l’accent est sur l’orthopraxie, le « faire », l’action droite; il est plus important d’avoir des actions justes, que des idées justes (orthodoxie). Ainsi, il est probable que c’est lui qui ajoute « que soit faite ta volonté comme au ciel aussi sur terre » au Notre Père (une phrase absente chez Luc 11, 2). L’importance de cette volonté transparaît dans certaines paraboles, comme celle des ouvriers de la dernière heure : « Prends ce qui est tien, et va. Je veux à ce dernier-ci donner comme à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mes biens? Ou bien ton oeil est-il mauvais parce que suis bon? » (20, 14-15); ou encore, celle des deux fils à qui le père demande d’aller travailler à la vigne : « Je ne veux pas, répondit le premier; ensuite pris de remords, il y alla... le deuxième répondit: Entendu, Seigneur, et il n’y alla point. Lequel des deux a fait la volonté du père » (21, 29-31).

Ainsi, pour Matthieu, l’être humain a l’immense responsabilité de ses décisions et de ses actes, qu’il est appelé à ajuster à la volonté de Dieu. Quand il met dans la bouche de Jésus à la Cananéenne : « Qu’il t’advienne comme tu veux » (Mt 15, 28), il souligne l’importance de l’action prise par la femme dès le début, du respect de sa décision libre de le poursuivre au point de l’importuner. Cette décision et cette action prenaient leur source dans son immense foi.

Ici, au v. 4, Matthieu accentue la responsabilité des scribes et des Pharisiens. En effet, il ne dit pas : ils ne sont pas capables, mais plutôt : ils ne veulent pas. C’est une décision de leur part dont ils portent la responsabilité; ils se sont mis eux-mêmes « hors la loi ».

kinēsai (soulever) Le verbe kineō est très rare et n’est présent que chez Mt, Mc, Ac et l’Apocalypse dans tout le Nouveau Testament : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 3; Ap = 2. Il signifie : faire mouvoir, remuer, déplacer, secouer, hocher, soulever, exciter, déranger. C’est un mot qui fait référence aux capacités dynamiques du corps, et qui nous a donné le mot français : kinesthésie. C’est Marc qui a introduit le mot avec la scène de la croix : « Les passants l’injuriaient en hochant (kineō) la tête et disant: "Hé! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours » (15, 29). Matthieu a repris cette scène en 27, 29. Le mouvement de faire bouger la tête était perçu comme un signe de dérision comme on le voit dans quelques passages de l’Ancien Testament :
  • « Tous ceux qui m’ont vu se sont moqués de moi ; ils ont murmuré entre leurs lèvres, ils ont secoué (kineō) la tête » (Ps 22, 8)
  • « Alors il (ton ennemi) branlera (kineō) la tête, il battra des mains, il ne cessera de chuchoter et prendra un autre visage » (Si 12, 18)
  • « Il (le riche) te rendra confus par ses festins, jusqu’à ce qu’il t’ait dépouillé deux ou trois fois, après quoi, il te verra et te délaissera, et secouera (kineō) la tête devant toi. » (Si 13, 7)

Dans les Actes des Apôtres, le verbe désigne mouvement dont nous sommes capable du fait même que nous sommes vivant (17, 28), l’agitation d’une foule surexcitée (21, 30), l’action de semer le désordre dans une ville (24, 5).

Ici, au v. 4, nous sommes devant une signification unique : bouger le doigt. Comme il s’agit de bouger le doigt pour assumer la charge des obligations, nous avons choisi de traduire kineō par soulever, comme on soulève un poids.

daktylō (doigt)
Il y a peu de choses à dire sur daktylos qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, ne se trouve que dans les évangiles dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0. Chez Jean, c’est Jésus qui écrit avec son doigt dans le sable et demeure silencieux, quand on lui demande ce qu’il pense de la femme adultère (8, 6) et c’est la scène avec Thomas qui ne croira pas tant qu’il n’aura pas mis son doigt dans la marque des clous (20, 25.27). Chez Marc, c’est Jésus qui guérit un sourd en lui mettant ses doigts dans les oreilles (7, 33). Chez Luc, c’est Jésus qui dit chasser les démons par le doigt de Dieu (11, 20), c’est le riche qui, dans l’au-delà, demande à Abraham de pouvoir tremper son doigt dans l’eau pour se rafraîchir la langue (16, 24), et c’est le passage parallèle à Matthieu où Jésus reproche aux légistes ne pas toucher d’un seul de leurs doigts les fardeaux qu’ils imposent aux gens (16, 24).

Ainsi, ici au v. 4, Matthieu reprend de la source Q ce passage où Jésus plaint les spécialistes de la loi qui imposent des exigences sévères aux gens, alors qu’eux ne touchent en aucune façon à ces exigences, ni de près, ni de loin. Mais sa façon de s’exprimer diverge légèrement de celle de Luc. Regardons d’un peu plus près.

Mt 23, 4Lc 11, 46
mais eux-mêmes ne veulent (thelō) pas les (phortia = charges) soulever (kineō) de leur doigt.et vous-mêmes ne touchez (prospsauō) pas à ces charges (phortia) d’un de vos doigts

Il faut noter quatre choses :

  1. Mt et Lc ont le même vocabulaire pour désigner les charges qui écrasent les gens : phortia
  2. Alors que Mt utilise kineō (bouger, remuer, lever) pour décrire la relation avec le doigt, un mot qu’on rencontre 8 fois dans les Nouveau Testament, et de nombreuses fois dans l’Ancien Testament, Lc utilise prospsauō (toucher), un mot qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans toute la Bible
  3. Mt s’adresse aux disciples, et donc parle des scribes et des Pharisiens à la 3e personne (eux-mêmes), alors que Luc s’adresse directement aux légistes avec le langage à la 1ière personne (vous-même)
  4. Enfin, Matthieu nous présente le verbe thelō, un de ses mots favoris.

Il est donc probable que Luc, comme nous l’avons déjà fait remarquer, est plus près de la version originelle de la source Q, alors que Mt fait sentir son travail d’édition, comme le fait d’utiliser thelō, un mot important de son vocabulaire. Car si des paroles similaires ont été dans la bouche de Jésus (dans leur version araméenne, bien sûr), il est probable que ce dernier se soit adressé directement aux spécialistes de la loi pour dénoncer leur attitude, à la manière d’un prophète; avec Matthieu, on est au temps de la communauté chrétienne à qui on donne un enseignement sur les « adversaires » à ne pas imiter. Enfin, s’il faut choisir entre « toucher » ou « soulever » pour la version originelle de la source Q, en parlant du doigt, il faut choisir « toucher », en raison même de sa rareté, car dans un travail d’édition on tend à avoir recours à un vocabulaire qu’on connaît bien.

Alors, si « toucher d’un de ses doigts » provient de la source Q qu’avait sous les yeux Matthieu, pourquoi l’a-t-il transformé en « soulever de leur doigt »? Connaissant le goût de Matthieu pour les structures logiques, on peut deviner que, après une phrase où on parle d’un fardeau qui pèse sur les épaules, il trouvait plus logique d’avoir des doigts qui les lèvent ou les soulèvent, plutôt que de doigts qui les touchent. Ce serait en tout cas dans son style.

v. 5 Toutes leurs actions, ils le font pour être bien vus des autres, et c'est ainsi qu'ils grossissent leurs insignes de piété et allongent les houppes religieuses au bas de leur vêtement.

Littéralement : Puis, toutes les oeuvres d'eux ils font pour être regardés (theathēnai) par les hommes, car ils élargissent (platynousin) les phylactères (phylaktēria) d'eux et ils agrandissent (megalynousin) les franges (kraspeda),

theathēnai (pour être regardés) Le mot theaomai n’existe pratiquement pas en dehors des évangiles-Actes et la tradition johannique : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 5; Ac = 3; 1 Jn = 3 (l’exception étant Rm 15, 24). Il signifie : regarder, contempler, voir. Il apparaît dans deux contextes différents : celui où on remarque quelqu’un, on l’observe et on l’examine, et celui de la foi où on « voit » Jésus ressuscité (appendice à l’évangile de Marc) et on contemple sa gloire (tradition johannique).

Chez Matthieu, sur les quatre occurrences, trois lui sont uniques. Mais ce qui est remarquable, c’est de retrouver deux fois dans ces trois occurrences une structure qui est le reflet de son style : la préposition « pour » (pros), suivi de l’article défini neutre « le » (to), suivi du verbe à l’infinitif.

  • 6, 1 « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les autres, pour (pros) l’(to) être regardés (theathēnai) d’eux »
  • 23, 5 « Toutes leurs actions, ils le font pour (pros) l’(to) être regardés (theathēnai) des autres »

Dans les évangiles-Actes, cette structure est utilisée 7 fois : 1 fois par Luc (18, 1), 1 fois par Marc (13, 22) et 5 fois par Matthieu; à part les deux versets cités, il y a aussi :

  • 5, 28 « Quiconque regarde une femme pour (pros) le (to) désirer (epithymēsai) d’elle a déjà commis, dans son coeur, l’adultère avec elle »
  • 13, 30 « Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour (pros) le (to) faire brûler elle (katakausai); quant au blé, recueillez-le dans mon grenier »
  • 26, 12 « Si elle a répandu ce parfum sur mon corps, c’est pour (pros) le (to) m’ensevelir (entaphiasai) qu’elle l’a fait »

Ainsi, ici au v. 23, 5, nous avons une phrase qui reflète le style de Matthieu, et qui est la face négative d’une des recommandations de Jésus dans son Sermon sur la montagne en 6,1 : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les autres pour être bien vus d’eux ». Et trois exemples sont donnés :

  • « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi... que ton aumône soit secrète; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (6, 2-4)
  • « Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites: ils aiment... à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie... Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là... » (6, 5-6)
  • « Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites... pour que les hommes voient bien qu’ils jeûnent... quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret » (6, 16-18)

Les scribes et les Pharisiens font exactement ce que Jésus a demandé de ne pas faire.

platynousin (ils élargissent) Le verbe platynō n’apparaît qu’ici dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : élargir, s’élargir, s’ouvrir, amplifier. Ailleurs dans le Nouveau Testament, Paul l’utilise deux fois en 2 Co 6 où il écrit qu’il a ouvert grand son coeur aux Corinthiens (11), et les invite à faire de même (13). Dans l’Ancien Testament on le retrouve quelque fois dans ses principaux livres; on parle d’ouvrir grand ou de dilater son coeur (par ex. Ps 119, 32), d’ouvrir grand la bouche pour déblatérer contre quelqu’un (par ex. Ps 35, 21), des rameaux d’arbre qui s’agrandissent à cause de l’abondance des eaux (Ez 31, 5), de la personne qui s’est engraissée (Dt 32, 15), etc. Bref, c’est toujours l’idée d’une personne ou d’un objet qui connaît une expansion. Ici, au v. 5, l’objet qui connaît une expansion est un symbole de piété, car les scribes et les pharisiens tiennent à ce qu’il soit bien vu. Nous avons opté pour la traduction : grossir, comme on grossit à la loupe un petit objet.

phylaktēria (phylactères) Chagall un Juif en prière Le mot phylaktērion n’apparaît qu’ici dans toute la Bible. Il désigne les parchemins contenant, écrits, certains textes de la loi, et que l’on portait dans de petites boîtes attachées au front ou sur le bras, selon une lecture très littérale des prescriptions de la Bible, plus précisément des textes suivants :

  • Ex 13, 16 : « Ce sera pour toi un signe sur ta main, un bandeau sur ton front, car c’est par la force de sa main que Yahvé nous a fait sortir d’Égypte »
  • Dt 6, 6.8 : « Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton coeur!... tu les attacheras à ta main comme un signe, sur ton front comme un bandeau »
  • Dt 11, 18 : « Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre coeur et dans votre âme, attachez-les à votre main comme un signe, à votre front comme un bandeau »

Phylactère est donc un terme très technique. Pour en généraliser la signification, j’ai pensé le traduire par : insigne de piété, i.e. un emblème exprimant leur dévotion à la parole de Dieu. (Image: un Juif en prière de Chagall où on voit au front et au bras des phylactères)

megalynousin (agrandissent) Le verbe megalynō est très peu fréquent : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 3. À part évangiles-Actes, on ne le rencontre que chez Paul (Ph 1, 20; 2 Co 10, 15). Il signifie : rendre grand, agrandir, grandir, croître, magnifier, exalter. Chez Luc, il signifie magnifier ou proclamer les louanges ou exprimer la grandeur de quelqu’un : Marie exalte le Seigneur (Lc 1, 48), le Seigneur exprime sa grandeur par sa miséricorde (Lc 1, 58), la peuple célèbre les louanges de la communauté chrétienne (Ac 5, 13), les gens parlent en langues et magnifient Dieu (Ac 10, 46), et le nom du Seigneur est glorifié (Ac 19, 17); le contexte est religieux et liturgique. Chez Paul, c’est la place de l’apôtre dans le coeur de sa communauté qui grandit (2 Co 10, 15), ou c’est le Christ qui est glorifié dans le corps de l’apôtre (Ph 1, 20). Tout cela nous offre peu de parallèles avec Mt 23, 5. Quant à l’Ancien Testament, on se promène un peu dans les mêmes eaux, où le terme varie entre son sens religieux (par ex. Si 43, 31 : « Qui est capable de le louer tel qu’il est ? »), et son sens ordinaire (par ex. Ez 9, 9 : « L’iniquité de la maison d’Israël et de Juda a beaucoup, beaucoup grandi »).

Megalynō en Mt 23, 5 renvoie à ce qu’on faisait avec la frange ou les houppes des robes des gens pieux, et nous pensons qu’il s’agissait de les allonger pour qu’ils soient plus voyants.

kraspeda (franges) Frange du vêtement égyptien Comme on le devine, kraspedon (bord ou frange d’un vêtement ou d’un manteau) est peu fréquent dans toute la Bible (9 occurrences en tout) : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; Nb = 2; Dt = 1; Za = 1. On fait cette frange au bout d’une pièce de tissu en réservant une certaine longueur des fils de chaîne qui sont noués, ou attachés par un autre fil. « L’art mésopotamien représente presque toujours les gens vêtus de tissus à franges... Par la suite, la frange a été réduite à quatre houppes aux coins des manteaux » (L. Monloubou, F.M. Du But, Dictionnaire biblique universel. Paris-Québec, Desclée – Anne Sigier, 1984, p. 275).

Dans les évangiles, on présente Jésus comme un Juif pieux qui portait une frange à son vêtement. Cette frange était munie d’un fil violet, symbole du ciel et devait rappeler les commandements de Dieu. Ainsi était-elle entourée d’une certaine vénération, comme on le voit dans les épisodes où les gens cherchent à la toucher.

  • Mc 6, 56 : « Et en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places et on le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange (kraspedon) de son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés » (voir aussi Mt 14, 36)
  • Lc 8, 44 : « S’approcha par derrière et (la femme hémorroïsse) toucha la frange (kraspedon) de son manteau; et à l’instant même son flux de sang s’arrêta » (voir aussi Mt 9, 20)

frange

La tradition juive faisait remonter cette pratique à Moïse.

  • Nb 15, 38-39 : LXX « Parle aux fils d’Israël, et dis-leur : Faites des franges (kraspedon) aux bords de vos manteaux, en toutes vos générations, ajoutez à la frange (kraspedon) un effilé couleur d’hyacinthe. Cet effilé sera mêlé aux franges (kraspedon), vous l’aurez sous les yeux, et vous vous souviendrez des commandements du Seigneur, vous les observerez et vous ne vous laisserez pas pervertir par vos mauvaises pensées, ni par des yeux qui vous feraient tomber dans la fornication.
  • Dt 22, 12 : LXX « Tu te feras des torsades sur les quatre franges (kraspedon) des manteaux que tu porteras »

On notera que l’effilé couleur d’hyacinthe dans le livre des Nombres est une référence au ruban rouge violette utilisée en liturgie (voir Ex 28, 28), et donc évoque la consécration du peuple à Dieu.

tsitsit

Les scribes et les Pharisiens « agrandissaient » ces « franges ». Comme le mot « frange » peut s’appliquer à tout vêtement pour en indiquer le bord, nous avons préféré traduire kraspedon par « houppe religieuse » pour indiquer qu’il s’agit du prolongement de la frange avec cette forme de gland. Et agrandir cette houppe consistait à l’allonger, d’où notre traduction.

v. 6 Ils aiment le premier divan lors des banquets et les places d'honneur à la synagogue,

Littéralement : puis, ils aiment (philousin) la première place à table (prōtoklisian) dans les festins (deipnois) et les places d'honneur (prōtokathedrias) dans les synagogues (synagōgais),

philousin (ils aiment)
Phileō est avec agapaō la façon d’exprimer l’acte d’aimer dans le monde grec (si on exclut eraō qui exprime plutôt l’amour passion d’un homme et d’une femme). Dans cette culture, l’adjectif philos exprime l’appartenance à un groupe social, sans connotation sentimentale, tandis que le verbe phileō signifie : chérir, aimer, avoir de l’amitié (sur phileō et agapaō, voir le Glossaire). Dans l’Ancien Testament, l’acte d’aimer son Dieu ou son prochain est exprimer par le verbe hébreu ʾāhab, que la Septante a traduit par agapaō (par ex. Dt 6, 5 : « Tu aimeras (agapaō) le Seigneur ton Dieu de tout ton esprit, de toute ton âme, de toute ta force »). Dans le Nouveau Testament, c’est également agapaō qui est utilisé pour exprimer cette réalité. Mais il arrive parfois que agapaō et phileō sont utilisés de manière équivalente, surtout chez Jean.

Intéressons-nous plus spécifiquement à phileō. Dans l’Ancien Testament, le verbe comporte habituellement trois significations différentes.

  1. Aimer une personne, et donc est synonyme d’agapaō, et il traduit l’hébreu ʾāhab. Exemples :
    • Gn 37, 4 : LXX « Ses (de Joseph) frères, ayant vu que son père l’aimait (phileō) plus qu’aucun de ses fils, le haïrent ; et ils ne pouvaient plus lui dire une seule parole de paix »
    • Pr 8, 17 : LXX « Moi j’aime (agapaō) ceux qui m’aiment (phileō), et ceux qui me cherchent me trouvent »

  2. Le verbe signifie : embrasser, et traduit l’hébreu : nāšaq. Exemples :
    • Pr 7, 13 : LXX « Puis elle l’arrête ; elle l’embrasse (phileō), et lui dit d’une voix impudente »
    • Gn 29, 11 : LXX « Et Jacob donna un baiser (phileō) à Rachel, et, élevant la voix, il pleura »

  3. Le verbe décrit l’amour d’une chose ou la préférence pour un objet, et traduit l’hébreu ʾāhab . Exemples :
    • Is 56, 10 : LXX « Voyez comme ils sont tous aveuglés ; ils ne connaissent rien ; ce sont des chiens muets ; ils ne peuvent pas aboyer, ils sont endormis sur leurs couches, ils n’aiment (phileō) qu’à sommeiller »
    • Gn 27, 4 : LXX « Prépare-moi le mets que j’aime (phileō), et apporte-le-moi, afin que je mange et que mon âme te bénisse avant de mourir »
    • Pr 21, 17 : LXX « L’indigent aime (agapaō) la joie ; il désire (phileō) le vin et l’huile en abondance »

Quand on se tourne vers le Nouveau Testament (Mt = 5; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 13; Ac = 0), on retrouve également ces trois significations :

  • Aimer une autre personne : « Car le Père lui-même vous aime (phileō), parce que vous m’aimez (phileō) et que vous croyez que je suis sorti d’auprès de Dieu » (Jn 16, 27)
  • Embrasser : « Or, le traître leur avait donné ce signe convenu: "Celui que j’embrasserai (phileō), c’est lui; arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde." » (Mc 14, 44)
  • Aimer ou préférer une chose : « Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites: ils aiment (phileō), pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie » (Mt 6, 5)

Ici, au v. 6, c’est l’expression de l’intérêt et des préférences des scribes et des Pharisiens que traduit phileō; cet intérêt et ces préférences vont à ce qui les fait bien paraître et les grandit aux yeux des autres.

Le verbe phileō dans les évangiles-Actes
prōtoklisian (première place à table) Prōtoklisia est formé de deux mots : prōtos (premier) et klisia (une place pour s’étendre lors d’un repas). Ainsi il signifie : place d’honneur à table, ou premier divan. Notons qu’on se couchait sur des divans lors des repas festifs. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles synoptiques : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. C’est Marc qui a introduit le terme avec ce passage : « (Les scribes se plaisent) à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premiers divans (prōtoklisia) dans les festins » (12, 39), un passage que reprennent Lc 40, 46 et Mt 23, 6. À ces trois références, on peut ajouter deux occurrences chez Luc :
  • 14, 7-8 : « Il disait ensuite une parabole à l’adresse des invités, remarquant comment ils choisissaient les premiers divans (prōtoklisia); il leur disait : lorsque quelqu’un t’invite à un repas de noces, ne va pas t’étendre sur le premier divan (prōtoklisia), de peur qu’un plus digne que toi n’ait été invité par ton hôte »

Sur les moeurs sociales de l’époque, on devine que le meilleur divan se trouvait tout près de l’hôte qui avait organisé le banquet, et que c’était là une marque de déférence et d’honneur. Voilà donc ce que semble rechercher les scribes et les Pharisiens. On imagine à prime abord que beaucoup devaient faire partie de l’aristocratie.

deipnois (festins) Deipnon ne désigne pas tout repas, mais le repas principal pris le soir, et surtout un repas festif, en particulier lors des noces. Il est peu fréquent dans l’ensemble du Nouveau Testament : à part les évangiles-Actes (Mt = 1; Mc = 2; Lc = 5; Jn = 4; Ac = 0), il apparaît seulement chez Paul quand il admoneste la communauté chrétienne sur leur façon de prendre ensemble le repas du Seigneur (1 Co 11, 20-21), et dans l’Apocalypse qui parle des noces avec l’Agneau (Ap 19, 9.17).

Chez Jean, le repas festif apparaît dans deux circonstances : le repas avec Marthe, Marie et Lazare (12, 2), le dernier repas de Jésus (13, 2.4; 22, 20). Chez Marc, on fait référence à deux repas, celui d’Hérode qui fête son anniversaire de naissance (6, 21) et celle de l’admonestation des scribes (12, 39). Chez Luc, la mention du repas festif se trouve dans une exhortation de Jésus, alors qu’il est invité à un repas par un Pharisien, à ne pas inviter ses amis lorsqu’on en organise un (14, 12), suivie d’une parabole sur un homme frustré de ne pas recevoir de réponse lorsqu’il invite à un grand repas (14, 16-17.24), et dans une mise en garde contre les légistes (20, 46). Chez Matthieu, on ne trouve que notre texte en 23, 6.

Bref, nous ne sommes pas devant un événement fréquent. Il s’agit d’un repas de grande circonstance. Mais c’est ce que recherchent les scribes et les Pharisiens.

prōtokathedrias (places d'honneur) Prōtokathedria est formé de deux mots : prōtos (premier) et kathedra (siège, position assise ou de repos), et donc signifie : première place, place d’honneur. C’est un mot qui n’apparaît nulle part dans la Bible, sinon dans les évangiles synoptiques : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Et les quatre occurrences sont centrées sur l’attitude des scribes, des Pharisiens et des légistes et de leur recherche de la première place à la synagogue : il y a d’abord Marc 12, 39 (« ils se plaisent à occuper les premiers sièges dans les synagogues ») que reprennent Lc 20, 46 et Mt 23, 6, puis Lc 11, 43 (« Malheur à vous, les Pharisiens, qui aimez le premier siège dans les synagogues »).

Il y a ici un thème fort de la tradition évangélique. Et on ne doit pas s’en surprendre : qu’y a-t-il de plus gratifiant pour un spécialiste de la Bible que d’être reconnu dans le lieu même de la proclamation et de l’étude de la Bible.

synagōgais (synagogues)
Le mot signifie : lieu de rassemblement, synagogue, assemblée. Il est associé au verbe synagō qui signifie : rassembler, assemblée. Dans l’Ancien Testament, il est très fréquent et désigne tout ce qui est multiple de quelque chose, par exemple : « une assemblée de nations » (Gn 35, 11), « l’assemblée de Jacob » (Dt 33, 4), « la bande de taureaux » (Ps 68, 31). Dans le Nouveau Testament, le mot ne se retrouve pratiquement que dans les évangiles-Actes (Mt = 9; Mc = 8; Lc = 15; Jn = 2; Ac = 19; l’exception étant Ja 2,2 et Ap 2, 9; 3, 9). Et il fait toujours référence au rassemblement à la synagogue. Il ne faut pas s’en surprendre : Jésus a fréquenté la synagogue, et les premiers chrétiens comme Paul ont fréquenté la synagogue jusqu’à ce qu’ils soient mis à la porte (sur les célébrations à la synagogue, on se réfèrera au Glossaire).

Qu’en est-il de la synagogue chez Matthieu? Il est remarquable que, sur les 9 occurrences du mot chez lui, 6 sont précédées de l’adjectif possessif « leurs » ou « vos », par exemple, « leurs synagogues » (4, 23; 9, 35; 10, 7; 12, 9; 13, 54) ou « vos synagogues » (23, 34). C’est beaucoup, beaucoup plus que chez les autres auteurs : Mt = 6; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Reconnaissons que sur les 6 occurrences, 2 proviennent de Marc (tout comme la seule référence chez Lc provient de Mc). Il reste que 4 occurrences lui sont propres. Quelle conclusion en tirer? Tout d’abord, l’expression « leur » ou « vos » créé une certaine distance : cela signifie maintenant qu’il y a une séparation entre le nous et le vous; ce n’est plus notre synagogue, mais votre synagogue. Ensuite, le Juif Matthieu semble à couteau-tiré avec ses coreligionnaires ou les gens de sa race. Ainsi, certains de ces textes semblent avoir été écrits à une époque où les chrétiens fréquentent de moins en moins la synagogue.

Par contre, on constate que notre v.6 parle seulement de « les synagogues », tout comme les textes parallèles du Sermon sur la montagne 6, 2.5 : ces trois occurrences appartiennent tous à un contexte où Jésus dénonce cette attitude où on va à la synagogue pour se faire voir et affirmer ses prétentions, et ces trois occurrences sont les seules chez Matthieu où il ne s’agit pas de « leurs synagogues ». Qu’est-ce à dire? On semble avoir l’écho d’une tradition qui remonte très loin, peut-être à Jésus lui-même, même si Matthieu la remodèle selon son style.

v. 7 tout comme à recevoir des courbettes sur la place publique et à être appelés par les autres : maître.

Littéralement : et les salutations (aspasmous) dans les places publiques (agorais) et être appelés (kaleisthai) par les hommes rabbi (rhabbi);

aspasmous (salutations) Le nom aspasmos signifie : salutation orale ou écrite, étreinte, accolade. Dans le Nouveau Testament, il n’apparaît que dans les évangiles synoptiques (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 0) et chez Paul (« La salutation est de ma main, à moi, Paul ») où il sert à conclure quelques lettres (1 Co 16, 21; Col 4, 18; 2 Th 3, 17). Il est totalement absent de la Septante. Chez les Synoptiques, on le retrouve dans deux seuls contextes, d’abord celui des scribes qui, d’après Marc 12, 38, aiment recevoir des salutations sur les places publiques, repris par Matthieu 23, 7 et Luc 11, 43 et 20, 46, puis celui du récit de l’enfance de Luc où Marie reçoit la salutation de l’ange (1, 29 : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi) et se demande ce qu’elle signifie, où Élizabeth reçoit la salutation de Marie (1, 40.44), ce qui amène le petit Jean-Baptiste à tressaillir dans son ventre. Il y a donc dans le geste de la salutation une action d’importance qui n’existe plus dans nos salutations modernes. Pour que les scribes, les légistes et les Pharisiens la recherchent, il devait y avoir un impact social qu’il nous est difficile de deviner. Afin de décrire ce qu’il y avait de valorisant dans ce geste, nous proposons de traduire aspasmos par « courbette », pour exprimer la reconnaissance sociale impliquée par ce geste.

agorais (places publiques)
L’agora était un lieu important de la vie sociale dans l’antiquité. Tout d’abord, elle se situait à l’entrée de la ville, non à son centre. C’est là que les magistrats rendaient leur jugement (Ac 16, 19 : « Mais ses maîtres, voyant disparaître leurs espoirs de gain, se saisirent de Paul et de Silas, les traînèrent sur l’agora devant les magistrats »), c’est là que se faisait le marché (Ez 27, 22 : « Les marchands de Saba et de Rhamma trafiquaient avec toi ; ils apportaient à ton marché (agora) les épices les plus recherchées, des pierres précieuses et de l’or »), c’est là qu’il faut aller pour rencontrer des gens (Ac 17, 17 : « Il (Paul) s’entretenait donc à la synagogue avec des Juifs et ceux qui adoraient Dieu, et sur l’agora, tous les jours, avec les passants »). D’après Marc, Jésus a fréquenté les places publiques, et c’est là bien souvent qu’il opérait des guérisons (Mc 6, 56 : « Et en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places publiques (agora) et on le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés »). Donc, une foule bigarrée s’y retrouvait, et c’est la raison pour laquelle Marc écrit : « Les Pharisiens ne mangent pas au retour de la place publique (agora) avant de s’être aspergés d’eau (pour se purifier) » (7, 4).

Matthieu a recours trois fois à ce mot (Mt = 3; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0) qui n’existe pas ailleurs dans le Nouveau Testament que dans les évangiles-Actes.

  • 11, 16 « Mais à qui vais-je comparer cette génération? Elle ressemble à des gamins qui, assis sur les places (agora), en interpellent d’autres »
  • 20, 3 (parabole des ouvriers de la 11e heure) « Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient, désoeuvrés, sur la place (agora) »
  • 23, 7 « tout comme à recevoir des courbettes sur la place publique (agora) »

Alors que la parabole des ouvriers de la 11e heure est unique à Matthieu, les deux autres références où apparaît agora se retrouvent également chez Luc

  • 7, 32 « Ils ressemblent à ces gamins qui sont assis sur une place (agora) et s’interpellent les uns les autres »
  • 11, 43 « Malheur à vous, les Pharisiens, qui aimez le premier siège dans les synagogues et les salutations sur les places publiques! (agora) »
  • 20, 46 « Méfiez-vous des scribes qui se plaisent à circuler en longues robes, qui aiment les salutations sur les places publiques (agora) »

On verra plus loin, dans l’analyse des parallèles, qu’en raison de l’ordre où apparaît agora (i.e. en dernier, après festins et synagogues), on peut conclure que Matthieu, ici au v. 7, a copié non pas Marc, mais la source Q (cette source commune à Matthieu et Luc). Et étant donné l’ancienneté de cette source et le fait que l’attitude reprochée semble bien cadrer avec l’époque de Jésus, il est possible que ces reproches à l’égard des spécialistes de la Bible reflètent les interventions prophétiques de Jésus : malgré l’obligation d’avoir à se purifier par la suite, les gens très religieux fréquentaient les places publiques pour être adulés. Quand Matthieu reprend cette tradition, il vise maintenant les chrétiens tentés par une attitude semblable.

kaleisthai (être appelés) Le verbe kaleō (Mt = 26; Mc = 4; Lc = 43; Jn = 2; Ac = 18) possède deux grandes signification : 1) recevoir un nom, être appelé du nom de, donner un nom (les 2/3 des évangiles-Actes); 2) convier quelqu’un, l’appeler, le convoquer (très souvent à un repas festif). Chez Matthieu, sur les 26 occurrences, 20 lui sont propres, ce qui représente une bonne proportion. Quant aux deux grandes significations, elles se répartissent presqu’également (14 en référence au nom, 12 en référence à la convocation). Ici, au v. 7, c’est bien sûr le sens de « recevoir un nom », un sens qu’il aime bien, puisque sur les 14 occurrences, 13 lui sont propres.

rhabbi (rabbi) Le grec rhabbi est une translittération de l’hébreu rabbi, et le grec rhabbouni de l’araméen rabbouni. C’est ce qui nous a donné le mot français : rabbin. Il signifie : « mon maître »; car la racine est רַב, « grand » à la laquelle on ajoute l’adjectif possessif « mon », qui s’exprime en hébreu et en araméen avec le suffixe en « i »: רַבִּי‎ (rhabbi en hébreu), רַבּוּני‎ (rhabbouni en araméen). Le mot rhabbi n’existe pas en dehors des évangiles : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 0; Jn = 8; Ac = 0, et il est absent de la Septante. Dans la tradition judaïque, le mot semble attesté par écrit pour la première fois dans la Mishna (2e s.) et renvoie à tous ces lettrés juifs qui ont essayé de mettre par écrit les traditions juives après la destruction du temple. Sur le plan historique et d’après les évangiles, il semble que Jésus ce soit fait appeler « rabbi » par ses disciples et les foules :
  • Mc 9, 5 (scène de la transfiguration) « Alors Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: "Rabbi, il est heureux que nous soyons ici; faisons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie." »
  • Mc 10, 51 « Alors Jésus lui adressa la parole: "Que veux-tu que je fasse pour toi?" L’aveugle lui répondit: "Rabbouni, que je recouvre la vue!" »
  • Mc 11, 21 « Et Pierre, se ressouvenant, lui dit: "Rabbi, regarde: le figuier que tu as maudit est desséché." »
  • Mc 14, 45 « Et aussitôt arrivé, il (Judas) s’approcha de lui en disant: "Rabbi", et il lui donna un baiser »
  • Jn 1, 38 « Jésus se retourna et, voyant qu’ils (André et un autre disciple) le suivaient, leur dit: "Que cherchez-vous?" Ils lui dirent: "Rabbi - ce qui veut dire Maître --, où demeures-tu?" »
  • Jn 1, 49 « Nathanaël reprit: "Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël." »
  • Jn 3, 2 « Il (Nicodème) vint de nuit trouver Jésus et lui dit: "Rabbi, nous le savons, tu viens de la part de Dieu comme un Maître: personne ne peut faire les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui." »
  • Jn 4, 31 « Entre-temps, les disciples le priaient, en disant: "Rabbi, mange." » (voir aussi Jn 6, 25; 9, 2; 11, 8)
  • Jn 6, 25 « L’ayant trouvé de l’autre côté de la mer, ils (la foule) lui dirent: "Rabbi, quand es-tu arrivé ici?" »
  • Jn 20, 16 « Jésus lui dit: "Marie!" Se retournant, elle lui dit en hébreu: "Rabbouni" - ce qui veut dire: "Maître." »

Même Jean-Baptiste, d’après l’évangéliste Jean (3, 26), s’est fait appeler « rabbi » : « ils (les disciples de Jean-Baptiste) vinrent trouver Jean et lui dirent: "Rabbi, celui qui était avec toi de l’autre côté du Jourdain, celui à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise et tous viennent à lui!" ».

De manière surprenante, le juif Matthieu prend le contre pied de tout cela en faisant apparaître le mot dans un contexte négatif. En effet, sur les quatre occurrences du mot, deux sont mise dans la bouche de Judas dans la scène de la trahison (26, 25.49), et deux sont une invitation à ne pas utiliser ce terme (23, 7-8); jamais Jésus ne se fait appeler « rabbi » par les « bons » disciples ou par la foule. Que conclure? Encore une fois, il faut se placer vers les années 80 où les spécialistes de la tradition juive, en particulier les Pharisiens, qui avaient codifié les traditions ancestrales, et qui donneront naissance à la Mishna, jouissaient d’une certaine réputation ; le titre de « rabbi » était valorisé. Étant donné la proximité de la communauté matthéenne avec tout le monde juif, on peut imaginer que certains chrétiens lettrés aient eu tendance à se prévaloir de ce titre. Ne l’oublions pas, Matthieu est le seul évangéliste à mettre dans la bouche de Jésus un appel à éviter de se faire appeler « rabbi ». Pourquoi? Il ne peut s’agir des disciples au temps de Jésus qui auraient eu la tentation de revendiquer le titre de « rabbi »; on n’a aucun témoignage en ce sens. Alors il faut plutôt se placer au temps où la jeune communauté chrétienne, non encore vraiment séparée de son milieu juif, connait la tentation de prendre certaines de ses habitudes. L’appel de Matthieu est clair : n’empruntez pas ce chemin!

v. 8 Mais vous, ne vous faites pas appeler : maître, car n'avez qu'un maître, et vous êtes frères les uns des autres.

Littéralement : puis, vous, ne soyez pas appelés rabbi, car un (heis) est de vous l'enseignant (didaskalos), puis tous vous, frères (adelphoi) vous êtes;

heis (un) L’adjectif numéral « un » se distingue mal en français de l’article indéterminé « un », à moins de l’écrire « 1 ». En grec, il est plus facile à distinguer en s’écrivant : heis. Il occupe une grande place dans le vocabulaire de Matthieu : Mt = 66; Mc = 44; Lc = 43; Jn = 40; Ac = 27. Et plus de la moitié des 66 occurrences lui sont particulières. Mais il y a un point de son style qui surprend et mérite d’être souligné : à plusieurs reprises, il emploie l’adjectif numéral heis au sens d’un article indéfini qui, en grec, s’exprime par l’absence d’article. Donnons quelques exemples (nous utilisons le chiffre « 1 » pour traduire heis).
  • 8, 19 « Et 1 (heis) scribe s’approchant lui dit: "Maître, je te suivrai où que tu ailles » (Lc 9, 57 a plutôt le pronom indéfini « Quelqu’un (tis) lui dit »
  • 9, 18 « Voici : 1 (heis) chef s’approchant, se prosternait devant lui » (Mc 5, 22 a aussi heis, mais dans une expression qui a plus de sens « 1 des chefs de synagogue »)
  • 13, 46 (parabole du trésor et de la perle qui est unique à Matthieu) « Or, ayant trouvé 1 (heis) perle de grand prix, étant parti, il a vendu tout ce qu’il avait et l’a achetée. »
  • 18, 5 « Et qui accueillerait 1 (heis) tel enfant en mon nom m’accueille » (Mc 9, 37 a aussi heis, mais dans une expression qui a plus de sens « 1 de ces tels petits enfants »)
  • 21, 19 « Et, voyant 1 (heis) figuier près du chemin, il vint près de lui et n’y trouva rien que des feuilles seulement » (Mc 11, 13 a plutôt « voyant figuier », l’équivalent de l’article indéfini s’exprimant par l’absence d’article en grec)
  • 26, 69 « Et s’approcha de lui (Pierre) 1 (heis) servante en disant... » (Mc 14, 66 a aussi heis, mais dans une expression qui a plus de sens « Et, Pierre étant en bas dans la cour, vient 1 des servantes du grand prêtre »

Cette manière d’écrire chez Matthieu revient trop souvent pour qu’elle ne soit pas intentionnelle. Quelle signification lui trouver? Une réponse possible proviendrait du goût de Matthieu pour l’exactitude et la précision : il n’aime pas les choses vagues et floues. Et alors heis pourrait être presque traduit par « un seul », une forme d’insistance : 1 seul scribe (parmi bien d’autres), 1 seul chef (parmi bien d’autres), 1 seule perle (c’est suffisant pour que ça en vaille la peine), 1 seul enfant (même si on ne le fait qu’à un seul être), 1 seul figuier (parmi bien d’autres), 1 seule servante (parmi bien d’autres). C’est d’ailleurs comme ça qu’on traduit ce passage du Sermon sur la montagne : « Car je vous le dis, en vérité: avant que ne passent le ciel et la terre, pas 1 seul (heis) i, pas 1 seul (heis) point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé » (5, 18).

Passons maintenant à notre v. 8 : car un (heis) est de vous l’enseignant. Avec ce que nous venons d’affirmer, nous pourrions traduire : car 1 seul de vous est l’enseignant. L’affirmation où il n’y a qu’un seul être à posséder certaines qualités revient à quelques reprises chez Matthieu.

  • 19, 17 « Or il lui dit : Pourquoi m’interroges-tu sur le bon? 1 (heis) est le bon? »
  • 23, 8 « Car 1 (heis) est votre maître, mais vous êtes tous frères »
  • 23, 9 « Car 1 (heis) est votre Père, le céleste »
  • 23, 10 « Parce que votre guide est 1 (heis), le Christ »

On trouve ici une formule stéréotypée qui est propre à Matthieu. Bien sûr, on trouve une formule semblable en Mc 12, 29, mais c’est une citation de Deutéronome 6, 4, appelé Shema Israel qui fait partie de la prière quotidienne de tout Juif pieux :

Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est unique (heis) Seigneur

C’est probablement ce qui a inspiré Matthieu à reprendre cette formule, une formule qu’on retrouve aussi chez le Siracide (1, 8), appliquée cette fois à la sagesse (sophia).

Unique (heis) est un sage, grandement redoutable, assis sur son trône, c’est le Seigneur.

En employant cette formule réservée à décrire Dieu dans l’Ancien Testament, il est clair que Matthieu veut donner une certaine solennité à l’affirmation que Dieu seul est le Bon et Père, que Jésus seul est le Maître et Docteur d’enseignement, et qu’ainsi à eux seuls ces titres doivent être attribués; en d’autres mots, Dieu porte les attributs de ce qui est source de vie, d’amour et de bonté, Jésus porte les titres reliés à la parole et à la lumière. Voilà un petit résumé de la théologie de Matthieu.

Dans cette même ligne, on pourrait se poser la question : alors que Matthieu (22, 34-40) reprend la scène de Marc (12, 28-34) sur le premier de tous les commandements, pourquoi saute-t-il le début de la réponse de Jésus qui cite le Shema Israel affirmant qu’unique est le Seigneur (kurios, Dieu) pour tout de suite passer au « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... »?

Mt 22Mc 12
29 Jésus répondit que « (Le) premier c’est : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur
37 « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu par tout ton coeur et par toute ton âme et par tout ton esprit »30 Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme et de tout ton esprit et de toute ta force.

Comme on le constate, Matthieu élimine le v. 29 de Marc. Pourquoi? Une réponse possible est que, proclamant également que Jésus est le Seigneur, il voudrait éviter le problème logique d’avoir Jésus et Dieu comme Seigneur dans une formule solennelle, tout en affirmant que le Seigneur est unique. On sent un effort constant chez lui d’avoir une pensée cohérente.

didaskalos (enseignant)
Didaskalos est l’équivalent grec de l’hébreu rhabbi et signifie : celui qui enseigne, l’enseignant, le maître. Il est assez fréquent : Mt = 12; Mc = 11; Lc = 17; Jn = 8; Ac = 1. Dans les évangiles, ce titre est presque toujours attribué à Jésus, à l’exception de Lc 2, 46 où il désigne les enseignants au temple que l’enfant Jésus écoute et interroge, Lc 3, 12 où il est attribué à Jean-Baptiste par les publicains, et Jn 3, 10 où il apparaît comme le titre donné à Nicodème par la société juive de l’époque.

Chez Matthieu, ce titre de didaskalos est toujours attribué à Jésus, à l’exception de deux versets où on parle en général des relations maître-serviteur (10, 24-25). Et parmi les 10 occurrences où il désigne Jésus, six sont propres à Matthieu; et ce sont parfois des ajouts qu’il fait à la tradition qu’il soit de Marc (voir par exemple 9, 11 ou 22, 36), soit de la source Q (voir par exemple 8, 19). Ainsi, les relations avec Jésus sont ceux des disciples devant un maître, et c’est comme ça qu’on s’adresse à Jésus dans les évangiles, i.e. non pas en disant « Jésus », mais en disant « maître ».

On reconnaîtra qu’il y a quelque chose d’incongrue à mettre dans la bouche de Jésus une phrase comme celle-ci : « car vous n’avez qu’un maître : moi ». Dans la bouche d’un homme ordinaire, on crierait à la prétention ou à l’autoritarisme. Encore une fois, il faut se replacer vers l’an 80, peut-être à Antioche, où Matthieu s’adresse à sa communauté chrétienne et met dans la bouche de Jésus ce rappel que leur véritable maître est Jésus. Car un certain nombre de chrétiens portaient le titre de didaskalos, si on en croit Luc en Ac 13, 1 :

Il y avait dans l’Église établie à Antioche des prophètes et des enseignants (didaskalos): Barnabé, Syméon appelé Niger, Lucius de Cyrène, Manaën, ami d’enfance d’Hérode le tétrarque, et Saul.

De fait, si on se fit à Paul, un certain nombre de chrétiens jouaient ce rôle (1 Co 12, 28-29), et Paul lui-même, d’après 2 Tm 1, 11 jouait ce rôle. Que conclure? Matthieu nous sert une mise en garde, un peu comme le fait Jacques dans son épitre (3, 1 : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à devenir enseignants (didaskalos). Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement plus sévère ») : ce n’est pas une doctrine personnelle qu’on promeut, mais c’est l’enseignement de celui qui a montré le chemin de vie à travers sa propre mort.

adelphoi (frères)
Le mot adelphos signifie : frère. Il revêt deux grandes significations, frère au sens biologique, et frère au sens spirituel (par exemple, les membres d’une même communauté religieuse ou sociale). Aussi est-il très fréquent : Mt = 39; Mc = 20; Lc = 24; Jn = 14; Ac = 57. Comme les Actes des Apôtres racontent le développement de la communauté chrétienne, on n’est pas surpris de voir le nombre élevé d’occurrences du mot. Mais si on se concentre sur les évangiles, on note que c’est Matthieu qui l’utilise le plus. Et si on va plus loin et qu’on se centre uniquement sur le sens spirituel du mot, les chiffres mettent en lumière davantage les accents de Matthieu : Mt = 17; Mc = 3; Lc = 7; Jn = 2. Voilà le grand centre intérêt de Matthieu, les frères de la communauté chrétienne.

Quand on regroupe ses textes sur les frères chrétiens, on obtient cinq grands thèmes :

  1. La réconciliation avec son frère précède toute action religieuse (5, 22-24)
  2. Avant de juger son frère, il faut d’abord s’examiner soi-même (7, 3-5)
  3. Le véritable frère, c’est celui qui fait la volonté du Père (12, 50)
  4. Il faut savoir pardonner constamment à son frère, sans se lasser (18, 15-35)
  5. Démontrer de la compassion à son frère, c’est démontrer la compassion pour Jésus lui-même (25, 40)

Mentionnons que pour les items ii et iv, Matthieu a puisé dans la source Q, et que pour l’item iii il a recopié la tradition marcienne. Ce qui lui est particulier, c’est l’item i qui se trouve dans le sermon sur la montagne, le discours inaugural de Jésus, et l’item v qui appartient à la grande parabole sur le jugement dernier, le dernier enseignement de Jésus; en d’autres mots, l’enseignement de Jésus commence et se termine avec le thème des frères. Tout cela est voulu par Matthieu. Car son évangile n’a d’autre but que de guider cette communauté avec tout l’héritage issu de Jésus. Et ici au v. 8, c’est le rappel que, vouloir utiliser son titre d’enseignant pour s’élever au dessus des autres, c’est oublier son identité de frère.

v. 9 Et ne vous faites pas appeler "père" sur cette terre, car vous n'avez qu'un père dans le monde de Dieu.

Littéralement : et père (patera) n'appelez de vous sur la terre (gēs), car un est de vous le père, le céleste (ouranios);

patera (père) Comme on peut s’y attendre, le mot patēr (père, ancêtre) est très répandu : Mt = 62; Mc = 18; Lc = 52; Jn = 130; Ac = 34. Mais, tout comme en français, il peut revêtir diverses significations, du père biologique au père spirituel. Quand on parcourt les évangiles-Actes, on peut regrouper ces diverses significations en quatre catégories :

  1. C’est d’abord le titre donné à Dieu par Jésus, repris ensuite par les évangélistes, surtout par Jean : Mt = 44; Mc = 4; Lc = 13; Jn = 113; Ac = 3. Par exemple, « Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père (patēr) qui est dans les cieux » (Mt 15, 16)

  2. Le mot désigne aussi bien évidemment l’engendreur, le père biologique : Mt = 15; Mc = 13; Lc = 26; Jn = 8; Ac = 6. Par exemple, « Mais, apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place d’Hérode son père (patēr), il craignit de s’y rendre; averti en songe, il se retira dans la région de Galilée » (Mt 2, 22)

  3. On emploie aussi le mot, surtout au pluriel, pour désigner les ancêtres d’une nation ou d’une communauté : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 7; Jn = 4; Ac = 22. Par exemple, « Si nous avions vécu du temps de nos pères (patēr), nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes » (Mt 23, 30)

  4. À quelques reprises, il est utilisé dans un sens spirituel pour désigner une personne à la source de son identité personnelle, sociale ou religieuse; chez les Juifs ce sera entre autres Abraham ou David : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 3; Ac = 2. Par exemple, « ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: Nous avons pour père (patēr) Abraham. Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (Mt 3, 9)

On aura remarqué, par les exemples données, que les quatre significations se retrouvent chez Matthieu, si bien que les 62 occurrences du mot peuvent se répartir ainsi : i = 44; ii = 15; iii = 2; iv = 1. Ainsi, c’est avant tout Dieu comme père qui apparaît dans son évangile. Mais qu’en est-il ici au v. 9? Quand Jésus demande de ne pas se faire appeler « père », à quelle signification du mot faut-il se référer? On peut éliminer rapidement i (Dieu père), ii (père biologique), iii (ancêtres). Il resterait donc iv (père spirituel). Y avait-il donc des gens qui tenaient à se faire appeler « père » au sens spirituel?

Tout d’abord, d’après Xavier Léon-Dufour (Dictionnaire du Nouveau Testament : Paris : Seuil, 1979, p. 420), le rabbi était appelé « père » dans le Judaïsme. On imagine que certains d’entre eux profitaient de ce rôle pour se mettre de l’avant sur le plan social. Mais si Matthieu a retravaillé ses sources pour nous donner cette scène, ce n’est certainement pas seulement par désir d’être un bon historien du passé ou de condamner ses confrères juifs; il devait y avoir des situations semblables dans sa propre communauté. Et de fait, on en a un écho à travers la pratique de Paul lui-même :

  • 1 Co 4, 15 « Auriez-vous en effet des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n’avez pas plusieurs pères (patēr); car c’est moi qui, par l’Évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus »
  • Ga 4, 19 « Mes petits enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous »
  • 1 Th 2, 11-12 « Comme un père (patēr) pour ses enfants, vous le savez, nous vous avons, chacun de vous exhortés, encouragés, adjurés de mener une vie digne de Dieu »
  • Phm 10 « La requête est pour mon enfant, que j’ai engendré dans les chaînes, cet Onésime »

Paul donne l’écho d’une pratique dans la communauté chrétienne où l’évangélisateur ou catéchète ou missionnaire pouvait se considérer comme père de la personne qu’il avait engendrée à la foi. Très souvent, ce « père » était celui qui avait été l’initiateur du baptême de son protégé. Mais ce genre d’action a pu facilement dégénérer en conflit de personnalité comme l’épitre aux Corinthiens nous en donne un écho : « J’entends par là que chacun de vous dit: "Moi, je suis à Paul" - "Et moi, à Apollos" - "Et moi, à Céphas" - "Et moi, au Christ." » (1, 12). Tout cela devenait une source de division. Si la situation de Corinthe est un écho de ce qui pouvait se passer ailleurs, alors on comprend la mise en garde : ne vous faites pas appeler "père".

gēs (terre) Le nom est fréquent dans toute la Bible, et particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 43; Mc = 19; Lc = 25; Jn = 13; Ac = 33. En français, la terre renvoie à différentes réalités, comme l’humus où on cultive les légumes ou la planète qui circule dans l’espace. Il en est de même dans le langage grec des évangiles-Actes. Mentionnons cinq significations différentes.

  1. La terre par opposition au ciel, et donc le monde des hommes dans son rapport au monde de Dieu. Exemple : « En ce temps-là Jésus prit la parole et dit: "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre (), d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25)

  2. La terre désigne notre planète, le milieu de vie de l’humanité, et pourrait être remplacée par « le monde ». Exemple : « "Vous êtes le sel de la terre (). Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens » (Mt 5, 13)

  3. La terre fait référence à un territoire politique, et pourrait être remplacée par pays ou par contrée. Exemple : « Il (Joseph) se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et rentra dans la terre () d’Israël » (Mt 2, 21)

  4. La terre constitue le sol sur lequel on marche, cette terre ferme par opposition au fait d’être sur l’eau ou dans les airs. Exemple : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un as? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol () à l’insu de votre Père! » (Mt 10, 29)

  5. Enfin, la terre est cet humus, ce sol fertile qu’on ensemence et où poussent fruits et légumes. Exemple : « Et celui qui a été semé dans la bonne terre (), c’est celui qui entend la Parole et la comprend: celui-là porte du fruit et produit tantôt cent, tantôt 60, tantôt 30. » (Mt 13, 23)

Comme on peut le constater par nos exemples, les cinq catégories se retrouvent chez Matthieu dans la fréquence suivante : i = 15; ii = 9; iii = 9; iv = 6; v = 4. Dans l’ensemble, on peut dire que Matthieu est un homme qui a « les pieds sur terre ». Non seulement, il est celui qui a recours plus que les autres au terme , mais sur ses 43 occurrences, 31 lui sont uniques (i.e. il a soit ajouté le mot à ses sources, soit le mot lui vient d’une source propre). Par exemple, alors que Marc écrit : « Bon est le sel » (9, 50), Matthieu reprend ainsi son texte : « Vous êtes le sel de la terre ». Alors que Luc puise dans la source Q pour écrire : « Et pas un d’eux (les moineaux) n’est oublié devant Dieu » (Lc 12, 6), Matthieu puise à cette même source pour écrire : « Et pas un d’eux ne tombe sur la terre sans votre Père ». Vraiment, Matthieu tient à mentionner la terre.

Qu’en est-il de notre verset 9 : « ne vous faites pas appeler "père" sur cette terre »? Il est clair qu’il faut comprendre terre en relation avec le ciel, car la fin de la phrase fait référence au Père du ciel. Cela signifie qu’on ne peut comprendre cette terre que dans un cadre où le ciel, i.e. le monde de Dieu, joue un rôle prédominant; notre monde prend sa signification par rapport à celui de Dieu. Dans ce cas, la véritable paternité ne relève que de Dieu seul. Nous sommes au même niveau que la réponse de Jésus sur le bon : « Pourquoi m’interroges-tu sur le bon? Unique est le bon » (Mt 19, 17).

Textes avec le nom chez Matthieu
ouranios (céleste) Ouranios (céleste) est un adjectif utilisé comme substantif avec l’article « le ». On le retrouve presqu’uniquement chez Matthieu (Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 1), et chez ce dernier il accompagne toujours « Père » (5, 48; 6, 14.28.32; 15, 13; 18, 35; 23, 9); Luc parle plutôt de « l’armée céleste » dans son évangile (2, 13), et de « vision céleste » dans les Actes des Apôtres (26, 19). Pour bien comprendre la signification de ouranios, il faut analyser le nom ouranos (ciel).

Comme on s’en doute, ouranos est un mot fréquent : Mt = 82; Mc = 18; Lc = 36; Jn = 18; Ac = 26. Et on ne sera pas surpris de constater que les occurrences les plus élevées se trouvent chez le Juif Matthieu : car le ciel était chez les Juifs une façon de désigner Dieu tout en évitant de prononcer le nom ineffable. C’est ainsi que sur les 82 occurrences de Matthieu, plus de la moitié (44) sert à dire soit : Royaume des Cieux, soit : Père qui est dans les cieux. Cela amène la question du singulier et du pluriel. Voici des statistiques sur le singulier/pluriel : Mt = 26/56; Mc = 13/5; Lc = 32/4; Jn = 18/0; Ac = 25/1. Pour démêler le singulier et le pluriel, il vaut mieux se tourner vers Matthieu qui, selon son habitude, a une approche systématique et logique.

Chez Matthieu, quand ouranos entend désigner le monde de Dieu en soi, il est toujours au pluriel. C’est comme si le monde de Dieu était perçu en différentes strates ou différents univers, et cet univers pluriel formait Dieu. C’est ainsi que le ciel, lorsqu’il est l’attribut de « royaume », est toujours au pluriel : « royaume des cieux ». Notons que les 33 occurrences du « royaume des cieux » dans son évangile lui sont propres : c’est sa signature; aucun autre évangéliste n’utilise cette expression. Et de manière systématique, chaque fois qu’il rencontre l’expression « royaume de Dieu » dans ses sources, il le transforme en « royaume des cieux ». Par exemple, quand Marc écrit : « Le royaume de Dieu est proche » (1, 15), Matthieu reprend la phrase pour écrire plutôt : « Le royaume des Cieux est proche (4, 17). Quand Luc utilise la source Q pour écrire : « Heureux les pauvres, car vôtre est le royaume de Dieu » (6, 20), Matthieu reprend cette tradition pour écrire plutôt : « Heureux les pauvres en esprit, car à eux est le royaume des cieux » (5, 3). Pour Matthieu, c’est respecter la sensibilité juive qui refuse de prononcer le nom de Dieu.

Parfois, ouranos est au pluriel, même s’il n’est pas l’attribut de royaume (23 fois). Il a la même signification : désigner le monde de Dieu. La plupart du temps, il est utilisé dans l’expression « Père des cieux », mais on le rencontre aussi seul (« voici que les cieux s’ouvrirent », 3, 16) pour indiquer que le monde de Dieu est intervenu dans le monde humain, (« quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié », 16, 19), pour décrire ce qui se passe dans le monde de Dieu, (« Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux », 24, 36), pour décrire les personnages du monde de Dieu. Notons qu’il y a une exception à ce que nous venons de dire : « Et il enverra ses anges avec une trompette sonore, pour rassembler ses élus des quatre vents, des extrémités des cieux à leurs extrémités » (24, 31); clairement, il ne s’agit plus du monde de Dieu, mais il faut probablement imaginer que chaque extrémité de la terre, vue comme un carré à quatre côtés, avait son propre ciel, et donc nous étions devant un total de quatre cieux, d’où le pluriel.

Autrement, ouranos est au singulier chez Matthieu (26 fois sur 82). On peut regrouper ces occurrences en trois catégories.

  1. Ouranos est au singulier quand il est couplé avec terre pour désigner les deux composantes de l’univers. Par exemple, « Que ton Règne vienne, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (6, 10) (11 fois)
  2. Ouranos est au singulier quand il désigne l’espace au-dessus du sol (par exemple, « Regardez les oiseaux du ciel », 6, 26), ou le firmament (par exemple, « Au crépuscule vous dites: Il va faire beau temps, car le ciel est rouge feu », 16, 2) (12 fois)
  3. Ouranos est au singulier quand il désigne la limite qui sépare la terre du monde de Dieu, ou encore fait référence à cet autre univers qui appartient à Dieu (par exemple, « Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel? Jusqu’à l’Hadès tu descendras », 11, 23) (3 fois)

Nous pouvons maintenant revenir au v. 9 et à l’expression : le père, le céleste. C’est ici pour Matthieu le synonyme de « Père qui est dans les cieux » qu’il utilise 13 fois dans son évangile. Comme nous l’avons vu, les cieux, au pluriel, entend désigner le monde de Dieu sans prononcer le nom ineffable. Voilà pourquoi nous avons opté pour la traduction : « vous n’avez qu’un Père dans le monde de Dieu ».

v. 10 Ne vous faites pas appeler "leaders", car vous n'avez qu'un seul leader, le Christ.

Littéralement : ne vous faites pas appelés non plus guides (kathēgētai), puisque guide de vous il est un, le oint (Christos);

kathēgētai (guides) Kathēgētēs est un nom qui signifie : enseignant, maître, professeur, guide. Il serait dérivé du verbe kathēgeomai : marcher devant, mener. Malheureusement, on ne peut approfondir davantage sa signification, car le mot n’apparaît qu’ici dans toute la Bible : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Il est donc difficile de trouver des exemples de gens qui se déclaraient « leader » ou « chef », soit dans le milieu juif, soit dans les premières communautés chrétiennes. Les diverses traductions de la Bible optent pour « docteur », « directeur », « maître », « chef », « guide ». L’idée est la même : on fait référence à quelqu’un qui marche devant et indique la direction. Aussi avons-nous opté pour « leader », un terme contemporain bien connu.

Christos (oint)
Le mot christos signifie : celui qui a été oint, i.e. une onction physique ou spirituelle. La Septante a traduit ainsi le mot hébreu : māšîaḥ, qui en araméen se disait : měšîḥâ’. Notons que l’évangéliste Jean traduit à deux reprises le terme araméen par le terme grec : messias (1, 4; 4, 25), d’où notre mot : messie. Sur ce terme, on pourra se référer au Glossaire ou à R.E. Brown. Résumons les grandes lignes.

À partir de Salomon (10e siècle), fils de David, on oindra le roi d’huile lors de son intronisation, un signe de son élection et son adoption par Dieu qui lui assurait la victoire contre ses ennemis et une dynastie éternelle. Quand les rois ne seront plus de la descendance de David, on se mettra à espérer, du moins en Juda, un retour de cette lignée, un roi terrestre, un oint, qui dirigera son peuple avec justice. Au cours du ministère de Jésus, il est plausible que certains de ses disciples l’aient considéré comme le roi promis de la maison de David, l’oint appelé à régner sur le peuple de Dieu. De même, il est très probable que les opposants à Jésus aient interprété ses paroles ou celles de ses disciples comme une prétention à la messianité, ce qui a contribué à l’accusation pour qu’il soit crucifié comme « roi des Juifs ». Par contre, il est peu probable que Jésus aurait prétendu être le messie : on chercherait en vain des textes démontrant que Jésus savait qu’il était le messie, mais se serait retenu de l’exprimer pour laisser toute la place à Dieu; sa réponse sur la question est plutôt ambivalente, ne l’affirmant ni ne la niant, sans doute en raison d’abord de sa conception de ce qu’il devait faire, et ensuite du fait qu’il laissait dans les mains de Dieu la manifestation de son vrai rôle. Mais ce qui est clair, si on se fie à Actes des Apôtres 2, 36 ("Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude: Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié."), c’est par sa résurrection et son exaltation que Jésus, appelé jusque là « Nazaréen », devient oint, christ ou messie. Dès lors, ce titre de christos devient le plus important et même son nom propre. C’est le reflet de l’idéologie royale qui colorait le titre de christ et avait cours à Jérusalem, où le mot christ évoque soit le roi David, soit les diverses fonctions du roi, comme celui de berger, guide et sauveur de son peuple, ou l’élu de Dieu.

Qu’en est-il de Matthieu? S’il n’est pas celui qui a le plus recours à ce mot, il n’en reste pas qu’il est très important chez lui : Mt = 16; Mc = 7; Lc = 12; Jn = 19; Ac = 25. En effet, sur les 16 occurrences dans son évangile, 12 lui sont propres. Et surtout, il insiste pour faire du titre de christos un enjeu central. Donnons des exemples.

  • Lors du procès devant Pilate, Marc écrit : « Or Pilate leur répondit en disant : "Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs?" » (15, 9), alors que Matthieu reprend cette phrase en écrivant : « Pilate leur dit : "Qui voulez-vous que je vous relâche : Jésus Barrabas ou Jésus, qui est dit Christ?" » (27, 17); il fera la même chose au v. 22, alors qu’il reprend Mc 15, 12. Pour un Juif, voilà la question : est-il oui ou non le messie? Quand Paul parcourra les synagogues, c’est pour démontrer que Jésus est vraiment le messie.

  • Quand Marc rapporte la scène de maltraitance à l’égard de Jésus, il écrit : « Et quelques commencèrent à cracher sur lui... et à lui dire : "Fais le prophète!" » (14, 65), Matthieu pour sa part reprend cette scène en écrivant : « Alors ils lui crachèrent au visage... disant : "Fais-nous le prophète, Christ!" » (26, 67-68); voilà l’enjeu.

  • Quand Marc présente le discours eschatologique de Jésus, il met dans la bouche de Jésus cette phrase : « Beaucoup viendront en mon nom disant que : ’C’est moi’, et ils en égareront beaucoup » (13, 6), Matthieu reprend cette phrase en écrivant plutôt : « Car beaucoup viendront en mon nom, disant : ’C’est moi le Christ,’ et ils en égareront beaucoup » (24, 5). Encore une fois, par souci de clarté, il clarifie l’enjeu : l’identité du véritable messie.

  • Quand Marc raconte la scène de la confession de Pierre (« Tu es le Christ »), il écrit : « Et il leur enjoignit qu’ils ne parlent à personne de lui » (8, 30). Encore une fois, Matthieu apporte des précisions lorsqu’il recopie la scène : « Alors il recommanda aux disciples qu’ils ne disent à personne qu’il est le Christ » (16, 20); le secret dont il s’agit n’est pas n’importe quoi, mais sa messianité.

C’est ainsi que, sur les 16 occurrences, 8 constituent le nom propre de Jésus, sans qu’on lui associe quoi que ce soit d’autre (par exemple, « Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ », 11, 2). Et c’est ce que nous avons ici au v. 10 : « car vous n’avez qu’un seul leader, le Christ ». Avec tout ce qu’on affirmé plus tôt, il est difficile de croire que Jésus ait parlé ainsi de lui-même comme « le Christ » (il a plutôt parlé de lui comme du « fils de l’homme »). Nous sommes devant un titre utilisé par les premiers chrétiens, et ainsi Matthieu se trouve à dire : seul ce descendant du roi David, le messie promis, le oint de Dieu, peut porter le titre de leader dans les communautés chrétiennes. Autrement, vous usurpez ce titre.

v. 11 Que le plus important parmi vous devienne votre serviteur,

Littéralement : puis, le plus grand (meizōn) de vous il sera de vous serviteur (diakonos);

meizōn (le plus grand) Meizōn est l’adjectif comparatif de megas (grand). On le retrouve dispersé dans les évangiles : Mt = 10; Mc = 3; Lc = 7; Jn = 13; Ac = 0. La question sur le plus grand peut nous apparaître manquer de hauteur spirituelle. Mais si on observe la fréquence où elle revient dans les évangiles, il semble que ce soit une question qui ait préoccupé les premières communautés chrétiennes. Regardons de plus près certaines affirmations de Matthieu.

  • 5, 19 « Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux; au contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux »
  • 11, 11 « En vérité je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’en a pas surgi de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui »
  • 12, 6 « Or, je vous le dis, il y a ici plus grand que le Temple »
  • 18, 1.4 « A ce moment les disciples s’approchèrent de Jésus et dirent: "Qui donc est le plus grand dans le Royaume des Cieux?"... Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des Cieux »
  • 19, 29-30 « Et quiconque aura laissé maisons, frères, soeurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers, et de derniers seront premiers. »
  • 20, 26-27 « Il n’en doit pas être ainsi parmi vous: au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous, sera votre esclave »

Dans l’univers de Matthieu, qui nous présente l’univers de Jésus, il y a en quelque sorte une hiérarchie. Qui est au sommet dans le royaume de Dieu? C’est celui qui exécute et enseigne tous les préceptes de la Loi (5, 9). C’est aussi celui qui se fait petit comme un enfant (18, 4). C’est celui qui se fait serviteur et esclave des autres (20, 26-27). C’est celui qui accepte de perdre maisons, frères, soeurs, père, mère, enfants ou champs (19, 29-30). Et en même, le chrétien au bas de l’échelle est plus grand que tout non chrétien (11, 11; 12, 6).

Dans ce cadre, on comprend bien que ceux qui ne mettent pas en pratique ce qu’ils enseignent, qui veulent les premières places et être salués sur la place publique, veulent être appelés maître, père, ou leader n’ont pas leur place dans la communauté chrétienne.

diakonos (serviteur) Même si les évangiles semblent souvent promouvoir l’esprit de service, le mot diakonos (serviteur) n’est pas si fréquent : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 3; Ac = 0. Sur les trois occurrences de Matthieu, deux sont une reprise de Marc 10, 43.

MtMc
20, 26 Mais qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur
23 11 Mais le plus grand de vous sera votre serviteur
10, 43 Mais qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur

Ce qui nous laisse seulement avec Mt 22, 15 (les serviteurs dans la parabole du roi qui invite à un festin pour son fils) comme mention propre. Si on élargit le champ d’analyse pour inclure le verbe diakoneō (servir), on obtient plus d’exemples de ce que Matthieu entend par le service. Encore une fois, on trouve seulement deux occurrences qui sont propres à Matthieu : prendre soin des affamés ou assoiffés, étrangers ou gens nus, malades ou prisonniers dans la parabole sur le jugement dernier (25, 44), et la référence aux femmes qui s’occupaient de Jésus depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem (27, 55). Ces deux occurrences sont probablement le reflet de ce que Matthieu entend par devenir le serviteur de quelqu’un : en prendre soin.

v. 12 car celui qui cherchera à être important sera ignoré, celui qu'on ignore deviendra important.

Littéralement : puis, celui, qui s'élèvera (hypsōsei) lui-même, sera abaissé (tapeinōthēsetai), et celui, qui s'abaisse lui-même, sera élevé.

hypsōsei (s'élèvera)
Le verbe hypsoō est assez rare : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 5; Ac = 3. Il signifie : élever, exalter. Ce qui est fondamental, c’est de déterminer le sujet du verbe. En effet, selon les évangiles-Actes, Dieu seul peut élever la personne humaine : « Il (Dieu) a renversé les potentats de leurs trônes et élevé (hypsoō) les humbles » (Lc 1, 52); ce fut même le cas pour Jésus : « C’est lui (Jésus) que Dieu a exalté (hypsoō) par sa droite, le faisant Chef et Sauveur, afin d’accorder par lui à Israël la repentance et la rémission des péchés » (Ac 5, 31). Le problème survient quand c’est l’être humain lui-même qui entend s’élever.

Chez Matthieu, les trois occurrences proviennent de la source Q que connait également Luc. Il y a d’abord l’expression de la déception face à certaines villes de Galilée qui n’ont pas eu foi en Jésus : « Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel? Jusqu’à l’Hadès tu descendras » (Mt 11, 23 || Lc 10, 15); l’élévation fait référence au jugement de Dieu qui aurait été favorable si ces villes avaient accueilli le message de Jésus. Et il y a les deux occurrences dans notre v. 12, qui proviennent également de la source Q que Luc reprend à deux reprises (Mt 23, 12 || Lc 14, 11; 18, 14: « qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé »). Chez Luc, le contexte est d’abord celui d’un banquet où les gens recherchent les premières places, puis il est celui de la prière au temple du Pharisien et du Publicain où l’un rend grâce de sa perfection, l’autre demande à Dieu de prendre pitié du pécheur qu’il est. Chez Matthieu, le contexte est celui des lettrés qui veulent être bien vus en société. Que ce soit chez Luc ou chez Matthieu, nous sommes devant des gens qui cherchent à être importants selon les critères humains, et donc veulent s’élever eux-mêmes.

tapeinōthēsetai (sera abaissé) Le verbe tapeinoō est l’opposé de ce hypsoō que nous venons de voir, et signifie : abaisser, humilier, amoindrir, vivre dans le dénuement, réduire. Sa fréquence est similaire, mais encore plus réduite : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 1. Sur ce total de 9 occurrences, 6 servent à dire : qui s’élèvera sera abaissé, et qui s’abaissera sera élevé (Lc 14, 11; 18, 14 ; Mt 23, 12). Mais il vaut ici la peine de souligner un point important de la théologie de Matthieu. Pour ce faire, comparons comment il reprend le récit de Marc sur Jésus et les enfants.

Mc 9Mt 18
33 Et ils vinrent à Capharnaüm et, arrivé à la maison, il les interrogeait : « (Sur) quoi faisiez-vous des réflexions en route? » 34 Or eux se taisaient, car entre eux ils avaient discuté en route (pour savoir) qui (est) le plus grand.1 À cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus, disant : « Qui donc est le plus grand dans le royaume des Cieux? »
35 Et, s’étant assis, il appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être premier il sera dernier de tous et serviteur de sous »
36 Et prenant un petit enfant il le plaça au milieu d’eux et, l’ayant embrassé, leur dit :2 Et appelant à (lui) un petit enfant il le plaça au milieu d’eux 3 et dit :
En vérité je vous (le) dis : si vous ne changez et ne devenez comme les petits enfants vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux.
4 Quiconque donc s’abaissera (tapeinoō) comme ce petit enfant celui-ci est le plus grand dans le royaume des cieux.
37 Qui accueillerait un de ces tels petits enfants en mon nom m’accueille;5 Et qui accueillerait un tel petit enfant en mon nom m’accueille. »

Marc et Matthieu posent la même question : « Qui est le plus grand? » Marc apporte deux réponses : d’abord, celui qui sera grand ou premier, c’est celui qui est dernier; en d’autres mots, ceux qui apparaissent sans valeur aux yeux des humains, ce sont ceux qui ont la plus grande valeur aux yeux de Dieu. Ensuite, de manière logique, Marc introduit les enfants qui, dans l’Antiquité, n’avaient aucune valeur sociale, pour affirmer qu’accueillir un de ces êtres sans valeur sociale, parce qu’ils sont à l’image de Jésus, c’est accueillir Jésus lui-même. Marc renverse donc notre échelle des valeurs. Que fait Matthieu? Sa réponse à la question principale, contrairement à Marc, va tout de suite vers les enfants : « vous devez changer et devenir comme des enfants ». En d’autres mots, le chrétien doit s’abaisser (tapeinoō) comme un enfant, i.e. doit accepter de perdre sa valeur sociale, et c’est ensuite que vient la deuxième partie de la réponse : ayant accepté de perdre sa valeur sociale, il sera en mesure d’accueillir les autres qui n’ont pas de valeur sociale, par exemple un enfant. Matthieu a introduit une suite plus logique que Marc.

Mais ce qu’il y a de plus important chez Matthieu, c’est qu’il y a une démarche à faire, dont ne parlait pas Marc : il faut apprendre à s’humilier, à s’abaisser, à renoncer à son statut social. C’est d’ailleurs ce qu’il avait mis dans la bouche de Jésus dans le Sermon sur la montagne : « Heureux les pauvres en esprit » (5, 3), i.e. ceux qui ont renoncé à être important sur le plan social. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter notre v. 10 où Jésus fustige les scribes et les Pharisiens, eux qui cherchent à être importants aux yeux de la société : ils font fausse route, car seul compte le regard de Dieu, pas ceux des gens de la société. Voilà pourquoi nous avons traduit hypsoō par « être important », et tapeinoō par « être ignoré ». Car tous, qui que nous soyons, avons besoin d’être important pour quelqu’un. Les lettrés, selon Matthieu, font cette quête auprès de la société, alors qu’ils devraient le faire auprès de Dieu; ils auraient dû accepter d’être ignorés des hommes, pour être importants aux yeux de Dieu.

  1. Analyse de la structure du récit

    Introduction - destinataires du discours de Jésus : les foules et les disciples v. 1

    1. Affirmation sur la situation actuelle : les spécialistes de la Bible (scribes et Pharisiens) jouent actuellement le rôle d’enseignant de Moïse v. 2
    2. Directive sur la façon de réagir à cette situation v. 3-7
      1. Il faut mettre en pratique et observer ce qu’ils disent v. 3a
      2. Mais il ne faut pas imiter leurs actions pour les raisons suivantes v. 3b
        1. ils écrasent les gens d’obligations qu’ils ne respectent même pas eux-mêmes v. 4
        2. la motivation de leurs actions est leur propre réputation, par exemple v. 5
          • pour avoir l’air plus fervent que les autres, ils grossissent leurs signes de piété et allongent les houppes religieuses
        3. ils recherchent tout ce qui les fait paraître grands, par exemple v. 6-7
          • les premières places dans les banquets v. 6a
          • les places d’honneur à la synagogue v. 6b
          • les courbettes sur la place publique v. 7a
          • être appelés « maître » v. 7b

    3. Directive sur le comportement chrétien v. 8-10
      1. Ne vous faîtes pas appeler « maître » pour les raisons suivantes : v. 8
        • vous n’avez qu’un maître (Jésus)
        • vous êtes sur un pied d’égalité en étant frères les uns des autres
      2. Ne vous faîtes pas appeler « père » pour la raison suivante : v. 9
        • Dieu seul est vraiment votre Père
      3. Ne vous faîtes pas appeler « leader » pour la raison suivante : v. 10
        • Votre seul vrai « leader » est le Christ

    Conclusion : le renversement des valeurs v. 11-12
    • Que le plus important parmi vous devienne votre serviteur v. 11
    • En effet, quiconque cherchera à être important sera ignoré, et quiconque qu’on ignore deviendra important v. 12

    Cette structure révèle que le but de Matthieu est de présenter ce que doit être le comportement chrétien, et il le fait en donnant d’abord un contre exemple : il décrit le comportement des scribes et des Pharisiens pour indiquer ce que le chrétien ne doit pas faire. Ainsi, le chrétien doit fuir la recherche d’être grand et d’avoir une grande réputation. Mais il doit aussi éviter d’écraser les gens d’obligations quand on n’est même pas capable de les accomplir soi-même. Dans tout cela, il y a un appel à l’authenticité et à l’intégrité. Il reste un point qui étonne : pourquoi demander aux disciples de faire tout ce que ces lettrés hautains et prétentieux demandent? Sans doute, pour Matthieu, le message de la Bible est plus grand que ses messagers.

  2. Analyse du contexte

    Procédons en deux étapes, d’abord en considérant un plan possible de l’ensemble de l’évangile et en observant où se situe notre passage dans ce grand plan, ensuite en considérant le contexte immédiat de notre récit, i.e. ce qui précède et ce qui suit.

    1. Contexte de l’ensemble de l’évangile selon Matthieu

      Établir quel plan Matthieu avait en tête en composant son évangile relève de la conjecture. Tout d’abord, en avait-il un précis? De manière générale, il suit la séquence de Marc qui commence en Galilée où se déroule la presque totalité du ministère de Jésus, et se termine à Jérusalem dans un affrontement final avec les autorités juives, là où il subira un procès juif et romain et mourra crucifié.

      Mais Matthieu nous donne un certain nombre d’indices qui nous permettent de faire un certain découpage. Il y a d’abord les deux premiers chapitres du récit de l’enfance de Jésus qui représentent de manière anticipée ce que sera la vie de Jésus, fils de David, l’Emmanuel, i.e. Dieu avec nous, rejeté par les Juifs à travers la figure d’Hérode qui veut le tuer, reçu par les païens à travers la figure des mages d’Orient, revivant le destin du peuple élu à travers le séjour en Égypte. On peut considérer ces deux chapitres comme un prologue à l’évangile.

      Au ch. 3, à travers la prédication de Jean Baptiste, nous avons une introduction à Jésus qui est revêtu de l’Esprit Saint, prêt pour sa mission.

      La section qui s’étend du ch. 4 au ch. 27 peut être divisée assez clairement en deux sections distinctes en utilisant la situation de Jean Baptiste. En 4, 12, Marc écrit : « Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée. Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm ». La mise en prison de Jean-Baptiste est l’occasion pour Jésus de voler de ses propres ailes, d’amorcer sa prédication, de se choisir des disciples. Cette première section semble se terminer en 13, 58 alors que Jésus prêche dans sa patrie et que l’évangéliste conclut : « Et là, il ne fit pas beaucoup de miracles, parce qu’ils ne croyaient pas ». En 14, 1, l’évangéliste annonce une nouvelle section avec la formule : « En ce temps-là » et décrivant la mort de Jean-Baptise, figure du sort qui attend Jésus. Et de fait, cette deuxième section est marquée par l’ombre des souffrances (16, 21 « À partir de ce moment, Jésus christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup... ») et de la mort qui attendent Jésus avec les trois annonces de la passion. C’est une section centrée dans un premier temps sur les disciples et sur l’ouverture des païens à travers la figure de la Cananéenne, avant l’affrontement final avec les autorités juives.

      La première section (4, 1 – 13, 58) met d’abord l’accent la mission de Jésus avec sa préparation à travers l’épreuve du désert (4, 1-11), sa prédication initiale (4, 12-17) et le choix des premiers disciples (4, 18-22), que termine un sommaire (4, 23-25). Puis vient la présentation de son programme sur la montagne, et de son action qui accompagne sa parole à travers le regroupement de dix miracles (5, 1 – 9, 38) : Jésus se montre puissant en parole et en action. Et il délègue cette mission aux disciples qui devront faire la même chose (10, 1 – 11, 1). Tout cela déclenche une période où il faut prendre position par rapport à sa personne et à son enseignement, où il faut savoir reconnaître les signes (11, 2 – 13, 58).

      La deuxième section (14, 1 – 27, 66) est marquée par l’ombre de la mort de Jésus, amorcée par la mort de Jean baptiste lui-même. La première section s’est terminée sur un constat d’échec, alors Jésus se concentre maintenant sur ses disciples, les prépare à sa disparition. Les symboles eucharistiques affleurent avec les deux multiplications des pains (ch. 14 et 15), l’arrivée des païens est annoncée avec le récit de la Cananéenne (ch. 15), et la perspective de sa mort prochaine qui scande toute cette section, tout comme de sa résurrection à travers le récit de la transfiguration (ch. 17). C’est l’occasion pour Jésus d’expliquer comment les disciples devront vivre ensemble (ch. 18). Puis, c’est la confrontation finale où on lui tend constamment des pièges et où Jésus dénonce l’hypocrisie des Pharisiens (ch. 21 – 23). Enfin, Jésus offre un dernier discours concernant la venue du Fils de l’homme et quels seront les critères du jugement, i.e. la compassion (ch. 24 – 25), avant de garder un silence presque complet lors de son procès juif et de son procès romain (ch. 26 – 27).

      La conclusion du ch. 28 est centrée sur l’expérience de la résurrection de Jésus et l’envoi en mission des disciples vers le monde entier.

      L’une des caractéristiques de l’évangile selon Matthieu est de nous présenter cinq discours ou catéchèses bien délimités : l’enseignement sur la montagne (de 5, 1 « À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui... il les enseignait » à 7, 28-29 « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions... »; l’enseignement sur la mission (de 10, 1 « Ayant fait venir ses douze disciples... Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes... » à 11, 1 « Or, quand Jésus eut achevé de donner ces instructions à ses douze disciples... »; l’enseignement en paraboles (de 13, 1 « En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s’assit au bord de la mer... il leur dit beaucoup de choses en paraboles... » à 13, 51-52 « Avez-vous compris tout cela?... »; l’enseignement sur la vie fraternelle (de 18, 1 « À cette heure-là, les disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : "Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux? " » à 19, 1 « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions... »); l’enseignement eschatologique (de 24, 3 « Comme il était assis, au mont des Oliviers, les disciples s’avancèrent à l’écart, et lui dirent : "Dis-nous quand cela arrivera"... » à 26, 1 « Or, quand Jésus eut achevé toutes ses instruction »).

      Toutes ces considérations sur un plan possible de l’évangile selon Matthieu peuvent être représentées par le tableau suivant.

    2. Contexte immédiat

      Quand on regarde ce contexte général, on observe que Mt 23, 1-12 appartient à la section des derniers affrontements de Jésus. Cette section est inaugurée avec l’arrivée triomphale de Jésus à Jérusalem où on l’acclame comme messie-prophète sur son ânesse au cri : « Hosanna au fils de David! ». Considérons la suite, en mettant l’accent sur l’action de Jésus et la réaction juive.

      Intervention de JésusRéaction des autorités juives
      21, 1-11 Jésus chasse les vendeurs du temple, puis guérit des aveugles et des boiteux qui crient par la suite « Hosanna au fils de David!Les grands prêtres et les scribes s’indignent
      21, 12-22 Jésus est déçu du figuier qui ne produit pas de fruit et prédit qu’il n’en produira plus jamais
      21, 23-24 Jésus enseigne au templeLes grands prêtres et les anciens lui demandent par quelle autorité il fait cela
      21, 25-27 Jésus leur demande de prendre position sur le baptême de Jean : vient-il de Dieu?Ils refusent de se prononcer
      21, 28-32 Jésus raconte la parabole des deux fils, où l’un, après avoir dit « non », finit par faire ce que demande son père, alors que l’autre dit « oui », mais ne fait rien, et conclut en reprochant aux grands prêtres et aux anciens de ne pas avoir cru même après avoir vu la conversion des prostituées et des percepteurs d’impôt
      21, 33-46 Jésus raconte la parabole des vignerons qui se révoltent contre leur propriétaire, au point d’assassiner son fils, et conclut que le royaume de Dieu sera enlevé au peuple juif et donné à un peuple qui saura produire du fruitLes grands prêtres et les Pharisiens cherchent à arrêter Jésus, mais ils ont peur de la foule
      22, 1-22 Jésus raconte la parabole du roi qui, après avoir invité des gens pour les noces de son fils et avoir essuyé un refus général si fort que même certains messager sont tués, réplique en jugeant les assassins et éliminant leurs villes; puis, après avoir invité n’importe qui au repas qui est prêt, et avoir été confronté à un invité sans l’habit approprié, le met immédiatement à la porte. Et Jésus conclut : la multitude est appelée, mais peu sont élus.Les Pharisiens tiennent conseil afin de prendre au piège Jésus en le faisant parler et lui envoient certains de leurs disciples avec les Hérodiens avec la question : « Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ». Quand ils se font répondre : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est Dieu », ils sont étonnés et ne peuvent répondre.
      22, 23 – 40 Jésus répond aux Sadducéens, (pour qui la résurrection des morts n’a aucun sens, avec l’exemple d’une femme qui a eu plusieurs maris légitimes selon la loi et pour qui il sera impossible de déterminer son mari dans l’au-delà) en disant : dans l’au-delà, il n’y plus de relation homme-femme, mais cet au-delà existe bel et bien, car Dieu s’est déclaré le Dieu des vivants.Alors, l’un des Pharisiens, ces ennemis des Sadducéens, posent à son tour une question à Jésus, pour le prendre au piège, à propos du plus grand commandement de la loi, pour se faire répondre par l’amour de Dieu et du prochain.
      22, 41-46 À son tour, Jésus, comme un bon rabbin, pose une question difficile aux Pharisiens, en assumant la vision juive que les psaumes ont été écrits par David et que le Psaume 110 concerne l’intronisation du messie, fils de David : comment le messie peut-il être son fils, alors qu’il lui donne au v. 1 le titre de Seigneur? En d’autres mots, un père ne peut pas appeler son fils : Seigneur.Personne n’est capable de répondre et on cesse de l’interroger.

      Si on prête attention à la colonne de droite, on note ainsi les diverses réactions :

      • Les grands prêtres et les scribes s’indignent de ce qui se passe
      • Les grands prêtres et les anciens mettent en question l’autorité de Jésus
      • Ils refusent de se compromettre
      • Les grands prêtres et les Pharisiens cherchent à arrêter Jésus
      • Les Pharisiens et les Hérodiens interrogent Jésus pour le prendre au piège
      • Les Pharisiens prennent le relais des Sadducéens pour lui poser une autre question piège
      • Quand Jésus prend l’initiative d’une question piège, tout le monde se sait, et le dialogue est définitivement interrompu

      Ainsi, on se retrouve devant un dialogue de sourd. L’opposition juive va croissante jusqu’à la rupture finale. Du côté de Jésus, ses paraboles expriment la déception profonde devant tout ce qui a été confié à son peuple et les invitations lancées, qui n’ont pas reçus de réponse adéquate. Le figuier desséché est à l’image des autorités juives. Pour le Jésus de Matthieu, il ne reste plus que le jugement de Dieu. C’est dans ce contexte que s’amorce notre texte 23, 1-12.

      Examinons brièvement le contexte qui suit (23, 13-39). C’est une longue litanie de plainte sur les scribes et Pharisiens (23, 13-35)

      • Malheureux êtes-vous... vous n’entrerez pas dans le royaume... et vous barrez la porte aux autres
      • Malheureux êtes-vous... vous faîtes du prosélytisme, mais rendez les gens pires qu’avant
      • Malheureux êtes-vous... votre casuistique et votre légalisme est totalement stupide
      • Malheureux êtes-vous... vous versez la dîme surtout, mais oubliez la justice, la miséricorde et la bonne foi
      • Malheureux êtes-vous... qui purifiez l’extérieur des choses comme les plats et les ustensiles, alors que votre intérieure est pourrie
      • Malheureux êtes-vous... qui avez une belle apparence extérieure, mais à l’intérieur vous êtes des cadavres
      • Malheureux êtes-vous... qui bâtissez des monuments aux prophètes, alors que vous êtes les fils de ceux qui les ont tués

      Suit alors la conclusion, qui est une forme de jugement (23, 36-38)

      • Tout le sang versé dans le passé dans l’assassinat des justes retombera sur la génération présente
      • Jésus lance une dernière plainte sur Jérusalem dont il a voulu rassembler les enfants et qui n’a pas voulu, entraînant la désertion de son temple et sa destruction, et la mort de Jésus lui-même.

      C’est donc une page très triste et très dure qui se termine. Mais on aura remarqué que, alors que Jésus s’adresse aux disciples et à la foule dans notre texte 23, 1-12, à partir du v. 13 le discours s’adresse soudainement et sans avertissement aux scribes et aux Pharisiens : Malheureux êtes-vous... Ainsi, notre texte apparaît comme une forme de testament aux disciples, avant sa mort, même si ce testament prend la forme d’une invitation à ne pas imiter certains comportements.

  3. Analyse des parallèles

    N.B. L’analyse des parallèles assume la théorie des deux sources, i.e. l’évangile selon Marc est le premier évangile, Luc et Matthieu avaient sous leurs yeux une version de l’évangile selon Marc, et une version d’une source que tous les deux connaissaient, appelée source Q.

    Les mots ou parties de mots qu’ont en commun Marc et l’un ou l’autre des évangélistes ont été soulignés. Les mots ou parties de mots communs à Luc et Matthieu, qu’on assume provenir de la source Q, sont en bleu.

    Mt 23Mc 12Lc 20Lc 11
    1 Alors Jésus parla aux foules et à ses disciples, disant :37b Et la nombreuse foule l’écoutait avec plaisir. 38 Et dans son enseignement il disait :45 Puis, écoutant tout le peuple, il dit aux disciples :46 Il dit :
    2 « Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens. 3 Donc, tout ce qu’ils vous diront, faites(-le) et observez(-le); mais ne faites (rien) selon leurs actions, car ils disent et ne font pas.« Faites attention aux scribes46 « Prenez garde aux scribes« A vous aussi, les légistes, malheur!
    4 Ils lient des charges lourdes [et exigentes] et les mettent sur les épaules des hommes mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer de leur doigt.Parce que vous chargez les hommes de charges exigentes et vous-mêmes ne touchez pas à (ces) charges d’un de vos doigts. »
    5 Ils font toutes leurs actions pour être regardés par les hommes, car ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.qui veulent circuler en (longues) robes,qui veulent circuler en (longues) robes 43 « Malheur à vous, les Pharisiens,
    6 Ils aiment le (phileō) premier divan dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues 7 et les salutations sur les places publiques, et à être appelés par les hommes ’Rabbi’.Et des salutations sur les places publiques 39 et des premiers sièges dans les synagogues et les premiers divans dans les festins.et qui aiment (phileō) des salutations sur les places publiques et les premiers sièges dans les synagogues et des premiers divans dans les festinsParce que vous aimez (agapaō) le premier siège dans les synagogues et les salutations sur les places publiques. »
    8 Mais vous, ne vous faites pas appeler ’Rabbi’, car unique est votre maître, mais vous êtes tous frères. 9 Et n’appeler (personne) votre ’Père’ sur la terre, est unique est votre Père, le céleste. 10 Ne vous faites pas appeler non plus ’Leaders’, parce votre Leader est unique, le Christ.
    11 Puis, le plus grand de vous sera votre serviteur.(10, 43b) « Mais qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur. »
    12 Quiconque s’élèvera sera abaissé et quiconque s’abaissera sera élevé. »(18, 14) « Car tout (homme) qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. »(14, 11) « Car tout (homme) qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. »

    Les principaux parallèles sont entre Mt 23, Mc 12 et Lc 20, mais nous avons aussi ajouté Mc 10, Lc 14 et Lc 18. Tout cela nous indique que Matthieu a eu recours à différentes sources pour construire notre péricope. La traduction proposée essaie de suivre le texte grec le plus près possible afin de permettre la comparaison des mots. À partir de ces parallèles, nous pouvons faire un certain nombre d’observations.

    • Chez Marc 12, le contexte apparaît semblable, car nous sommes à Jérusalem, dans l’enceinte du temple, et Jésus, tout comme chez Matthieu, vient de poser la question sur l’énigme du Psaume 110, 1 où David appellerait le messie Seigneur, alors qu’il devrait être son fils (12, 37a). Mais le ton est totalement différent. Chez Matthieu, cette question est une colle adressée aux Pharisiens et qui leur cloue le bec, car à partir de ce moment, on n’ose plus l’interroger. Chez Marc, au contraire, cette question est sous une forme d’enseignement général adressé à la foule qui y prend plaisir. De plus, la dernière mention d’un scribe est apparue plus tôt quand l’un d’eux résume l’affirmation de Jésus sur le premier commandement en disant : « Fort bien, Maître, tu as eu raison de dire... » (12, 32) et à qui Jésus répond : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » (12, 34). Un scribe plutôt sympathique! C’est donc avec surprise qu’on voit Marc mettre maintenant dans la bouche de Jésus : « Faites attention aux scribes » (12, 37b), alors qu’il continue de s’adresser à la foule. Il faut reculer dans le temps et nous rappeler de l’épisode où les grands prêtres, les scribes et les anciens posent à Jésus la question piège de l’impôt à César (12, 14). Matthieu a probablement perçu l’incohérence du texte de Marc et l’a réorganisé de manière plus logique et sur un ton beaucoup plus polémique. Et c’est sur ce ton polémique que commence notre péricope qui est adressée, non pas seulement à la foule comme chez Marc, mais aussi aux disciples. Alors on devine que Matthieu nous donne ici un écho de son milieu de vie, un milieu où les chrétiens étaient confrontés aux Juifs, en particuliers aux Pharisiens et à tous les spécialistes de la Bible.

    • Chez Luc 20, le contexte ressemble aussi à celui de Marc, car la scène se passe à Jérusalem, dans l’enceinte du temple, et Jésus pose également cette colle du Psaume 110, 1, mais cette fois adressée aux scribes, sans qu’il y ait une réponse de qui que ce soit. Au sujet de ces scribes, Luc avait décrit plus tôt leur réaction à la réponse de Jésus aux Sadducéens sur l’existence de la vie après la mort : « Maître, tu as bien parlé ». Et concluait : « Car ils n’osaient plus l’interroger sur rien ». Dans un tel contexte, les scribes apparaissent comme des gens plutôt sympathiques, comme chez Marc, et il faut retourner en arrière dans le temps pour saisir le conflit. Mais Luc ne voit aucun problème à poursuivre le texte de Marc avec cette mise en garde contre eux. Cette mise en garde s’adresse à tout le peuple et aux disciples.

    • Luc 11 appartient à cet ensemble (9, 51 – 19, 28) qui présente une suite d’enseignement de Jésus sur différents sujets d’intérêt pour ses disciples, alors qu’il parcourt la route qui va de la Galilée à Jérusalem. Ici, l’enseignement porte sur l’échec des porte-parole de la tradition juive (11, 37-53), alors que Jésus est à table, invité par un Pharisien (11, 37). Alors vient une série de reproches qui va de leur casuistique qui oublie l’essentiel jusqu’à leur recherche des honneurs. C’est alors qu’un légiste intervient pour dire qu’il se sent insulté. Voilà le contexte dans lequel s’insère 11, 46 qui devient une interpellation directe adressée aux légistes.

    • Qui sont les personnes que dénonce Jésus? Matthieu, Marc et Luc 20 parlent des scribes, et Luc 14 parle de nomikos (légiste), qui désigne un homme de loi, un juriste, et donc est inclus dans le titre plus générique de scribe. Seul Matthieu parle des Pharisiens. Comme nous l’avons fait remarquer, c’est à l’époque des communautés judéo-chrétiennes que les conflits avec les Pharisiens se sont intensifiés, et c’est probablement la raison pour laquelle Matthieu tient à les inclure dans le groupe que Jésus dénonce.

    • Matthieu est seul à demander qu’on écoute les scribes et les Pharisiens. Cela est compréhensible si on se situe dans un milieu judéo-chrétien, où la loi et les traditions mosaïques ont toujours cours, ce qui n’est pas le cas pour Marc (probablement Rome) ou Luc (milieu Grec, peut-être Corinthe).

    • Le premier exemple d’un comportement dénoncé chez Matthieu vise les obligations dont ils surchargent les gens sans qu’eux-mêmes les assument. Ici, Matthieu semble puiser à la source Q, car on retrouve le même exemple chez Luc 14. On aura noté certaines petites différences entre la version de Luc et celle de Matthieu
      • Chez Luc, Jésus invective directement les lettrés : « vous », alors que chez Matthieu Jésus parle d’eux à la 3e personne (« ils »), car il s’adresse aux disciples et à la foule
      • Matthieu complète la mention des charges sur les hommes en spécifiant qu’elles sont mises sur les épaules, une référence assez claire au joug, symbole de la loi qu’un Juif pieux acceptait de porter, comme nous l’avons vu plus tôt
      • Enfin, chez Luc le lettré se tient loin de ces obligations en n’osant pas lui toucher, alors que Matthieu donne une tournure plus logique et plus personnelle en insistant sur la volonté du scribe de ne pas assumer (ne soulever du doigt) ces lois.
      Nous avons déjà affirmé que Luc est probablement plus près de la source Q que Matthieu, qui procède souvent à un travail d’édition important. Et si la source Q est un écho des événements entourant Jésus, il est plus normal de penser que, comme prophète, Jésus a dénoncé directement certains comportements. L’intérêt de Matthieu est avant tout sa communauté, d’où son travail d’édition pour un milieu judéo-chrétien.

    • Le premier exemple d’un comportement dénoncé chez Marc vise le désir des scribes de fréquenter l’espace public pour se faire voir, tout d’abord en circulant avec de longues robes. Luc 20 se contente de copier Marc. Mais Matthieu veut être plus explicite : pour bien se faire voir, dit-il, ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges; ces données ne peuvent être comprises que dans un milieu juif. On peut imaginer que dans la 2e partie du 1ier siècle, dans les milieux juifs, au moment où Matthieu finalise son oeuvre, ces comportements vestimentaires étaient courants.

    • Pour les autres exemples de vanité, Matthieu, tout comme Luc 20, suit de près Marc avec les premières places aux festins, les premiers sièges dans les synagogues, et les salutations sur la place publique. Cependant, il inverse totalement l’ordre de Marc (salutations-synagogues-festins) pour présenter l’ordre : festins-synagogues-salutations. Difficile à saisir pourquoi. Une réponse possible provient du fait que, en plus tu texte de Marc, Matthieu avait aussi sous les yeux la source Q que reflète également Luc 11, et d’après Lc 11, 43, il semblerait que cette source Q avait sa propre version des premières places à la synagogue et les salutations sur la place publique, dans le même ordre trouvé chez Matthieu; ainsi, ce dernier aurait fait un collage de source Q (avec son ordre synagogues-places publiques et ayant l’article défini « les » avec les salutations publiques) et Marc (qui parle de festins, absents de la source Q).

    • On peut être surpris que Luc, au ch. 11, accepte de répéter cette parole qu’il nous présente aussi au ch. 20 alors qu’il suit l’ordre de Marc. La seule différence est qu’au ch. 11 l’invective s’adresse aux Pharisiens, et il n’y pas de mention des premières places aux festins. Une réponse possible vient de l’observation que Luc connaît la source Q qui contient toute une suite d’invectives et qu’il nous présente au ch. 11, et qui avait probablement une affirmation semblable. Et l’absence de l’allusion aux festins provient soit de la source Q, soit d’une modification de Luc voyait mal ces Pharisiens stricts et extrêmement religieux fréquenter les festins.

    • Et toute la suite qui commence avec le fait de ne pas se faire appeler « rabbi » et se poursuit avec « ne vous faites pas appeler... » est clairement l’oeuvre de Matthieu. Comme on l’a vu, le contexte est celui de sa propre communauté judéo-chrétienne.

    • Pour conclure cette péricope, Matthieu a recours à deux sources différentes. Tout d’abord il reprend un bout de phrase de Marc 10, 43b, une phrase qui conclut la section sur la demande des fils de Zébédée d’être assis à la droite et à la gauche de Jésus dans sa gloire, et que Matthieu a déjà citée telle quelle (Mt 20, 26). Mais ici, il la modifie : au lieu de s’adresser aux ambitieux comme les fils de Zébédée qui veulent devenir grands, il s’adresse déjà ceux qui sont déjà grands, i.e. les chefs de communauté, les leaders, ceux qui portent le nom de « maître » ou « père ».

    • Matthieu conclut également la péricope en ayant recours à un passage de la source Q que Luc nous présente comme conclusion à la parabole sur la prière du Pharisiens et du Publicain (18, 14), et comme réflexion de Jésus qui avait été invité à manger chez un chef de Pharisiens et qui observait comment les invités choisissaient les premiers divans(14, 11).

    En conclusion, nous pouvons avoir une bonne idée du travail de Matthieu. Quand il a sous les yeux ce court passage de Marc (12, 38-40) où Jésus reproche aux scribes leur vanité, il en profite pour lui donner une grande expansion et rassembler également les données de la source Q, si bien qu’il construit ce grand tableau en deux temps, d’abord cette exhortation à ne pas imiter le comportement des scribes et des Pharisiens, puis cette invective directe qui s’étend jusqu’au v. 35. C’est ainsi qu’il règle ses comptes avec les scribes et les Pharisiens, visant sans doute ceux de son temps.

  4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

    Pour comprendre Matthieu, il faut se replacer dans son milieu de vie. Nous sommes vers l’an 80 ou 85, peut-être à Antioche (aujourd’hui Antakya, au sud de la Turquie, près de la frontière ouest de la Syrie, sur le bord du fleuve Oronte), à ce moment capitale de la province romaine de Syrie. Et d’après Luc (Ac 11, 26), « c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de "chrétiens." ». On y trouvait une grande communauté juive, car les Juifs y avaient les mêmes droits que les autres habitants. Les lettres de Paul nous apprennent que la communauté chrétienne d’Antioche était importante, et c’est elle qui enverra d’abord Paul en mission dans le reste de la Turquie actuelle et en Grèce. Mais sous la pression de la communauté chrétienne de Jérusalem, elle est devenue conservatrice, en particulier en ce qui concerne le respect des traditions juives pour les nouveaux convertis (voir Galates, 2, 11-14). Paul aura des démêlées avec des groupes de chrétiens venus d’Antioche qui s’attaqueront à son travail missionnaire qui mettait l’accent sur la liberté chrétienne et le salut par la foi, sans les oeuvres de la loi (voir la lettre aux Galates et celle aux Romains). N’oublions pas, un certain nombre de Pharisiens convertis et de scribes faisaient partie de cette communauté (voir Actes 15, 5). La situation pouvait être exacerbée par le fait des conflits avec les Juifs non chrétiens qui finiront par excommunier les Judéo-chrétiens des synagogues autour de l’an 85 ou 90.

    En même temps, elle sait s’organiser, grâce surtout à son fameux épiscope (évêque), Ignace d’Antioche, nommé vers l’an 68 et qui mourra martyr à Rome vers l’an 110. On a un écho de cette structure avec Actes 13, 1 : « Il y avait dans l’Église établie à Antioche des prophètes et des enseignants (didaskalos): Barnabé, Syméon appelé Niger, Lucius de Cyrène, Manaën, ami d’enfance d’Hérode le tétrarque, et Saul ». Et si on fie à Matthieu lui-même, il y avait un processus pour régler certains cas, comme ceux qui commettaient des écarts : d’abord rencontrer l’individu seul à seul pour lui parler (18, 15); si ça ne fonctionne pas, rencontrer ensuite l’individu avec deux ou trois personnes (18, 16); si ça ne fonctionne pas, faire intervenir toute la communauté (18, 17); en cas d’échec, c’est l’excommunication. Ce cadre nous aide à comprendre l’évangile selon Matthieu : une communauté assez bien structurée, formée surtout de Judéo-chrétiens

    Au moment d’écrire notre passage (23, 1-12), Matthieu vient de raconter les discussions difficiles de Jésus avec les grands prêtres, les scribes, les anciens et les Pharisiens qui lui tendent des pièges alors qu’il enseigne dans l’enceinte du temple à Jérusalem. La base de ses sources lui vient de Marc. Mais il lui donne un ton plus polémique. Et à la fin, c’est Jésus qui pose une colle aux Pharisiens au sujet du messie qui serait fils de David, mais que ce dernier appelle pourtant Seigneur au Psaume 110, 1. Ses adversaire ne savent que répondre, et ne dialogueront plus jamais avec lui. Pourquoi Matthieu accentue-il ce conflit, surtout avec les Pharisiens? Même s’il puise à des sources anciennes, Matthieu est en train de décrire son milieu de l’an 80, où les Juifs chrétiens sont en conflit ouvert avec leurs frères Juifs et sur le point d’être exclus des synagogues : le dialogue n’est plus possible.

    À ce point-ci, comme les relations de Jésus avec ses opposants sont rompues, Marc en profite pour introduire une courte incise sur le jugement porté par Jésus sur l’un de ses adversaires, le groupe des scribes qui cherchent constamment les honneurs. Matthieu saute sur l’occasion pour développer cette incise en un long discours de Jésus qui comporte deux parties, d’abord un enseignement aux foules et aux disciples (23, 1-12), et par là aux membres de la communauté chrétienne et à tous les êtres de bonne volonté, ensuite une invective directe adressée aux scribes et aux Pharisiens (23, 13-36), et par là à ses frères Juifs avec qui le dialogue ne semble plus possible.

    Le point de départ de Jésus dans son enseignement aux foules et aux disciples est la situation actuelle : les scribes les Pharisiens sont l’autorité dans le domaine biblique (« ils occupent la chaire de Moïse), et par là dans la parole de Dieu, plus particulièrement dans la clarification de ce que Dieu nous demande de faire. N’oublions pas. Chez un Juif, et cela s’applique aussi aux Judéo-chrétiens, observer la loi, et toutes les règles transmises par Moïse, est au centre de la pratique religieuse et de la fidélité à Dieu. Pour Matthieu, ce n’est pas parce qu’on est devenu chrétien qu’il n’y a plus de loi ou de règles? Et surtout quand on sait combien l’aumône, le jeune et la prière constituaient trois pratiques essentielles dans le monde juif (voir Mt 6, 2-18). Et dans son Sermon sur la montagne, le Jésus de Matthieu n’a-t-il pas dit : « Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux » (5, 19); car Jésus n’est pas venu « abolir la Loi ou les Prophètes » (5, 17), mais l’amener à sa plénitude.

    Alors peut-on être surpris quand Matthieu met dans la bouche de Jésus : « Donc, mettez en pratique et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire »? Ainsi, même si le dialogue est rompu avec le monde juif, la Bible et ses traditions continuent à avoir leur place. Le problème avec tous ces spécialistes de la Parole de Dieu, c’est leur agir, c’est leur comportement. Et Matthieu entend expliciter en quoi ce comportement est inacceptable.

    Tout d’abord, il a recours à une phrase de la source Q où Jésus aurait reproché aux spécialistes de la loi d’écraser les gens d’obligations dont eux-mêmes se tiennent très loin. On n’a aucune explication pourquoi on agissait ainsi. Mais on peut y avoir une forme d’exercice du pouvoir. Matthieu reprend cette phrase en la modifiant légèrement pour affirmer que c’est par décision personnelle que ces gens n’assument pas ces obligations, et donc accentue leur responsabilité dont ils auront à rendre compte. Et cette responsabilité sera d’autant plus grande qu’ils vont contre l’enseignement de Jésus qui a dit : « Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger » (11, 30).

    Ensuite, plutôt que de copier tel quel le début de l’incise de Marc sur le fait que les scribes aimaient se pavaner en longues robes, il personnalise le geste en décrivant ce que faisaient souvent les Pharisiens, agrandir tous les signes religieux qu’il portaient pour avoir l’air plus pieux et plus fervents que les autres. Tout est centré sur le paraître et l’extérieur, alors que l’intérieur est vide.

    Enfin, il a sous les yeux le texte de Marc et un texte semblable de la source Q sur la recherche constante des honneurs. Il utilise l’ordre de la source Q (premiers sièges dans les synagogues et les salutations publiques), et le fait précéder de l’information de Marc sur les premiers divans dans les festins. Tout l’accent est sur le besoin des scribes et des Pharisiens d’être reconnus par la société, d’être grands aux yeux des autres. Le lecteur de Matthieu se souvient de ce que Jésus a dit dans son Sermon sur la montagne : « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi... afin d’être glorifiés par les hommes » (6,2; même chose pour la prière et le jeûne).

    Pourquoi Matthieu compose-t-il ce récit? Il faut probablement y voir le désir que ce comportement, qu’il voit chez plusieurs, d’abord chez ces Juifs qui sont devenus hostiles, soit dénoncé auprès des chrétiens Juifs marqués par leur influence; c’est une façon de saper leur autorité et d’empêcher qu’un tel comportement devienne contagieux. Mais Matthieu vise certainement aussi les scribes et les Pharisiens devenus chrétiens et qui pouvaient avoir tendance à conserver ces anciennes habitudes.

    Après toutes ces dénonciations, suivent trois exhortations qui s’adressent uniquement aux membres de la communauté chrétienne (23, 8-10). Ne vous faites pas appeler « maître », ou « père », ou « leader ». C’est fort probablement une allusion à des rôles spécifiques dans cette communauté très structurée. Paul, dans ses lettres, fait allusion à un certain nombre de ces rôles comme celui d’enseignant, de prophète, de responsable de l’exhortation ou de guérison, et même le titre de « père » semble avoir été utilisé, puisque Paul lui-même se donne ce titre. On aura peut-être remarqué que les titres de « maître », « père », « leader » sont tous liés au rôle prestigieux de la parole, de l’enseignement, et du leadership. Et cela semble avoir créé des remous dans la communauté, comme on l’a vu à Corinthe (voir 1, 12 où l’un se réclame de Céphas, un autre d’Apollos, un autre de Paul, un autre de Christ). La solution de Matthieu? Mettre ces titres à la poubelle, ou plutôt, les réserver à Dieu et au Christ.

    Pour conclure, Matthieu a recours à deux sources. Tout d’abord il reprend un bout de phrase de Marc 10, 43b (« Mais qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur. »), une phrase qui conclut la section sur la demande des fils de Zébédée d’être assis à la droite et à la gauche de Jésus dans sa gloire, et que Matthieu a déjà citée telle quelle (Mt 20, 26). Mais ici, il la modifie : au lieu de s’adresser aux ambitieux comme les fils de Zébédée qui veulent devenir grands, il s’adresse déjà ceux qui sont déjà grands, i.e. les chefs de communauté, les leaders, ceux qui portent le nom de « maître » ou « père ». Que dit-on à ces grands? De devenir des serviteurs. Attention, pour Matthieu être serviteur est très précis : prendre soin des autres, i.e. prendre soin des affamé ou assoiffés, étrangers ou gens nus, malades ou prisonniers, comme il l’a mentionné dans la parabole sur le jugement dernier (25, 44) quand il a utilisé le mot « servir » (diakoneō).

    Ensuite, il conclut également la péricope en ayant recours à un passage de la source Q (« Car tout homme qui s’élève... et qui s’abaisse ») que Luc nous présente comme conclusion à la parabole sur la prière du Pharisiens et du Publicain (18, 14), et comme réflexion de Jésus qui avait été invité à manger chez un chef de Pharisiens et qui observait comment les invités choisissaient les premiers divans (14, 11). En transformant les verbes au présent chez Luc en un futur (« Quiconque s’élèvera... et quiconque s’abaissera »), il se trouve à tracer le programme du chrétien. Car si on se reporte sur ce qu’il a dit plus tôt sur « s’humilier », le programme est très clair. Il l’avait déjà explicité dans ce passage sur les enfants : « Quiconque donc s’abaissera (tapeinoō) comme ce petit enfant celui-ci est le plus grand dans le royaume des cieux » (18, 4). En d’autres mots, le chrétien doit s’abaisser comme un enfant, i.e. doit accepter de perdre sa valeur sociale, et ayant accepté de perdre sa valeur sociale, il sera en mesure d’accueillir les autres qui n’ont pas de valeur sociale, par exemple un enfant. C’est une reprise des béatitudes : « Heureux les pauvres de coeur » (5, 3). Et cela s’adresse particulièrement aux lettrés.

  5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

      • Un premier symbole est celui de « l’expert ». Car les scribes et des Pharisiens étaient des experts de la Bible, des lois et des traditions mosaïques. Quand on est un expert, on a des connaissances uniques sur lesquelles les autres se fient. Que fait-on avec cette expertise? L’expertise peut être un service, comme elle peut être un outil de pouvoir pour asservir les autres.

      • Il y a aussi le symbole des obligations. D’où viennent ces obligations? Il y a celles que nous imposent naturellement la vie, comme celles du soin des enfants. Il y a celles qu’impose une société. Parmi celles-ci, y en a-t-il qui étouffent la vie? Qui ne sont qu’instrument de pouvoir aux mains de certains?

      • Les signes religieux représentent des symboles puissants. Elles peuvent prendre leur source dans une foi vive. Mais une fois dans les mains des gens, elles connaissent une autre vie. Elles peuvent devenir objet de manipulation, un mensonge éhonté, un objet vidé de tout son sens. N’est-ce pas ce qui arrive quand on les multiplie, ou qu’on les met sur la place publique?

      • Qui n’aime pas les places d’honneur? Voilà un symbole important. Car nous avons besoin de nous sentir quelqu’un aux yeux des autres, nous avons besoin de sentir que nous avons réussi notre vie. Mais la reconnaissance publique, est-ce le meilleur lieu pour vérifier son importance? Est-ce que la société est le meilleur juge de la qualité de notre vie?

      • L’évangile de ce jour se termine avec le symbole du serviteur. Ce n’est pas un rôle très glorieux. Pourtant, rendre service, prendre soin des autres, n’est-ce pas ce qui comble le plus le coeur humain? N’est-ce pas la voie royale pour trouver une signification à sa vie? N’est-ce pas une réponse au désir d’aimer qui monte du fond de nous?

    2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

      • Quand la Catalogne a voulu faire un référendum sur son indépendance, le gouvernement central a aussitôt évoqué l’illégalité de ce geste, et eu recours aux forces de l’ordre pour l’empêcher, avec les résultats qu’on connaît. Dans une situation comme celle-là, quelle est la valeur et la sagesse de simplement avoir recours à une loi? N’y a-t-il d’autres voies plus productives? L’évangile de Matthieu mentionne des conditions pour qu’une loi soit productive.

      • Aux États-Unis, plusieurs membres du parti républicain essaient de trouver des moyens pour réduire l’accès à l’avortement. L’un d’eux, un membre du Congrès de Pennsylvanie, un ardent promoteur Pro-Vie, s’est fait prendre à demander à sa maîtresse d’interrompre sa grossesse après une affaire extraconjugale. Que signifie le fait qu’une loi ne s’applique qu’aux autres, et non à soi-même? Pourquoi vouloir une loi qu’on n’applique pas à soi-même? Paradoxalement, n’est-ce pas une loi qui est loin de la vie?

      • Une autre tragédie en Somalie. Le groupe islamiste al-Shabab aurait posé deux bombes tuant 27 personnes. Cela survient deux semaines après une autre attaque qui a tué 358 personnes. Il ne semble plus y avoir de limite à la haine. Et surtout, nous avons l’impression d’être devant une situation où n’existe pas un état de droit. C’est l’exemple d’un pays où les lois ne jouent aucun rôle. N’est-ce pas la preuve qu’un monde où les lois guident la vie sociale est souhaitable?

      • Depuis qu’on a révélé le harcèlement sexuel dont Harvey Weinstein s’est rendu responsable, ce producteur de films américains, on n’en finit plus d’entendre les femmes oser dévoiler avoir été harcelées ou violées non seulement par Weinstein, mais bien par beaucoup d’autres hommes. Pourtant la loi n’interdit-elle pas le harcèlement? C’est comme si une loi, à elle seule, ne peut assurer un monde avec des relations saines. Qu’est-ce qu’il faut d’autre? Que nous dirait Matthieu?

      • Au Québec, le gouvernement vient de voter une loi affirmant la neutralité religieuse de l’état et voulant encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes. Ce qui suscite le débat, c’est l’une des dispositions de cette loi : tout service public doit se donner et se recevoir à visage découvert, ce qui touche directement toutes les musulmanes qui portent le niqab ou la burqa. Mais qu’est-ce qu’une loi qui ne vise que 150 personnes sur une population de 8 millions? Quel est le rôle de la loi, assurer le bien commun, ou contrôler l’expression de valeurs et de comportements que la majorité déteste? Peut-on inclure Matthieu dans le débat?

 

-André Gilbert, Gatineau, octobre 2017