Matthieu 23, 1-12 Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.
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tote (alors) |
Tote est un adverbe si ordinaire quil ny aurait rien à dire, sil nétait un mot presque fétiche chez Matthieu : Mt = 90; Mc = 6; Lc = 15; Jn = 10; Ac = 21; il revient à peu près à tous les 12 versets. Cest un adverbe de temps quon traduit habituellement par « alors ». Il permet dexprimer une séquence logique de cause à effet. Comme Matthieu aime structurer les choses et les présenter de manière ordonnée, tote devient pour lui loutil idéal. Par exemple, « laisse là ton offrande, devant lautel, et va dabord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande » (5, 24); ici, la réconciliation doit précéder loffrande. Sur les 90 occurrences de son évangile, 81 lui sont propres. Et cest ainsi quil se plaît à ajouter cet adverbe à ses sources, en commençant par Marc. Par exemple, dans la scène où on tend un piège à Jésus sur limpôt à César et quil réplique avec une question sur leffigie de la pièce de monnaie, Marc écrit : « Ils lui dirent : "De César". Et Jésus leur dit: "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (12, 16-17). Quand Matthieu recopie cette scène, il apporte une légère modification : « Ils disent : "De César". Alors il leur dit: "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (22, 20-21); ainsi, le « et » de Marc est devenu chez lui un « alors », car le paiement des impôts découle du fait quon utilise la monnaie de César. Il fait la même chose avec la source Q. Dans le discours de Jésus sur le retour de lesprit impur où ce dernier cherche un lieu de repos et nen trouve pas, Luc écrit : « Il dit : "Je retournerai dans la maison doù je suis sorti" » (11, 24). Pour sa part, Matthieu écrit : « Alors il dit : "Dans ma maison je retournerai, doù je suis sorti" » (12, 44); lajout du petit « alors » permet à Matthieu de montrer la suite logique entre errer sans trouver de repos et le retour au point de départ.
De quelle séquence logique sagit-il ici au v. 1? Plus tôt, en 22, 34-35, Matthieu écrit : « Apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe, et lun deux lui demanda pour lembarrasser : "Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi?" ». Cette péricope se termine avec ce commentaire de lévangéliste : « Nul ne fut capable de lui répondre un mot. Et à partir de ce jour personne nosa plus linterroger » (22, 46). Cette scène marque la dernière intervention des Pharisiens qui disparaissent du paysage pour ne revenir quaprès la mort de Jésus (27, 62). Le « alors » de Matthieu introduit une forme de conclusion sur les Pharisiens, qui est la suite logique de ce qui vient dêtre dit, et qui est en fait un jugement sur eux. |
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elalēsen (il parla) | Le verbe laleō nest pas particulièrement matthéen : Mt = 26 ; Mc = 21 ; Lc = 31 ; Jn = 59 ; Ac = 58. Mais la moitié des occurrences dans son évangiles lui sont propres, et la plupart du temps, cest Jésus qui parle (9 fois sur 13). Il y a plus, car il utilise habituellement le verbe legō (505 fois) pour décrire laction de dire quelque chose. Sil choisit parfois laleō, cest quil semble mettre laccent sur le message que Jésus transmet. Par exemple, cest ce mot quil choisit pour exprimer lenseignement donné en paraboles : « Et il leur parla (laleō) de beaucoup de choses en paraboles, disant (legō)... » (13, 3; voir aussi 13, 10.13.33); après sa résurrection, cest ainsi quest introduit le message denvoi en mission : « Savançant, Jésus leur parla (laleō), disant (legō) : "Tout pouvoir ma été donné au ciel et sur la terre... » (28, 18). Ici, au v. 1, nous avons la même structure : « Jésus parla (laleō)... disant (legō) ». Quel est ce message? Ce message est lié avec ce qui précède où les Pharisiens ont essayé dembarrasser Jésus, et il est introduit par « alors » (tote), devenant par le fait même une forme de conclusion ou de jugement. Aussi, nous avons préféré traduire laleō par « exprimer », pour rendre lidée que Jésus fait connaître sa pensée sur les Pharisiens. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ochlois (aux foules) |
Matthieu fait référence aux foules un peu plus que les autres évangélistes : Mt = 50 ; Mc = 38 ; Lc = 41 ; Jn = 20 ; Ac = 22. Sur les 50 occurrences, 27 lui sont uniques. Cest donc dire quil tient à leur faire jouer un rôle important. Deux points sont à signaler.
Ici, au v. 1, nous avons plutôt des foules neutres qui reçoivent passivement lenseignement de Jésus. |
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mathētais (aux disciples) |
mathētēs signifie : apprenant, élève, disciple. Le mot désigne celui qui est à lécoute dun maître. Comme on peut limaginer, le mot est important dans les évangiles-Actes : Mt = 72; Mc = 46; Lc = 37; Jn = 78; Ac = 28. Après son analyse, J.P. Meier conclut que ce terme appartient vraiment à lépoque de Jésus, puisque que les premiers chrétiens ont plutôt abandonné ce terme pour se définir. De plus, parmi ceux qui ont considéré Jésus comme un maître, on peut distinguer trois groupes différents de personnes
Lévangéliste aime le mot disciple : non seulement il lutilise très souvent (il est 2e, derrière Jean), mais sur les 72 occurrences, 42 (environ 60%) lui sont uniques. Mais ce quil faut souligner, cest que Matthieu tient à les associer aux Douze : il est le seul à parler des Douze disciples, dabord pour encadrer le discours de mission (10, 1 et 11, 1), ensuite pour partager le sort qui lattend alors quil monte à Jérusalem (20, 17). Et quand Judas aura trahi Jésus et se sera suicidé, Matthieu parlera des onze disciples (28, 16); il est le seul à avoir cette expression. Or, Marc, qui est la source de Matthieu et Luc, ne parle que des « Douze » et des « Onze ». Quest-ce que cela signifie? Matthieu semble restreindre le titre de disciple au groupe restreint des Douze qui laccompagne sur la route et quil envoie en mission. Et quand on regarde lensemble de son évangile, il est clair quil leur fait jouer un rôle spécial et unique :
Ici, au v. 1, Jésus sadresse à la fois aux foules et à ses disciples. Cela signifie dune part quil veut rejoindre lensemble des gens, et dautres part le groupe spécifique des leaders chrétiens à travers les disciples : ces deux groupes doivent retenir son enseignement, car il sapplique à tous, sans exception. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
v. 2 pour leur dire : Les spécialistes de la Bible et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse.
Littéralement : disant (legōn) : sur le siège (kathedras) de Moïse (Mōuseōs) ils se sont assis (ekathisan) les scribes (grammateis) et les Pharisiens (Pharisaioi) |
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legōn (disant) | Il vaut la peine de mentionner que le verbe legō (dire, affirmer, raconter) est celui qui est le plus utilisé dans les évangiles-Actes, soit 2 040 fois : Mt = 505 ; Mc = 290 ; Lc = 531 ; Jn = 480 ; Ac = 234. On peut le comprendre, car ce sont des récits, et dans un récit on raconte et on parle. Quand le verbe est employé au participe présent comme ici, il sert à introduire le contenu dune parole, et il a la valeur en français des deux points « : » (très souvent, les traductions bibliques remplacent « disant » par « : »). Terminons en notant que nous sommes devant une expression assez matthéenne avec la tournure de phrase : « Jésus parla... en disant » (elalēsen... legōn; voir 13, 3; 14, 27; 23, 1-2; 28, 18; ailleurs on la retrouve seulement en Mc 8, 12). | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
grammateis (scribes) |
Les mots grecs grammateus (scribe, greffier, secrétaire), gramma (lettre, caractère, écrit, signe de lalphabet) et graphō (écrire, tracer des lettres, rédiger, noter par écrit) partagent la même racine. Voilà pourquoi on traduit grammateus par : scribe, car il renvoie à celui qui a une fonction sociale bien définie de lire et écrire dans un monde où la majorité des gens ne savent ni lire ni écrire. Personnellement, jaime traduire le mot par « spécialiste de la Bible », car la Bible était lobjet principal par lequel on apprenait à lire, et son but premier. Dailleurs, quand on observe leurs interventions dans les évangiles, on remarque quils entendent débattre de points particuliers de lÉcriture, comme cet écho chez Marc où ils enseignaient quÉlie doit venir avant le messie (9, 11), que le messie est fils de David (12, 35), et que Dieu est unique (12, 32). Alors se pose la question : comment distinguer les Pharisiens des scribes? Certains scribes appartenaient au groupe des Pharisiens, mais les Pharisiens nétaient pas tous des scribes. On trouve chez Luc lexpression « les Pharisiens et leurs scribes » (5, 21) alors quil clarifie lexpression « les scribes des Pharisiens » de Marc 2, 16. Il est encore plus clair dans les Actes avec la phrase : Quelques scribes du parti des Pharisiens se levèrent (23, 9). Ainsi, le titre de scribe exprimait un rôle social, alors que celui de Pharisien exprimait lappartenance à un groupe politico-religieux. Cest probablement avec les scribes, ces spécialistes de la Bible, que Jésus a eu des démêlées concernant linterprétation de certains passages de la Bible.
La multiplication de la présence des Pharisiens aux côtés des scribes dans les évangiles est avant tout loeuvre de la communauté chrétienne des décennies plus tard en conflit direct avec eux. Cest ce que semble confirmer lévolution de la rédaction des évangiles: alors que Marc, quon date vers lan 57, mentionne 20 fois les scribes, il na pourtant que trois fois le couple scribes-Pharisiens, et à chaque fois en lien avec le problème des règles alimentaires (2, 16; 7, 1.5), alors que les scribes apparaissent seuls 9 fois, (à part des Pharisiens, ils sont associés 8 fois avec les grands prêtres). Ainsi, les scribes sont beaucoup plus nombreux que les Pharisiens. Par contre, Matthieu quon date vers 80 ou 85, sur 21 mentions, a 10 fois le couple scribes-Pharisiens. Enfin, Jean, quon date vers lan 90, le mot scribe napparaît quune fois et avec le couple scribes-pharisiens, par contre le mot pharisien apparaît 20 fois. On voit bien que les Pharisiens se sont accrus avec le temps. Voici le tableau complet des diverses expressions. Les deux premières rangées affichent le nombre de présences des mots scribes et pharisiens, et les autres leurs combinaisons ou non combinaisons :
Bref, sur le plan historique, cest avant tout avec les scribes que Jésus a eu des discussions sur linterprétation de lÉcriture, surtout si on se réfère à la Galilée (les Pharisiens se retrouvaient surtout à Jérusalem). Même si Jésus a probablement connu des conflits avec les Pharisiens, ces conflits ont pris plus dimportance au temps de la communauté chrétienne.
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Pharisaioi (pharisiens) |
Pour une présentation sur les Pharisiens, on se réfèrera à J.P. Meier. Résumons les éléments principaux.
Si nous nous rappelons que Matthieu sadressait avant tout à un auditoire judéo-chrétien, on peut facilement deviner que les Pharisiens occuperont une place importante dans son évangile : Mt = 29; Mc = 12; Lc = 27; Jn = 20; Ac = 9. Car, non seulement cest avec les Pharisiens juifs que la communauté chrétienne entrera en conflit (pensons au Pharisien Paul et son fanatisme contre les chrétiens, comme le raconte le livre des Actes des Apôtres), mais la communauté chrétienne elle-même comprenait des Pharisiens convertis, constituant sa branche la plus conservatrice (voir Actes 15, 5 où ils soutiennent quil fallait circoncire les païens convertis). Létude de lévangile selon Matthieu montre que lauteur insiste pour en faire un adversaire par excellence. Et cela, il le fait en opérant de multiples modifications à ses sources pour faire jouer aux Pharisiens le mauvais rôle, alors quon note que, parmi les 29 occurrences du mot « Pharisien », 18 lui sont propres.
Il y a un point chez Matthieu qui étonne : il est le seul dans les évangiles à associer les Pharisiens et les Sadducéens :
Pourtant nétaient-ils pas rivaux sur le plan de leurs convictions religieuses, en particulier dans la question de la résurrection des morts, acceptée par les Pharisiens, rejetée par les Sadducéens (voir Mc 12, 18; voir aussi Ac 23, 6-8); la tradition rabbinique nous présente leurs multiples conflits concernant la pureté rituelle, la responsabilité civile, la rédaction dacte de divorce, le sabbat ou la justice criminelle (sur le sujet, voir J.P. Meier). Et au moment où Matthieu écrit son évangile vers lan 80 ou 85, les Sadducéens sont disparus du paysage. Comment expliquer la décision de lévangéliste de mettre dans le même panier Pharisiens et Sadducéens? Une explication possible relève du rôle probable des Sadducéens dans la mort de Jésus. Noublions pas quils faisaient partie de laristocratie laïque et sacerdotale, et quils contrôlaient directement ou indirectement laction des grands prêtres à Jérusalem. Même si, selon les données historiques, les Pharisiens nont joué aucun rôle dans larrestation et lexécution de Jésus, Matthieu, en les associant aux Sadducéens, tient à leur attribuer une part de responsabilité. |
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ekathisan (ils se sont assis) | Le verbe kathizō (Mt = 8; Mc = 8; Lc = 7; Jn = 3; Ac = 9) a deux grandes significations : sasseoir (29) et demeurer (6 fois). On sassoit par terre soit pour enseigner (ex. Jésus sassoit pour enseigner, Mc 9, 35), soit pour un travail exigeant de la concentration (ex. Jésus sassoit pour examiner les gens face au trésor du temple, Mc 12, 41, ou encore on sassoit pour écrire, Lc 16, 6); on sassoit sur un siège ou trône dans lexercice dune fonction judiciaire ou dautorité (ex. Jacques et Jean demandent de siéger à la droite et à la gauche de Jésus dans sa gloire, Mc 10, 37); on sassoit sur un animal (ex. Jésus sassoit sur un petit âne, Jn 12, 14) ou on sassoit dans un char (ex. un Éthiopien sassoit dans le char de Philippe, Ac 8, 31).
Chez Matthieu, kathizō noffre rien de particulier (4 mentions sont une reprise de Marc, 4 lui sont uniques) : lévangéliste reprend les expressions de Marc où Jésus sassoit pour enseigner (5, 1), ou encore demande à ses disciples à Gethsémani de demeurer sur place (26, 36), ou encore fait face à la demande pour Jacques et Jean de sassoir à sa droite et à sa gauche dans sa gloire (20, 21.23). Il a la particularité de donner une plus grande expansion à lévénement final et la fonction judiciaire qui lui est associée (Jésus promet aux douze de siéger sur douze trônes pour juger les douze tribus dIsraël, 19, 28; il annonce que lors du retour du Fils de lhomme dans la gloire, ce dernier sassoira sur son trône pour trier entre les bons et les mauvais (25, 31). Cette fonction de trier exercée à la fin des temps est aussi exprimée par limage des pêcheurs, assis (car exigeant de la concentration), qui trient les poissons (13, 48). Ainsi, sil y a une touche spécifique chez Matthieu, cest celle daccentuer dimension judiciaire et dautorité dans le geste de sasseoir. Cest probablement dans ce cadre quil faut lire laction de sasseoir, ici au v. 2 : bien sûr, il sagit dabord de sassoir pour enseigner, mais la suite indique quils ne sassoient pas par terre comme Jésus, mais sur un siège; même si on ne parle pas de trône, comme lors de lexercice dune fonction judiciaire, il est clair par contre quon leur reconnaît une forme dautorité. |
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kathedras (siège) | Le mot kathedra est très rare : (Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0). Il signifie le siège sur lequel on sassoit, la chaire de lenseignant, le trône du roi, ou encore la position assise ou au repos; cest ce qui nous a donné en français le mot « cathédrale », le siège de lautorité épiscopale. Dans tout le Nouveau Testament, il nest utilisé que dans deux passages, tout dabord dans la scène des vendeurs chassés du temple où Jésus « culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes » (Mc 11, 15), une scène que copie Matthieu 21, 12), et notre récit du v. 2. Les deux scènes proposent deux significations différentes au mot kathedra : dans le premier cas, il faut deviner que les marchants, en raison des longues heures passées à proposer leur marchandise, avait besoin dun siège quelconque pour être confortable; dans le deuxième cas, le siège de lenseignant était un symbole dautorité.
Quand on parcourt la Septante, cette traduction grecque de lAncien Testament, où sa présence nest guère beaucoup plus fréquente (16 fois), trois grandes significations en ressortent.
Ainsi, occuper un siège ou une chaire comme le mentionne Matthieu pour les scribes et Pharisiens traduit lidée quils exerçaient dans la population une certaine autorité, une autorité qui se poursuivait sils étaient également membres du Sanhédrin. |
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Mōuseōs (Moïse) | En grec, ce mot peut avoir aussi la forme Mōsēs ou Mōuseus, et traduit lHébreu Mōše. On sera sans doute surpris dapprendre que cest chez lévangéliste le plus Juif que le mot apparaît le moins souvent : Mt = 7; Mc = 8; Lc = 10; Jn = 13; Ac = 19. Et même là, sur les sept occurrences, quatre sont une simple reprise de Marc, et quant aux trois mentions qui lui sont propres, deux proviennent de lextension que Matthieu donne à la controverse de Marc sur le divorce; ce qui laisse un cas vraiment unique, notre v. 2 ici. Quand on parcourt les évangiles et les Actes, on observe que le terme revêt deux grandes significations : dune part, il fait référence à la personne historique de Moïse (22 fois, par exemple Mc 9, 4 : « Elie leur apparut avec Moïse et ils sentretenaient avec Jésus »), dautre part, il fait référence au Pentateuque, ces cinq premiers livres de lAncien Testament quon croyait avoir été écrit en totalité par Moïse (35 fois, par exemple Mc 12, 26 : « Quant au fait que les morts ressuscitent, navez-vous pas lu dans le Livre de Moïse... »); dans ce dernier cas, on parle de la Loi ou Livre de Moïse (ex. Lc 2, 22), ou de Moïse et les Prophètes (on divise parfois toute la bible hébraïque en trois parties : la Loi, les Prophètes, et les Écrits ou Psaumes, voir Lc 24, 44), ou de Moïse a dit (ex. Mc 7, 10), ou prescrit (Mc 1, 44), ou écrit (Mc 12, 19).
Ce qui est fascinant, cest de constater que, malgré le conflit larvé ou ouvert entre Jésus et les autorités religieuses, entre les premiers chrétiens et lensemble de la communauté juive, la figure de Moïse et de ses écrits ne sont jamais présentés de manière négative. Prenons lexemple de lévangile selon Jean où lopposition juive est la plus soutenue et la figure de Moïse très présente. Lévangile met dans la bouche de Jésus ces paroles : « Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père. Votre accusateur, cest Moïse, en qui vous avez mis votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car cest de moi quil a écrit. » (5, 45-46). Affirmer que croire vraiment en Moïse, cest aussi croire en Jésus, cest exprimer la conviction quil y a continuité entre lAncien et le Nouveau Testament, non une rupture (« Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous lavons trouvé: Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth », 1, 45). Les événements entourant Moïse préfigurent les événements entourant Jésus : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de lhomme » (3, 14). Bien sûr, entre Jésus et Moïse, il y a un immense saut qualitatif : « Car la Loi fut donnée par Moïse; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. » (1, 17); mais ce nest pas une opposition. Cest la même attitude chez Matthieu. Quand il reprend la discussion chez Marc sur le divorce et le fait que Moïse la autorisé, moyennant un acte écrit, il la prolonge en introduisant une question typique dun Juif : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie » (19, 7). La réponse sera-t-elle : Moïse na pas compris la pensée de Dieu? Non, Moïse la bien comprise, mais a dû faire une concession à cause de la dureté de coeur des gens (19, 8). Bref, le problème, ce nest pas Moïse, mais ceux qui se prétendent ses disciples. Cest ce que la suite révèlera. |
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v. 3 Donc, mettez en pratique et observez tout ce qu'ils peuvent vous dire, par contre ne tenez pas compte de leurs actions, car ces actions diffèrent de ce qu'ils disent.
Littéralement : Donc (oun) tout autant de choses (panta hosa ean) qu'ils puissent vous dire, faites (poiēsate) et gardez (tēreite), puis en ce qui concerne les oeuvres (erga) d'eux, ne faites pas (mē poieite), car ils disent et ne font pas (ou poiousin). |
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poiēsate... mē poieite... ou poiousin (faites... ne faites pas... ils ne font pas) | Nous avons trois instances du verbe grec poieō. Ce verbe signifie : faire, achever, réaliser, exécuter, créer, rendre, accomplir; cest un verbe qui exprime laction. Il est aussi fréquent dans les évangiles-Actes que le mot français « faire » dans nos conversations quotidiennes : Mt = 86; Mc = 45; Lc = 88; Jn = 108; Ac = 68. Cest un mot simple, général, qui se prête à toutes sortes de situations. Voilà pourquoi il est si fréquent chez Jean qui nous offre une langue dune grande simplicité. On aura remarqué que nous avons traduit les trois instances du mot de trois façons différentes. Nous avons rendu « faites (ce quils vous disent) » par « mettez en pratique », comme on met en pratique une recommandation. Nous avons rendu « ne faites pas (leurs oeuvres) » par « ne tenez pas compte (de leurs actions) », pour exprimer lidée quil ne faut pas les imiter et quil faut ignorer leur manière dagir. Nous avons rendu « (ils disent et) ne font pas » par « (ces actions) diffèrent de (ce quils disent) », pour exprimer lécart entre leur parole et leur conduite. Comme nous lavons dit, le mot « faire » est un terme très général, non spécialisé, qui offre une grande flexibilité pour couvrir différentes situations.
Chez Matthieu, le verbe « faire » est dune grande importance. Autant dans lÉglise catholique lorthodoxie (la doctrine juste) est ce qui prime, autant dans le monde juif cest lorthopraxie (laction juste) qui prime. Aussi, il ne faut pas se surprendre que le Juif Matthieu mette laccent sur les choses à faire. Sur les 86 occurrences du mot, 52 lui sont propres. La perception de limportance dagir chez Matthieu est accentuée si on regarde de près son Sermon sur la montagne (5, 1 7, 28), qui est pour lui en quelque la charte de la vie chrétienne. Le mot « faire » y apparaît 22 fois, et 17 fois il lui est propre, ce qui fait que 33% (17 occurrences sur 52) des occurrences qui lui sont propres. Regardons plus en détail. Il y a dabord laffirmation que la législation juive est là pour rester, même pour le chrétien : Car je vous le dis, en vérité: avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur li, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc qui violera lun de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux; au contraire, celui qui les fera (poieō) et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux (5, 18-19) Mais il reste que les trois principales actions demandées sont : laumône, la prière et le jeûne. Quand donc tu fais (poieō) laumône, ne va pas le claironner devant toi; ainsi font les hypocrites... quand tu fais (poieō) laumône, que ta main gauche ignore ce que fait (poieō) ta main droite (6, 2-3) Quand Matthieu conclut son Sermon sur la montagne, on nest pas surpris de voir quil revient sur le « faire » : limportant nest pas de proclamer quon est Juif ou Chrétien, limportant est de démontrer quon a agi. Ce nest pas en me disant: "Seigneur, Seigneur", quon entrera dans le Royaume des Cieux, mais cest en faisant (poieō) la volonté de mon Père qui est dans les cieux. Beaucoup me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, nest-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé? En ton nom que nous avons chassé les démons? En ton nom que nous avons fait bien des miracles? Alors je leur dirai en face: Jamais je ne vous ai connus; écartez-vous de moi, vous qui commettez liniquité (anomia) (7, 21-23) Il faut savoir que anomia signifie : absence de loi ou de préceptes. Ainsi, après avoir commencé son Sermon sur la montagne en demandant de respecter chaque petit point de la Loi, il le termine en disant que cette observation de la Loi sera le critère pour entrer dans le royaume de Dieu. On ne peut être plus Juif. Cest dans la même ligne quil faut lire sa parabole de lhomme qui avait deux fils et auxquels il demande daller travailler à sa vigne, et dont lun répond négativement, mais sy rend finalement, lautre répond affirmativement, mais ne sy rend pas, et qui se termine ainsi : Lequel des deux a fait (poieō) la volonté du père" - "Le premier", disent-ils. Jésus leur dit: "En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu (21, 31) Il est difficile de départager ce qui remonte à lépoque de Jésus et le travail dédition de Matthieu pour sadresser à sa communauté de Judéo-chrétiens, probablement centrée autour dAntioche. Cette dernière avait la réputation dêtre assez conservatrice. Mais quand on lit dans son ensemble lévangile de Matthieu, on ne peut sempêcher davoir limpression dun relâchement de lenthousiasme initial, si bien quon a chez lui cette phrase surprenante : « Par suite de liniquité (anomia) croissante, lamour (agapē) se refroidira chez le grand nombre » (24, 12). Encore une fois, rappelons que anomia signifie : absence de loi ou de préceptes. Matthieu sent donc le besoin de rappeler cette loi à une communauté judéo-chrétienne qui semble sen détacher, et qui se résume à celle de lamour; et cest ainsi que le dernier discours quil met dans la bouche de Jésus est celui du jugement dernier, centré sur le « faire » face à celui qui a faim, a soif, est étranger, est dénudé, est malade, et est en prison : Et le Roi leur fera cette réponse: En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous lavez fait (poieō) à lun de ces plus petits de mes frères, cest à moi que vous lavez fait (poieō)... Alors il leur répondra: En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne lavez pas fait (poieō) à lun de ces plus petits, à moi non plus vous ne lavez pas fait (poieō) (20, 40.45) Lintérêt que porte Matthieu sur le « faire » nous donne le contexte pour comprendre ce Jésus quil nous présente en train dinvectiver les scribes et les Pharisiens. |
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tēreite (gardez) | Voilà un mot surtout utilisé par la tradition johannique : Mt = 6; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 18; Ac = 8; 1Jn = 7. Le mot signifie dabord « garder », mais, comme en français, il désigne diverses réalités, et donc peut se traduire de diverses manières. Considérons-en cinq.
Chez Matthieu, on ne rencontre que deux significations différentes du mot, dabord « observer », comme ici et en 28, 20, et « surveiller » dans cette scène propre à Matthieu où on assigne des gardes pour surveiller le tombeau où on a déposé Jésus (27, 36.54; 28, 4). Les cinq occurrences de tēreō dans son évangile lui sont tous uniques. Mais ce quil faut surtout remarquer, cest que tēreō, au sens dobserver les préceptes de notre v. 3, conclut également son évangile, quand Jésus ressuscité rencontre ses disciples en Galilée pour les envoyer en mission et leur dit : Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer (tēreō) tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusquà la fin du monde (28, 19-20) Lobservance des préceptes et la pratique lenseignement de Jésus est au coeur de son évangile. |
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oun (donc) |
Oun est une conjonction fréquente (Mt = 56; Mc = 6; Lc = 33; Jn = 200; Ac = 61) qui signifie : donc, alors, en effet, en conséquence. Elle établit un lien entre ce qui précède et ce qui suit, un lien logique ou chronologique. Même si, sur le plan quantitatif, Matthieu nest pas celui qui lutilise le plus, il fait néanmoins partie de son vocabulaire typique. Pour sen rendre compte, il suffit dobserver que sur les 56 occurrences du mot dans son évangile, 46 lui sont propres. Non seulement il apparaît dans les sources qui lui sont propres, mais il prend linitiative de lajouter dans les autres sources quil recopie, i.e. la source marcienne et la source Q. Par exemple (en souligné ce quil modifie de sa source) :
Pourquoi Matthieu insère-t-il « donc »? Il aime les choses bien structurées. Par exemple, la question des disciples en 17, 10 suit la scène de la transfiguration où Élie était présent, dès lors le « donc » permet détablir le lien logique entre les deux passages. Le « donc » de 22, 28 conclut le récit sur la mort de tous les maris de la femme et présente la question posée comme la suite logique. Le « donc » de 7, 24 suit lavertissement de Jésus quil ne suffit pas de lappeler Seigneur, mais quil faut mettre en pratique ce quil enseigne, et dès lors il permet détablir le lien entre cet avertissement et la petite parabole qui suit. Le « donc » de 10, 32 suit le rappel de Jésus que Dieu a souci de chacun dentre nous, et permet de conclure que, en conséquence, il ne faut pas avoir peur de témoigner. Matthieu est le spécialiste des raccords. Que signifie alors le « donc » de notre v. 3? Jésus vient daffirmer : « Les spécialistes de la Bible et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse ». Comment interpréter cette affirmation? Daucuns pourraient penser quil sagit dune usurpation, au sens quils ont pris indûment cette place. Le « donc », qui suit, dit tout le contraire : « donc, mettez en pratique et observez tout ce quils peuvent vous dire ». Le « donc » signifie : en conséquence. Ainsi, le devoir découter les scribes et les Pharisiens est basé sur le fait quils ont la même autorité que Moïse. |
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panta hosa ean (tout autant de choses) |
La combinaison des mots grecs pas hosos ean est unique à Matthieu dans les évangiles-Actes. À part sa présence ici, elle apparaît également plus tôt en 7, 12 : « Ainsi, tout ce que (pas hosos ean) vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux: voilà la Loi et les Prophètes ». Dans ce dernier cas, Matthieu reprend un passage de la source Q, mais cest lui qui semble ajouter pas hosos ean à sa source. Quant à lexpression hosos ean, elle apparaît quelque fois dans les évangiles-Actes : Mt = 5; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Comme on le voit, lexpression se retrouve presquexclusivement chez Matthieu. Nous sommes vraiment devant son vocabulaire.
Or, que nous dit Matthieu? « Observez tout ce quils (les scribes et les Pharisiens) peuvent vous dire ». Nous avons souligné « tout », car laffirmation semble dénuée de nuance. Mais elle est cohérente avec son Sermon sur la montagne : « Celui donc qui violera lun de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux; au contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux » (5, 19). De plus, Matthieu distingue le message du messager. Même sil dénonce lattitude des messagers, le message garde toute sa force. |
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erga (oeuvres) |
Le mot ergon (oeuvre, action, acte) nest pas très fréquent dans les évangiles-Actes, sauf chez Jean : Mt = 6; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 27; Ac = 10. Mais chez Matthieu, il joue un rôle important. Noublions pas que le monde juif est centré sur lorthopraxie, donc sur lagir et les oeuvres. De fait, sur les six occurrences dans son évangile, cinq lui sont uniques. Et dans ce dernier cas, le mot est toujours au pluriel, pour désigner lensemble de lagir humain. Cest ce quon attend du chrétien :
Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin quils voient vos bonnes oeuvres (ergon) et glorifient votre Père qui est dans les cieux (5, 16) Jésus sest fait connaître par ses oeuvres (11, 2), et la Sagesse de Dieu sest fait connaître par ses oeuvres (11, 19; le mot oeuvre semble ajouté par Matthieu). Alors, devant la valeur clé que sont laccomplissement des oeuvres, les scribes et les Pharisiens ont échoué. |
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v. 4 De plus, ils surchargent les autres de graves obligations [exigeantes] et contraignantes, alors qu'eux, ils ne veulent même pas les soulever de leur doigt.
Littéralement : Puis, ils enchaînent (desmeuousin) des charges (phortia) lourdes (barea) [et pesantes (dysbastakta)] et ils imposent (epititheasin) sur les épaules (ōmous) des hommes (anthrōpōn), puis, eux, de leur doigt (daktylō) ils ne veulent (thelousin) pas les soulever (kinēsai). |
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desmeuousin (ils enchaînent) | Le verbe desmeuō est très rare : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : enchaîner, attacher. Par exemple, en Lc 8, 29, on peut lire : « Car bien des fois il (lesprit impur) sétait emparé de lui et il était gardé lié (desmeuō) de chaînes et dentraves... ». En Ac 22, 4, Luc met dans la bouche de Paul ces paroles : « Jai persécuté à mort cette Voie, chargeant de chaînes (desmeuō) et jetant en prison hommes et femmes ». Dans le reste du Nouveau Testament, cest surtout le substantif desmos (lien, chaîne, attache) qui est utilisé, en particulier dans le contexte de lemprisonnement de Paul où il parle de ses chaînes (par exemple, Ph 1, 7 ou Phm 1, 13 ou Col 4, 18). On peut être surpris de voir des mots comme chaînes, alors quon parle ici de préceptes. Mais le monde juif voyait des exigences de la loi comme une forme dentrave quil fallait joyeusement accepter, comme lécrit Ben Sira à son fils, lui demandant daccueillir la sagesse et ses instructions : « Engage tes pieds dans ses entraves et ton cou dans son collier. Présente ton épaule à son fardeau, ne sois pas impatient de ses chaînes (desmos). » | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
phortia (des charges) | Phortion est un substantif également peu fréquent : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 1. Il signifie : charge, faix, cargaison, fret, marchandises. Sa signification littérale renvoie à la marchandise quon transporte, comme le montre ce passage de Ac 27, 10 où le bateau sur lequel navigue Paul est sur le point de faire naufrage : « Mes amis, leur disait-il, je vois que la navigation nira pas sans péril et sans grave dommage non seulement pour la cargaison (phortion) et le navire, mais même pour nos personnes ». Cest aussi ce dont on charge un animal pour le transport : « A lâne le fourrage, le bâton et la charge (phortion); à lesclave le pain, la correction et le travail » (Si 33, 25).
Mais, dans les évangiles, phortion a une signification symbolique :
Comme nous lavons vu plus haut dans le Siracide, le fardeau ou la charge fait référence à linstruction du sage. Et comme tout précepte, qui découle dune instruction, elle comporte des exigences qui ne sont pas toujours aisées pour une personne humaine. En regard de Mt 11, 30 que nous venons de lire, où Jésus invite les gens à venir à lui, car son fardeau est léger, ny a-t-il pas contradiction chez Matthieu? Car, ne loublions pas, Jésus vient de dire : « mettez en pratique et observez tout ce quils peuvent vous dire ». Mais, en même temps, ce quils disent est un fardeau pesant et contraignant; donc Jésus demanderait daccepter ce fardeau. Une solution possible à cette apparence de contraction est que Matthieu doit maintenir un équilibre délicat entre éviter quune communauté judéo-chrétienne abandonne tout son héritage religieux, se désintègre en quelque sort et perde tous ses points de repère, et lacceptation dune vision nouvelle centrée sur Jésus ressuscité, et son message autour de lamour radical tel quexplicité dans le Sermon sur la montagne. La communauté de Matthieu demeurera une communauté conservatrice, mais elle saura retrouver lessentiel. Bref, limage des chaînes traduit lidée de lobligation : mettre en pratique les préceptes nest pas optionnel. Ici, Matthieu a recours à limage de bagages ou de marchandises quon enchaîne autour dun animal, comme lâne, pour le transport; comme cette charge est bien attachée, lanimal ne peut sen débarrasser. Aussi, pour traduire lidée dune charge à porter qui est obligatoire, jai opté pour la traduction : « surcharger dobligations ». |
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barea (lourdes) | Barys est un adjectif très peu fréquent (Mt = 1; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 2) dans tout le Nouveau Testament et signifie : lourd, grave, violent. Luc lutilise deux fois dans les Actes, dabord en mettant ladjectif dans la bouche de Paul dans son discours dadieu à Milet alors quil dit : « Je sais, moi, quaprès mon départ il sintroduira parmi vous des loups féroces (barys) qui ne ménageront pas le troupeau » (20, 29); ensuite, il lutilise pour décrire la situation de Paul en état darrestation à Césarée, alors que des « Juifs descendus de Jérusalem lentourèrent, portant contre lui des accusations multiples et graves (barys), quils nétaient pas capables de prouver » (25, 7). Ici, dans le contexte dobligations, il faut traduire par « graves » : ces obligations sont importantes et sérieuses. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
anthrōpōn (des hommes) | Ny a-t-il pas mot plus banal que celui de anthropos : homme? Bien sûr, il ne sagit pas du mâle par opposition à la femelle, mais de lêtre humain en général. On apprendra sans surprise quil est très fréquent : Mt = 115; Mc = 56; Lc = 95; Jn = 59; Ac = 45. Comme on le constate, cest un mot quaime beaucoup Matthieu. Pourquoi? Il nest pas là pour nous le dire. Mais on peut émettre des hypothèses. Tout dabord, faisons remarquer que sur les 115 occurrences, 53 lui sont propres. Et quand on regarde de près ces occurrences qui lui sont propres, on a limpression que lévangéliste lui fait jouer trois rôles :
Pourquoi tant tenir à insérer le mot « homme »? Encore une fois, rappelons de limportance capitale de lorthopraxie dans le monde juif. Lhomme est appelé à agir, et par son libre arbitre il décide de ces choix. Matthieu semble mettre laccent sur cet aspect dramatique de la vie humaine, où lhomme est appelé à choisir entre le bien et le mal, comme le rappelle si souvent le Deutéronome. Et en parlant de lhomme, il peut sadresser à lhumanité en général. Revenons au v. 4. Nous avons affirmé que Matthieu semble faire jouer trois rôles au mot « homme ». Il est assez clair quici cest le premier rôle quil fait jouer au mot, et quil faut le traduire par « les autres » : en effet, dune part il y a les scribes et les Pharisiens qui édictent les règles, et dautre part il y a ceux qui doivent les mettre en pratique, i.e. « les autres ». |
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dysbastakta (pesantes) |
Ladjectif dysbastaktos signifie : lourd à porter, intolérable. Il provient de la source Q et ne se retrouve nulle part ailleurs dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Et dans la Septante, il napparaît que dans le livre des Proverbes : « La pierre est lourde et le sable est difficile (dysbastaktos) (à transporter) » (27, 3). Cet adjectif a aussi comme synonyme : dyskolos (difficile, malaisé) qui napparaît que chez Marc dans tout le Nouveau Testament dans le contexte du discours de Jésus sur les riches (« Mes enfants, comme il est difficile (dyskolos) dentrer dans le Royaume de Dieu! », 10, 23), et ladverbe associé dyskolōs, (difficilement) qui apparaît également dans le même contexte chez Marc (« Comme il sera difficile (dyskolōs) à ceux qui ont des richesses dentrer dans le Royaume de Dieu! », 10, 24), un texte que recopie Luc (18, 24) et Matthieu (19, 23). Deux conclusions simposent : tout dabord dysbastaktos ne fait pas partie du vocabulaire de Matthieu, ensuite le mot signifie quelque chose de lourd, au sens quil est difficile à porter, presquintolérable, doù notre traduction « exigeant ».
On aura remarqué les parenthèses carrées : [et exigeantes]. Pourquoi? Il ny pas dunanimité dans les manuscrits grecs. Lexpression est présente dans les codeci Synaïticus (4e s.), Vaticanus (4e s.), Bezae (5e s.), dans la traduction latine de la vulgate (4e s.) et certains vieilles traductions latines qui sétendent du 5e a 7e siècle, certaines traduction syriaque qui sétendent du 4e au 7e siècle, tout comme la traduction copte sahidique (3e ou 4e s.) et chez certains auteurs anciens comme Clément dAlexandrie (3e s.) ou Jean Chrysostome (5e s.) . Par contre, elle est absente du Codex Regius (8e s.), des certaines vieilles traductions latines, syriaques (dont la Peshitta) et coptes, dauteurs anciens comme Irénée de Lyon (3e s.) et Origène (3e s.). Comment décider de la version la plus authentique? À cause de la valeur et du nombre de manuscrits qui soutiennent la recension « et exigeantes », la plupart des Bibles ont opté pour garder cette expression. Il faut reconnaître pourtant quil est possible que la présence de lexpression au v. 4 de Matthieu provienne de linitiative dun copiste qui, layant noté dans le passage parallèle de Luc 11, 46 (« parce que vous chargez les autres de charges lourdes (dysbastaktos)), a cru bon faire une certaine harmonisation entre les deux textes. Et cette harmonisation a pu se produire très tôt dans la tradition manuscrite. Bref, on ne peut être totalement sûr de la recension authentique, doù les parenthèses carrées. |
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epititheasin (ils imposent) | Le verbe epitithēmi est un mot composé, formé du verbe tithēmi (mettre) et de la préposition epi (sur), doù les diverses traductions : poser sur, mettre sur, imposer, infliger, fournir : Mt = 6; Mc = 8; Lc = 4; Jn = 2; Ac = 13. Dans lensemble des évangiles-Actes, il apparaît surtout dans trois contextes différents.
Quen est-il chez Matthieu? La première chose à noter est que le verbe epitithēmi apparaît deux fois dans le contexte dimposition des mains (aux enfants) (19, 13.15), et quatre fois dans celui où on place quelque chose sur un objet ou une personne. Ensuite, même sil napparaît pas comme un mot quil affectionne particulièrement, il lutilise systématiquement pour décrire certaines situations selon son habitude de tout standardiser, i.e. les gestes semblables doivent être décrits avec les mêmes mots. Donnons des exemples.
En raison de cette systématisation du vocabulaire, les six occurrences de epitithēmi dans son évangile lui sont uniques, même si la plupart des scènes sont empruntées à Marc; il ne semble pas apprécier les élans fantaisistes de son prédécesseur. Ici, au v. 4, nous avons un cas clair où il sagit de placer quelque chose sur quelquun, en loccurrence des obligations que des gens auront à mettre en pratique. Nous avons une situation semblable dans les Actes des Apôtres alors que Luc raconte cette fameuse réunion de Jérusalem où il fallait discuter des obligations quon devait ou non imposer aux chrétiens issus du paganisme, et où il met cette phrase dans la bouche de Pierre : « Pourquoi donc maintenant tentez-vous Dieu en voulant imposer (epitithēmi) aux disciples un joug que ni nos pères ni nous-mêmes navons eu la force de porter? » (Ac 15, 10). Le parallèle est assez clair : quon parle de charges, obligations, fardeaux ou joug, on désigne ces préceptes de la tradition juive. Et il est aussi clair quils sont exigeants et difficiles à suivre. |
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ōmous (épaules) | Dans tout le Nouveau Testament, ce mot napparaît quici et chez Luc 15, 5 (« Et, quand il (le berger) l(sa brebis) a retrouvée, il la met, tout joyeux, sur ses épaules »). Lépaule désigne le haut du dos. Comme on transporte des objets lourds sur son dos, les épaules en viennent à désigner les charges quon doit porter. Encore aujourdhui, dans le langage courant, on dira de quelquun quil a « les épaules larges » pour exprimer le fait quil assume la responsabilité de beaucoup de choses. Dans lAncien Testament, les responsabilités sur ses épaules pouvaient être vus de manière positive : LXX « Car un petit enfant nous est né, et un fils nous a été donné ; la principauté repose sur son épaule (ōmos), et il est appelé de ce nom, lAnge du grand conseil. Par lui jamènerai la paix sur les princes, par lui la santé et la paix » (Is 9, 5). Mais le plus souvent, le mot fait référence aux contraintes qui étouffent : LXX « Et en ce jour voici ce qui arrivera : ton joug sera ôté de ton épaule (ōmos), et tu seras délivré de ta crainte, et le joug qui pesait sur tes épaules (ōmos) sera réduit en poudre » (Is 10, 25). Cest dans ce contexte-ci quil faut lire ce que les scribes et les pharisiens mettent sur les épaules des gens. Comme nous lavons vu plus tôt avec le Siracide, les préceptes de la loi peuvent être vus comme un poids sur les épaules, i.e. quelque chose de lourd quon doit porter : « Courbe ton épaule (ōmos) pour la (la sagesse) porter, et ne tirrite pas de ses liens » (Si 6, 25). En fait, il sagit de courber le dos, mais lépaule représente le dos. Et cest sur son dos quon doit porter les préceptes de la loi, i.e. les mettre en oeuvre. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
thelousin (ils veulent) | Le verbe thelō signifie : vouloir, être déterminé à, désirer, souhaiter, se plaire à, aimer. Voilà un mot tout à fait matthéen : Mt = 43; Mc = 25; Lc = 28; Jn = 23; Ac = 14. Parmi les 43 occurrences dans son évangile, 27 lui sont propres. Ainsi, non seulement il lemploie plus souvent que les autres évangélistes, mais il lajoute parfois à ses sources. Un exemple typique est le récit de la transfiguration. Marc 9, 5 écrit : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Rabbi, il est bon que nous soyons ici; et faisons trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" », Matthieu recopie ce texte avec surtout deux modifications : « Et, prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu veux, je ferai ici trois tentes, pour toi une et pour Moïse une et pour Élie une" » (voir aussi la multiplication des pains où, devant la perspective pour Jésus de renvoyer la foule à jeun, Matthieu ajoute au récit de Marc « je ne le veux pas, ils pourraient défaillir » (15, 32).
Pourquoi cette insistance sur le vouloir? Quand on parcourt lévangile de Matthieu, on note une insistance particulière sur lagir : « Ce nest pas en me disant: Seigneur, Seigneur, quon entrera dans le Royaume des Cieux, mais cest en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (7, 21). Cest une attitude typiquement juive où laccent est sur lorthopraxie, le « faire », laction droite; il est plus important davoir des actions justes, que des idées justes (orthodoxie). Ainsi, il est probable que cest lui qui ajoute « que soit faite ta volonté comme au ciel aussi sur terre » au Notre Père (une phrase absente chez Luc 11, 2). Limportance de cette volonté transparaît dans certaines paraboles, comme celle des ouvriers de la dernière heure : « Prends ce qui est tien, et va. Je veux à ce dernier-ci donner comme à toi. Ne mest-il pas permis de faire ce que je veux de mes biens? Ou bien ton oeil est-il mauvais parce que suis bon? » (20, 14-15); ou encore, celle des deux fils à qui le père demande daller travailler à la vigne : « Je ne veux pas, répondit le premier; ensuite pris de remords, il y alla... le deuxième répondit: Entendu, Seigneur, et il ny alla point. Lequel des deux a fait la volonté du père » (21, 29-31). Ainsi, pour Matthieu, lêtre humain a limmense responsabilité de ses décisions et de ses actes, quil est appelé à ajuster à la volonté de Dieu. Quand il met dans la bouche de Jésus à la Cananéenne : « Quil tadvienne comme tu veux » (Mt 15, 28), il souligne limportance de laction prise par la femme dès le début, du respect de sa décision libre de le poursuivre au point de limportuner. Cette décision et cette action prenaient leur source dans son immense foi. Ici, au v. 4, Matthieu accentue la responsabilité des scribes et des Pharisiens. En effet, il ne dit pas : ils ne sont pas capables, mais plutôt : ils ne veulent pas. Cest une décision de leur part dont ils portent la responsabilité; ils se sont mis eux-mêmes « hors la loi ». |
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kinēsai (soulever) | Le verbe kineō est très rare et nest présent que chez Mt, Mc, Ac et lApocalypse dans tout le Nouveau Testament : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 3; Ap = 2. Il signifie : faire mouvoir, remuer, déplacer, secouer, hocher, soulever, exciter, déranger. Cest un mot qui fait référence aux capacités dynamiques du corps, et qui nous a donné le mot français : kinesthésie. Cest Marc qui a introduit le mot avec la scène de la croix : « Les passants linjuriaient en hochant (kineō) la tête et disant: "Hé! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours » (15, 29). Matthieu a repris cette scène en 27, 29. Le mouvement de faire bouger la tête était perçu comme un signe de dérision comme on le voit dans quelques passages de lAncien Testament :
Dans les Actes des Apôtres, le verbe désigne mouvement dont nous sommes capable du fait même que nous sommes vivant (17, 28), lagitation dune foule surexcitée (21, 30), laction de semer le désordre dans une ville (24, 5). Ici, au v. 4, nous sommes devant une signification unique : bouger le doigt. Comme il sagit de bouger le doigt pour assumer la charge des obligations, nous avons choisi de traduire kineō par soulever, comme on soulève un poids. |
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daktylō (doigt) |
Il y a peu de choses à dire sur daktylos qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, ne se trouve que dans les évangiles dans tout le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 3; Ac = 0. Chez Jean, cest Jésus qui écrit avec son doigt dans le sable et demeure silencieux, quand on lui demande ce quil pense de la femme adultère (8, 6) et cest la scène avec Thomas qui ne croira pas tant quil naura pas mis son doigt dans la marque des clous (20, 25.27). Chez Marc, cest Jésus qui guérit un sourd en lui mettant ses doigts dans les oreilles (7, 33). Chez Luc, cest Jésus qui dit chasser les démons par le doigt de Dieu (11, 20), cest le riche qui, dans lau-delà, demande à Abraham de pouvoir tremper son doigt dans leau pour se rafraîchir la langue (16, 24), et cest le passage parallèle à Matthieu où Jésus reproche aux légistes ne pas toucher dun seul de leurs doigts les fardeaux quils imposent aux gens (16, 24).
Ainsi, ici au v. 4, Matthieu reprend de la source Q ce passage où Jésus plaint les spécialistes de la loi qui imposent des exigences sévères aux gens, alors queux ne touchent en aucune façon à ces exigences, ni de près, ni de loin. Mais sa façon de sexprimer diverge légèrement de celle de Luc. Regardons dun peu plus près.
Il faut noter quatre choses :
Il est donc probable que Luc, comme nous lavons déjà fait remarquer, est plus près de la version originelle de la source Q, alors que Mt fait sentir son travail dédition, comme le fait dutiliser thelō, un mot important de son vocabulaire. Car si des paroles similaires ont été dans la bouche de Jésus (dans leur version araméenne, bien sûr), il est probable que ce dernier se soit adressé directement aux spécialistes de la loi pour dénoncer leur attitude, à la manière dun prophète; avec Matthieu, on est au temps de la communauté chrétienne à qui on donne un enseignement sur les « adversaires » à ne pas imiter. Enfin, sil faut choisir entre « toucher » ou « soulever » pour la version originelle de la source Q, en parlant du doigt, il faut choisir « toucher », en raison même de sa rareté, car dans un travail dédition on tend à avoir recours à un vocabulaire quon connaît bien. Alors, si « toucher dun de ses doigts » provient de la source Q quavait sous les yeux Matthieu, pourquoi la-t-il transformé en « soulever de leur doigt »? Connaissant le goût de Matthieu pour les structures logiques, on peut deviner que, après une phrase où on parle dun fardeau qui pèse sur les épaules, il trouvait plus logique davoir des doigts qui les lèvent ou les soulèvent, plutôt que de doigts qui les touchent. Ce serait en tout cas dans son style. |
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v. 5 Toutes leurs actions, ils le font pour être bien vus des autres, et c'est ainsi qu'ils grossissent leurs insignes de piété et allongent les houppes religieuses au bas de leur vêtement.
Littéralement : Puis, toutes les oeuvres d'eux ils font pour être regardés (theathēnai) par les hommes, car ils élargissent (platynousin) les phylactères (phylaktēria) d'eux et ils agrandissent (megalynousin) les franges (kraspeda), |
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theathēnai (pour être regardés) | Le mot theaomai nexiste pratiquement pas en dehors des évangiles-Actes et la tradition johannique : Mt = 4; Mc = 2; Lc = 3; Jn = 5; Ac = 3; 1 Jn = 3 (lexception étant Rm 15, 24). Il signifie : regarder, contempler, voir. Il apparaît dans deux contextes différents : celui où on remarque quelquun, on lobserve et on lexamine, et celui de la foi où on « voit » Jésus ressuscité (appendice à lévangile de Marc) et on contemple sa gloire (tradition johannique).
Chez Matthieu, sur les quatre occurrences, trois lui sont uniques. Mais ce qui est remarquable, cest de retrouver deux fois dans ces trois occurrences une structure qui est le reflet de son style : la préposition « pour » (pros), suivi de larticle défini neutre « le » (to), suivi du verbe à linfinitif.
Dans les évangiles-Actes, cette structure est utilisée 7 fois : 1 fois par Luc (18, 1), 1 fois par Marc (13, 22) et 5 fois par Matthieu; à part les deux versets cités, il y a aussi :
Ainsi, ici au v. 23, 5, nous avons une phrase qui reflète le style de Matthieu, et qui est la face négative dune des recommandations de Jésus dans son Sermon sur la montagne en 6,1 : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les autres pour être bien vus deux ». Et trois exemples sont donnés :
Les scribes et les Pharisiens font exactement ce que Jésus a demandé de ne pas faire. |
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platynousin (ils élargissent) | Le verbe platynō napparaît quici dans les évangiles-Actes : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Il signifie : élargir, sélargir, souvrir, amplifier. Ailleurs dans le Nouveau Testament, Paul lutilise deux fois en 2 Co 6 où il écrit quil a ouvert grand son coeur aux Corinthiens (11), et les invite à faire de même (13). Dans lAncien Testament on le retrouve quelque fois dans ses principaux livres; on parle douvrir grand ou de dilater son coeur (par ex. Ps 119, 32), douvrir grand la bouche pour déblatérer contre quelquun (par ex. Ps 35, 21), des rameaux darbre qui sagrandissent à cause de labondance des eaux (Ez 31, 5), de la personne qui sest engraissée (Dt 32, 15), etc. Bref, cest toujours lidée dune personne ou dun objet qui connaît une expansion. Ici, au v. 5, lobjet qui connaît une expansion est un symbole de piété, car les scribes et les pharisiens tiennent à ce quil soit bien vu. Nous avons opté pour la traduction : grossir, comme on grossit à la loupe un petit objet. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
phylaktēria (phylactères) |
Le mot phylaktērion napparaît quici dans toute la Bible. Il désigne les parchemins contenant, écrits, certains textes de la loi, et que lon portait dans de petites boîtes attachées au front ou sur le bras, selon une lecture très littérale des prescriptions de la Bible, plus précisément des textes suivants :
Phylactère est donc un terme très technique. Pour en généraliser la signification, jai pensé le traduire par : insigne de piété, i.e. un emblème exprimant leur dévotion à la parole de Dieu. (Image: un Juif en prière de Chagall où on voit au front et au bras des phylactères) |
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megalynousin (agrandissent) | Le verbe megalynō est très peu fréquent : Mt = 1; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 3. À part évangiles-Actes, on ne le rencontre que chez Paul (Ph 1, 20; 2 Co 10, 15). Il signifie : rendre grand, agrandir, grandir, croître, magnifier, exalter. Chez Luc, il signifie magnifier ou proclamer les louanges ou exprimer la grandeur de quelquun : Marie exalte le Seigneur (Lc 1, 48), le Seigneur exprime sa grandeur par sa miséricorde (Lc 1, 58), la peuple célèbre les louanges de la communauté chrétienne (Ac 5, 13), les gens parlent en langues et magnifient Dieu (Ac 10, 46), et le nom du Seigneur est glorifié (Ac 19, 17); le contexte est religieux et liturgique. Chez Paul, cest la place de lapôtre dans le coeur de sa communauté qui grandit (2 Co 10, 15), ou cest le Christ qui est glorifié dans le corps de lapôtre (Ph 1, 20). Tout cela nous offre peu de parallèles avec Mt 23, 5. Quant à lAncien Testament, on se promène un peu dans les mêmes eaux, où le terme varie entre son sens religieux (par ex. Si 43, 31 : « Qui est capable de le louer tel quil est ? »), et son sens ordinaire (par ex. Ez 9, 9 : « Liniquité de la maison dIsraël et de Juda a beaucoup, beaucoup grandi »).
Megalynō en Mt 23, 5 renvoie à ce quon faisait avec la frange ou les houppes des robes des gens pieux, et nous pensons quil sagissait de les allonger pour quils soient plus voyants. |
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kraspeda (franges) |
Comme on le devine, kraspedon (bord ou frange dun vêtement ou dun manteau) est peu fréquent dans toute la Bible (9 occurrences en tout) : Mt = 3; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0; Nb = 2; Dt = 1; Za = 1. On fait cette frange au bout dune pièce de tissu en réservant une certaine longueur des fils de chaîne qui sont noués, ou attachés par un autre fil. « Lart mésopotamien représente presque toujours les gens vêtus de tissus à franges... Par la suite, la frange a été réduite à quatre houppes aux coins des manteaux » (L. Monloubou, F.M. Du But, Dictionnaire biblique universel. Paris-Québec, Desclée Anne Sigier, 1984, p. 275).
Dans les évangiles, on présente Jésus comme un Juif pieux qui portait une frange à son vêtement. Cette frange était munie dun fil violet, symbole du ciel et devait rappeler les commandements de Dieu. Ainsi était-elle entourée dune certaine vénération, comme on le voit dans les épisodes où les gens cherchent à la toucher.
La tradition juive faisait remonter cette pratique à Moïse.
On notera que leffilé couleur dhyacinthe dans le livre des Nombres est une référence au ruban rouge violette utilisée en liturgie (voir Ex 28, 28), et donc évoque la consécration du peuple à Dieu. Les scribes et les Pharisiens « agrandissaient » ces « franges ». Comme le mot « frange » peut sappliquer à tout vêtement pour en indiquer le bord, nous avons préféré traduire kraspedon par « houppe religieuse » pour indiquer quil sagit du prolongement de la frange avec cette forme de gland. Et agrandir cette houppe consistait à lallonger, doù notre traduction. |
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v. 6 Ils aiment le premier divan lors des banquets et les places d'honneur à la synagogue,
Littéralement : puis, ils aiment (philousin) la première place à table (prōtoklisian) dans les festins (deipnois) et les places d'honneur (prōtokathedrias) dans les synagogues (synagōgais), |
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philousin (ils aiment) |
Phileō est avec agapaō la façon dexprimer lacte daimer dans le monde grec (si on exclut eraō qui exprime plutôt lamour passion dun homme et dune femme). Dans cette culture, ladjectif philos exprime lappartenance à un groupe social, sans connotation sentimentale, tandis que le verbe phileō signifie : chérir, aimer, avoir de lamitié (sur phileō et agapaō, voir le Glossaire). Dans lAncien Testament, lacte daimer son Dieu ou son prochain est exprimer par le verbe hébreu ʾāhab, que la Septante a traduit par agapaō (par ex. Dt 6, 5 : « Tu aimeras (agapaō) le Seigneur ton Dieu de tout ton esprit, de toute ton âme, de toute ta force »). Dans le Nouveau Testament, cest également agapaō qui est utilisé pour exprimer cette réalité. Mais il arrive parfois que agapaō et phileō sont utilisés de manière équivalente, surtout chez Jean.
Intéressons-nous plus spécifiquement à phileō. Dans lAncien Testament, le verbe comporte habituellement trois significations différentes.
Quand on se tourne vers le Nouveau Testament (Mt = 5; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 13; Ac = 0), on retrouve également ces trois significations :
Ici, au v. 6, cest lexpression de lintérêt et des préférences des scribes et des Pharisiens que traduit phileō; cet intérêt et ces préférences vont à ce qui les fait bien paraître et les grandit aux yeux des autres. |
Le verbe phileō dans les évangiles-Actes | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
prōtoklisian (première place à table) | Prōtoklisia est formé de deux mots : prōtos (premier) et klisia (une place pour sétendre lors dun repas). Ainsi il signifie : place dhonneur à table, ou premier divan. Notons quon se couchait sur des divans lors des repas festifs. Dans le Nouveau Testament, il napparaît que dans les évangiles synoptiques : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0. Cest Marc qui a introduit le terme avec ce passage : « (Les scribes se plaisent) à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premiers divans (prōtoklisia) dans les festins » (12, 39), un passage que reprennent Lc 40, 46 et Mt 23, 6. À ces trois références, on peut ajouter deux occurrences chez Luc :
Sur les moeurs sociales de lépoque, on devine que le meilleur divan se trouvait tout près de lhôte qui avait organisé le banquet, et que cétait là une marque de déférence et dhonneur. Voilà donc ce que semble rechercher les scribes et les Pharisiens. On imagine à prime abord que beaucoup devaient faire partie de laristocratie. |
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deipnois (festins) | Deipnon ne désigne pas tout repas, mais le repas principal pris le soir, et surtout un repas festif, en particulier lors des noces. Il est peu fréquent dans lensemble du Nouveau Testament : à part les évangiles-Actes (Mt = 1; Mc = 2; Lc = 5; Jn = 4; Ac = 0), il apparaît seulement chez Paul quand il admoneste la communauté chrétienne sur leur façon de prendre ensemble le repas du Seigneur (1 Co 11, 20-21), et dans lApocalypse qui parle des noces avec lAgneau (Ap 19, 9.17).
Chez Jean, le repas festif apparaît dans deux circonstances : le repas avec Marthe, Marie et Lazare (12, 2), le dernier repas de Jésus (13, 2.4; 22, 20). Chez Marc, on fait référence à deux repas, celui dHérode qui fête son anniversaire de naissance (6, 21) et celle de ladmonestation des scribes (12, 39). Chez Luc, la mention du repas festif se trouve dans une exhortation de Jésus, alors quil est invité à un repas par un Pharisien, à ne pas inviter ses amis lorsquon en organise un (14, 12), suivie dune parabole sur un homme frustré de ne pas recevoir de réponse lorsquil invite à un grand repas (14, 16-17.24), et dans une mise en garde contre les légistes (20, 46). Chez Matthieu, on ne trouve que notre texte en 23, 6. Bref, nous ne sommes pas devant un événement fréquent. Il sagit dun repas de grande circonstance. Mais cest ce que recherchent les scribes et les Pharisiens. |
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prōtokathedrias (places d'honneur) | Prōtokathedria est formé de deux mots : prōtos (premier) et kathedra (siège, position assise ou de repos), et donc signifie : première place, place dhonneur. Cest un mot qui napparaît nulle part dans la Bible, sinon dans les évangiles synoptiques : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 2; Jn = 0; Ac = 0. Et les quatre occurrences sont centrées sur lattitude des scribes, des Pharisiens et des légistes et de leur recherche de la première place à la synagogue : il y a dabord Marc 12, 39 (« ils se plaisent à occuper les premiers sièges dans les synagogues ») que reprennent Lc 20, 46 et Mt 23, 6, puis Lc 11, 43 (« Malheur à vous, les Pharisiens, qui aimez le premier siège dans les synagogues »).
Il y a ici un thème fort de la tradition évangélique. Et on ne doit pas sen surprendre : quy a-t-il de plus gratifiant pour un spécialiste de la Bible que dêtre reconnu dans le lieu même de la proclamation et de létude de la Bible. |
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synagōgais (synagogues) |
Le mot signifie : lieu de rassemblement, synagogue, assemblée. Il est associé au verbe synagō qui signifie : rassembler, assemblée. Dans lAncien Testament, il est très fréquent et désigne tout ce qui est multiple de quelque chose, par exemple : « une assemblée de nations » (Gn 35, 11), « lassemblée de Jacob » (Dt 33, 4), « la bande de taureaux » (Ps 68, 31). Dans le Nouveau Testament, le mot ne se retrouve pratiquement que dans les évangiles-Actes (Mt = 9; Mc = 8; Lc = 15; Jn = 2; Ac = 19; lexception étant Ja 2,2 et Ap 2, 9; 3, 9). Et il fait toujours référence au rassemblement à la synagogue. Il ne faut pas sen surprendre : Jésus a fréquenté la synagogue, et les premiers chrétiens comme Paul ont fréquenté la synagogue jusquà ce quils soient mis à la porte (sur les célébrations à la synagogue, on se réfèrera au Glossaire).
Quen est-il de la synagogue chez Matthieu? Il est remarquable que, sur les 9 occurrences du mot chez lui, 6 sont précédées de ladjectif possessif « leurs » ou « vos », par exemple, « leurs synagogues » (4, 23; 9, 35; 10, 7; 12, 9; 13, 54) ou « vos synagogues » (23, 34). Cest beaucoup, beaucoup plus que chez les autres auteurs : Mt = 6; Mc = 2; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 0. Reconnaissons que sur les 6 occurrences, 2 proviennent de Marc (tout comme la seule référence chez Lc provient de Mc). Il reste que 4 occurrences lui sont propres. Quelle conclusion en tirer? Tout dabord, lexpression « leur » ou « vos » créé une certaine distance : cela signifie maintenant quil y a une séparation entre le nous et le vous; ce nest plus notre synagogue, mais votre synagogue. Ensuite, le Juif Matthieu semble à couteau-tiré avec ses coreligionnaires ou les gens de sa race. Ainsi, certains de ces textes semblent avoir été écrits à une époque où les chrétiens fréquentent de moins en moins la synagogue. Par contre, on constate que notre v.6 parle seulement de « les synagogues », tout comme les textes parallèles du Sermon sur la montagne 6, 2.5 : ces trois occurrences appartiennent tous à un contexte où Jésus dénonce cette attitude où on va à la synagogue pour se faire voir et affirmer ses prétentions, et ces trois occurrences sont les seules chez Matthieu où il ne sagit pas de « leurs synagogues ». Quest-ce à dire? On semble avoir lécho dune tradition qui remonte très loin, peut-être à Jésus lui-même, même si Matthieu la remodèle selon son style. |
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v. 7 tout comme à recevoir des courbettes sur la place publique et à être appelés par les autres : maître.
Littéralement : et les salutations (aspasmous) dans les places publiques (agorais) et être appelés (kaleisthai) par les hommes rabbi (rhabbi); |
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aspasmous (salutations) | Le nom aspasmos signifie : salutation orale ou écrite, étreinte, accolade. Dans le Nouveau Testament, il napparaît que dans les évangiles synoptiques (Mt = 1; Mc = 1; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 0) et chez Paul (« La salutation est de ma main, à moi, Paul ») où il sert à conclure quelques lettres (1 Co 16, 21; Col 4, 18; 2 Th 3, 17). Il est totalement absent de la Septante. Chez les Synoptiques, on le retrouve dans deux seuls contextes, dabord celui des scribes qui, daprès Marc 12, 38, aiment recevoir des salutations sur les places publiques, repris par Matthieu 23, 7 et Luc 11, 43 et 20, 46, puis celui du récit de lenfance de Luc où Marie reçoit la salutation de lange (1, 29 : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi) et se demande ce quelle signifie, où Élizabeth reçoit la salutation de Marie (1, 40.44), ce qui amène le petit Jean-Baptiste à tressaillir dans son ventre. Il y a donc dans le geste de la salutation une action dimportance qui nexiste plus dans nos salutations modernes. Pour que les scribes, les légistes et les Pharisiens la recherchent, il devait y avoir un impact social quil nous est difficile de deviner. Afin de décrire ce quil y avait de valorisant dans ce geste, nous proposons de traduire aspasmos par « courbette », pour exprimer la reconnaissance sociale impliquée par ce geste. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
agorais (places publiques) |
Lagora était un lieu important de la vie sociale dans lantiquité. Tout dabord, elle se situait à lentrée de la ville, non à son centre. Cest là que les magistrats rendaient leur jugement (Ac 16, 19 : « Mais ses maîtres, voyant disparaître leurs espoirs de gain, se saisirent de Paul et de Silas, les traînèrent sur lagora devant les magistrats »), cest là que se faisait le marché (Ez 27, 22 : « Les marchands de Saba et de Rhamma trafiquaient avec toi ; ils apportaient à ton marché (agora) les épices les plus recherchées, des pierres précieuses et de lor »), cest là quil faut aller pour rencontrer des gens (Ac 17, 17 : « Il (Paul) sentretenait donc à la synagogue avec des Juifs et ceux qui adoraient Dieu, et sur lagora, tous les jours, avec les passants »). Daprès Marc, Jésus a fréquenté les places publiques, et cest là bien souvent quil opérait des guérisons (Mc 6, 56 : « Et en tout lieu où il pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places publiques (agora) et on le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés »). Donc, une foule bigarrée sy retrouvait, et cest la raison pour laquelle Marc écrit : « Les Pharisiens ne mangent pas au retour de la place publique (agora) avant de sêtre aspergés deau (pour se purifier) » (7, 4).
Matthieu a recours trois fois à ce mot (Mt = 3; Mc = 3; Lc = 3; Jn = 0; Ac = 0) qui nexiste pas ailleurs dans le Nouveau Testament que dans les évangiles-Actes.
Alors que la parabole des ouvriers de la 11e heure est unique à Matthieu, les deux autres références où apparaît agora se retrouvent également chez Luc
On verra plus loin, dans lanalyse des parallèles, quen raison de lordre où apparaît agora (i.e. en dernier, après festins et synagogues), on peut conclure que Matthieu, ici au v. 7, a copié non pas Marc, mais la source Q (cette source commune à Matthieu et Luc). Et étant donné lancienneté de cette source et le fait que lattitude reprochée semble bien cadrer avec lépoque de Jésus, il est possible que ces reproches à légard des spécialistes de la Bible reflètent les interventions prophétiques de Jésus : malgré lobligation davoir à se purifier par la suite, les gens très religieux fréquentaient les places publiques pour être adulés. Quand Matthieu reprend cette tradition, il vise maintenant les chrétiens tentés par une attitude semblable. |
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kaleisthai (être appelés) | Le verbe kaleō (Mt = 26; Mc = 4; Lc = 43; Jn = 2; Ac = 18) possède deux grandes signification : 1) recevoir un nom, être appelé du nom de, donner un nom (les 2/3 des évangiles-Actes); 2) convier quelquun, lappeler, le convoquer (très souvent à un repas festif). Chez Matthieu, sur les 26 occurrences, 20 lui sont propres, ce qui représente une bonne proportion. Quant aux deux grandes significations, elles se répartissent presquégalement (14 en référence au nom, 12 en référence à la convocation). Ici, au v. 7, cest bien sûr le sens de « recevoir un nom », un sens quil aime bien, puisque sur les 14 occurrences, 13 lui sont propres. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
rhabbi (rabbi) | Le grec rhabbi est une translittération de lhébreu rabbi, et le grec rhabbouni de laraméen rabbouni. Cest ce qui nous a donné le mot français : rabbin. Il signifie : « mon maître »; car la racine est רַב, « grand » à la laquelle on ajoute ladjectif possessif « mon », qui sexprime en hébreu et en araméen avec le suffixe en « i »: רַבִּי (rhabbi en hébreu),
Même Jean-Baptiste, daprès lévangéliste Jean (3, 26), sest fait appeler « rabbi » : « ils (les disciples de Jean-Baptiste) vinrent trouver Jean et lui dirent: "Rabbi, celui qui était avec toi de lautre côté du Jourdain, celui à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise et tous viennent à lui!" ». De manière surprenante, le juif Matthieu prend le contre pied de tout cela en faisant apparaître le mot dans un contexte négatif. En effet, sur les quatre occurrences du mot, deux sont mise dans la bouche de Judas dans la scène de la trahison (26, 25.49), et deux sont une invitation à ne pas utiliser ce terme (23, 7-8); jamais Jésus ne se fait appeler « rabbi » par les « bons » disciples ou par la foule. Que conclure? Encore une fois, il faut se placer vers les années 80 où les spécialistes de la tradition juive, en particulier les Pharisiens, qui avaient codifié les traditions ancestrales, et qui donneront naissance à la Mishna, jouissaient dune certaine réputation ; le titre de « rabbi » était valorisé. Étant donné la proximité de la communauté matthéenne avec tout le monde juif, on peut imaginer que certains chrétiens lettrés aient eu tendance à se prévaloir de ce titre. Ne loublions pas, Matthieu est le seul évangéliste à mettre dans la bouche de Jésus un appel à éviter de se faire appeler « rabbi ». Pourquoi? Il ne peut sagir des disciples au temps de Jésus qui auraient eu la tentation de revendiquer le titre de « rabbi »; on na aucun témoignage en ce sens. Alors il faut plutôt se placer au temps où la jeune communauté chrétienne, non encore vraiment séparée de son milieu juif, connait la tentation de prendre certaines de ses habitudes. Lappel de Matthieu est clair : nempruntez pas ce chemin! |
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v. 8 Mais vous, ne vous faites pas appeler : maître, car n'avez qu'un maître, et vous êtes frères les uns des autres.
Littéralement : puis, vous, ne soyez pas appelés rabbi, car un (heis) est de vous l'enseignant (didaskalos), puis tous vous, frères (adelphoi) vous êtes; |
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heis (un) | Ladjectif numéral « un » se distingue mal en français de larticle indéterminé « un », à moins de lécrire « 1 ». En grec, il est plus facile à distinguer en sécrivant : heis. Il occupe une grande place dans le vocabulaire de Matthieu : Mt = 66; Mc = 44; Lc = 43; Jn = 40; Ac = 27. Et plus de la moitié des 66 occurrences lui sont particulières. Mais il y a un point de son style qui surprend et mérite dêtre souligné : à plusieurs reprises, il emploie ladjectif numéral heis au sens dun article indéfini qui, en grec, sexprime par labsence darticle. Donnons quelques exemples (nous utilisons le chiffre « 1 » pour traduire heis).
Cette manière décrire chez Matthieu revient trop souvent pour quelle ne soit pas intentionnelle. Quelle signification lui trouver? Une réponse possible proviendrait du goût de Matthieu pour lexactitude et la précision : il naime pas les choses vagues et floues. Et alors heis pourrait être presque traduit par « un seul », une forme dinsistance : 1 seul scribe (parmi bien dautres), 1 seul chef (parmi bien dautres), 1 seule perle (cest suffisant pour que ça en vaille la peine), 1 seul enfant (même si on ne le fait quà un seul être), 1 seul figuier (parmi bien dautres), 1 seule servante (parmi bien dautres). Cest dailleurs comme ça quon traduit ce passage du Sermon sur la montagne : « Car je vous le dis, en vérité: avant que ne passent le ciel et la terre, pas 1 seul (heis) i, pas 1 seul (heis) point sur li, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé » (5, 18). Passons maintenant à notre v. 8 : car un (heis) est de vous lenseignant. Avec ce que nous venons daffirmer, nous pourrions traduire : car 1 seul de vous est lenseignant. Laffirmation où il ny a quun seul être à posséder certaines qualités revient à quelques reprises chez Matthieu.
On trouve ici une formule stéréotypée qui est propre à Matthieu. Bien sûr, on trouve une formule semblable en Mc 12, 29, mais cest une citation de Deutéronome 6, 4, appelé Shema Israel qui fait partie de la prière quotidienne de tout Juif pieux : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est unique (heis) Seigneur Cest probablement ce qui a inspiré Matthieu à reprendre cette formule, une formule quon retrouve aussi chez le Siracide (1, 8), appliquée cette fois à la sagesse (sophia). Unique (heis) est un sage, grandement redoutable, assis sur son trône, cest le Seigneur. En employant cette formule réservée à décrire Dieu dans lAncien Testament, il est clair que Matthieu veut donner une certaine solennité à laffirmation que Dieu seul est le Bon et Père, que Jésus seul est le Maître et Docteur denseignement, et quainsi à eux seuls ces titres doivent être attribués; en dautres mots, Dieu porte les attributs de ce qui est source de vie, damour et de bonté, Jésus porte les titres reliés à la parole et à la lumière. Voilà un petit résumé de la théologie de Matthieu. Dans cette même ligne, on pourrait se poser la question : alors que Matthieu (22, 34-40) reprend la scène de Marc (12, 28-34) sur le premier de tous les commandements, pourquoi saute-t-il le début de la réponse de Jésus qui cite le Shema Israel affirmant quunique est le Seigneur (kurios, Dieu) pour tout de suite passer au « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... »?
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didaskalos (enseignant) |
Didaskalos est léquivalent grec de lhébreu rhabbi et signifie : celui qui enseigne, lenseignant, le maître. Il est assez fréquent : Mt = 12; Mc = 11; Lc = 17; Jn = 8; Ac = 1. Dans les évangiles, ce titre est presque toujours attribué à Jésus, à lexception de Lc 2, 46 où il désigne les enseignants au temple que lenfant Jésus écoute et interroge, Lc 3, 12 où il est attribué à Jean-Baptiste par les publicains, et Jn 3, 10 où il apparaît comme le titre donné à Nicodème par la société juive de lépoque.
Chez Matthieu, ce titre de didaskalos est toujours attribué à Jésus, à lexception de deux versets où on parle en général des relations maître-serviteur (10, 24-25). Et parmi les 10 occurrences où il désigne Jésus, six sont propres à Matthieu; et ce sont parfois des ajouts quil fait à la tradition quil soit de Marc (voir par exemple 9, 11 ou 22, 36), soit de la source Q (voir par exemple 8, 19). Ainsi, les relations avec Jésus sont ceux des disciples devant un maître, et cest comme ça quon sadresse à Jésus dans les évangiles, i.e. non pas en disant « Jésus », mais en disant « maître ». On reconnaîtra quil y a quelque chose dincongrue à mettre dans la bouche de Jésus une phrase comme celle-ci : « car vous navez quun maître : moi ». Dans la bouche dun homme ordinaire, on crierait à la prétention ou à lautoritarisme. Encore une fois, il faut se replacer vers lan 80, peut-être à Antioche, où Matthieu sadresse à sa communauté chrétienne et met dans la bouche de Jésus ce rappel que leur véritable maître est Jésus. Car un certain nombre de chrétiens portaient le titre de didaskalos, si on en croit Luc en Ac 13, 1 : Il y avait dans lÉglise établie à Antioche des prophètes et des enseignants (didaskalos): Barnabé, Syméon appelé Niger, Lucius de Cyrène, Manaën, ami denfance dHérode le tétrarque, et Saul. De fait, si on se fit à Paul, un certain nombre de chrétiens jouaient ce rôle (1 Co 12, 28-29), et Paul lui-même, daprès 2 Tm 1, 11 jouait ce rôle. Que conclure? Matthieu nous sert une mise en garde, un peu comme le fait Jacques dans son épitre (3, 1 : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à devenir enseignants (didaskalos). Vous le savez, nous nen recevrons quun jugement plus sévère ») : ce nest pas une doctrine personnelle quon promeut, mais cest lenseignement de celui qui a montré le chemin de vie à travers sa propre mort. |
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adelphoi (frères) |
Le mot adelphos signifie : frère. Il revêt deux grandes significations, frère au sens biologique, et frère au sens spirituel (par exemple, les membres dune même communauté religieuse ou sociale). Aussi est-il très fréquent : Mt = 39; Mc = 20; Lc = 24; Jn = 14; Ac = 57. Comme les Actes des Apôtres racontent le développement de la communauté chrétienne, on nest pas surpris de voir le nombre élevé doccurrences du mot. Mais si on se concentre sur les évangiles, on note que cest Matthieu qui lutilise le plus. Et si on va plus loin et quon se centre uniquement sur le sens spirituel du mot, les chiffres mettent en lumière davantage les accents de Matthieu : Mt = 17; Mc = 3; Lc = 7; Jn = 2. Voilà le grand centre intérêt de Matthieu, les frères de la communauté chrétienne.
Quand on regroupe ses textes sur les frères chrétiens, on obtient cinq grands thèmes :
Mentionnons que pour les items ii et iv, Matthieu a puisé dans la source Q, et que pour litem iii il a recopié la tradition marcienne. Ce qui lui est particulier, cest litem i qui se trouve dans le sermon sur la montagne, le discours inaugural de Jésus, et litem v qui appartient à la grande parabole sur le jugement dernier, le dernier enseignement de Jésus; en dautres mots, lenseignement de Jésus commence et se termine avec le thème des frères. Tout cela est voulu par Matthieu. Car son évangile na dautre but que de guider cette communauté avec tout lhéritage issu de Jésus. Et ici au v. 8, cest le rappel que, vouloir utiliser son titre denseignant pour sélever au dessus des autres, cest oublier son identité de frère. |
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v. 9 Et ne vous faites pas appeler "père" sur cette terre, car vous n'avez qu'un père dans le monde de Dieu.
Littéralement : et père (patera) n'appelez de vous sur la terre (gēs), car un est de vous le père, le céleste (ouranios); |
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patera (père) | Comme on peut sy attendre, le mot patēr (père, ancêtre) est très répandu : Mt = 62; Mc = 18; Lc = 52; Jn = 130; Ac = 34. Mais, tout comme en français, il peut revêtir diverses significations, du père biologique au père spirituel. Quand on parcourt les évangiles-Actes, on peut regrouper ces diverses significations en quatre catégories :
On aura remarqué, par les exemples données, que les quatre significations se retrouvent chez Matthieu, si bien que les 62 occurrences du mot peuvent se répartir ainsi : i = 44; ii = 15; iii = 2; iv = 1. Ainsi, cest avant tout Dieu comme père qui apparaît dans son évangile. Mais quen est-il ici au v. 9? Quand Jésus demande de ne pas se faire appeler « père », à quelle signification du mot faut-il se référer? On peut éliminer rapidement i (Dieu père), ii (père biologique), iii (ancêtres). Il resterait donc iv (père spirituel). Y avait-il donc des gens qui tenaient à se faire appeler « père » au sens spirituel? Tout dabord, daprès Xavier Léon-Dufour (Dictionnaire du Nouveau Testament : Paris : Seuil, 1979, p. 420), le rabbi était appelé « père » dans le Judaïsme. On imagine que certains dentre eux profitaient de ce rôle pour se mettre de lavant sur le plan social. Mais si Matthieu a retravaillé ses sources pour nous donner cette scène, ce nest certainement pas seulement par désir dêtre un bon historien du passé ou de condamner ses confrères juifs; il devait y avoir des situations semblables dans sa propre communauté. Et de fait, on en a un écho à travers la pratique de Paul lui-même :
Paul donne lécho dune pratique dans la communauté chrétienne où lévangélisateur ou catéchète ou missionnaire pouvait se considérer comme père de la personne quil avait engendrée à la foi. Très souvent, ce « père » était celui qui avait été linitiateur du baptême de son protégé. Mais ce genre daction a pu facilement dégénérer en conflit de personnalité comme lépitre aux Corinthiens nous en donne un écho : « Jentends par là que chacun de vous dit: "Moi, je suis à Paul" - "Et moi, à Apollos" - "Et moi, à Céphas" - "Et moi, au Christ." » (1, 12). Tout cela devenait une source de division. Si la situation de Corinthe est un écho de ce qui pouvait se passer ailleurs, alors on comprend la mise en garde : ne vous faites pas appeler "père". |
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gēs (terre) | Le nom gē est fréquent dans toute la Bible, et particulièrement dans les évangiles-Actes : Mt = 43; Mc = 19; Lc = 25; Jn = 13; Ac = 33. En français, la terre renvoie à différentes réalités, comme lhumus où on cultive les légumes ou la planète qui circule dans lespace. Il en est de même dans le langage grec des évangiles-Actes. Mentionnons cinq significations différentes.
Comme on peut le constater par nos exemples, les cinq catégories se retrouvent chez Matthieu dans la fréquence suivante : i = 15; ii = 9; iii = 9; iv = 6; v = 4. Dans lensemble, on peut dire que Matthieu est un homme qui a « les pieds sur terre ». Non seulement, il est celui qui a recours plus que les autres au terme gē, mais sur ses 43 occurrences, 31 lui sont uniques (i.e. il a soit ajouté le mot à ses sources, soit le mot lui vient dune source propre). Par exemple, alors que Marc écrit : « Bon est le sel » (9, 50), Matthieu reprend ainsi son texte : « Vous êtes le sel de la terre ». Alors que Luc puise dans la source Q pour écrire : « Et pas un deux (les moineaux) nest oublié devant Dieu » (Lc 12, 6), Matthieu puise à cette même source pour écrire : « Et pas un deux ne tombe sur la terre sans votre Père ». Vraiment, Matthieu tient à mentionner la terre. Quen est-il de notre verset 9 : « ne vous faites pas appeler "père" sur cette terre »? Il est clair quil faut comprendre terre en relation avec le ciel, car la fin de la phrase fait référence au Père du ciel. Cela signifie quon ne peut comprendre cette terre que dans un cadre où le ciel, i.e. le monde de Dieu, joue un rôle prédominant; notre monde prend sa signification par rapport à celui de Dieu. Dans ce cas, la véritable paternité ne relève que de Dieu seul. Nous sommes au même niveau que la réponse de Jésus sur le bon : « Pourquoi minterroges-tu sur le bon? Unique est le bon » (Mt 19, 17). |
Textes avec le nom gē chez Matthieu | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
ouranios (céleste) | Ouranios (céleste) est un adjectif utilisé comme substantif avec larticle « le ». On le retrouve presquuniquement chez Matthieu (Mt = 7; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 0; Ac = 1), et chez ce dernier il accompagne toujours « Père » (5, 48; 6, 14.28.32; 15, 13; 18, 35; 23, 9); Luc parle plutôt de « larmée céleste » dans son évangile (2, 13), et de « vision céleste » dans les Actes des Apôtres (26, 19). Pour bien comprendre la signification de ouranios, il faut analyser le nom ouranos (ciel).
Comme on sen doute, ouranos est un mot fréquent : Mt = 82; Mc = 18; Lc = 36; Jn = 18; Ac = 26. Et on ne sera pas surpris de constater que les occurrences les plus élevées se trouvent chez le Juif Matthieu : car le ciel était chez les Juifs une façon de désigner Dieu tout en évitant de prononcer le nom ineffable. Cest ainsi que sur les 82 occurrences de Matthieu, plus de la moitié (44) sert à dire soit : Royaume des Cieux, soit : Père qui est dans les cieux. Cela amène la question du singulier et du pluriel. Voici des statistiques sur le singulier/pluriel : Mt = 26/56; Mc = 13/5; Lc = 32/4; Jn = 18/0; Ac = 25/1. Pour démêler le singulier et le pluriel, il vaut mieux se tourner vers Matthieu qui, selon son habitude, a une approche systématique et logique. Chez Matthieu, quand ouranos entend désigner le monde de Dieu en soi, il est toujours au pluriel. Cest comme si le monde de Dieu était perçu en différentes strates ou différents univers, et cet univers pluriel formait Dieu. Cest ainsi que le ciel, lorsquil est lattribut de « royaume », est toujours au pluriel : « royaume des cieux ». Notons que les 33 occurrences du « royaume des cieux » dans son évangile lui sont propres : cest sa signature; aucun autre évangéliste nutilise cette expression. Et de manière systématique, chaque fois quil rencontre lexpression « royaume de Dieu » dans ses sources, il le transforme en « royaume des cieux ». Par exemple, quand Marc écrit : « Le royaume de Dieu est proche » (1, 15), Matthieu reprend la phrase pour écrire plutôt : « Le royaume des Cieux est proche (4, 17). Quand Luc utilise la source Q pour écrire : « Heureux les pauvres, car vôtre est le royaume de Dieu » (6, 20), Matthieu reprend cette tradition pour écrire plutôt : « Heureux les pauvres en esprit, car à eux est le royaume des cieux » (5, 3). Pour Matthieu, cest respecter la sensibilité juive qui refuse de prononcer le nom de Dieu. Parfois, ouranos est au pluriel, même sil nest pas lattribut de royaume (23 fois). Il a la même signification : désigner le monde de Dieu. La plupart du temps, il est utilisé dans lexpression « Père des cieux », mais on le rencontre aussi seul (« voici que les cieux souvrirent », 3, 16) pour indiquer que le monde de Dieu est intervenu dans le monde humain, (« quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié », 16, 19), pour décrire ce qui se passe dans le monde de Dieu, (« Quant à la date de ce jour, et à lheure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux », 24, 36), pour décrire les personnages du monde de Dieu. Notons quil y a une exception à ce que nous venons de dire : « Et il enverra ses anges avec une trompette sonore, pour rassembler ses élus des quatre vents, des extrémités des cieux à leurs extrémités » (24, 31); clairement, il ne sagit plus du monde de Dieu, mais il faut probablement imaginer que chaque extrémité de la terre, vue comme un carré à quatre côtés, avait son propre ciel, et donc nous étions devant un total de quatre cieux, doù le pluriel. Autrement, ouranos est au singulier chez Matthieu (26 fois sur 82). On peut regrouper ces occurrences en trois catégories.
Nous pouvons maintenant revenir au v. 9 et à lexpression : le père, le céleste. Cest ici pour Matthieu le synonyme de « Père qui est dans les cieux » quil utilise 13 fois dans son évangile. Comme nous lavons vu, les cieux, au pluriel, entend désigner le monde de Dieu sans prononcer le nom ineffable. Voilà pourquoi nous avons opté pour la traduction : « vous navez quun Père dans le monde de Dieu ». |
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v. 10 Ne vous faites pas appeler "leaders", car vous n'avez qu'un seul leader, le Christ.
Littéralement : ne vous faites pas appelés non plus guides (kathēgētai), puisque guide de vous il est un, le oint (Christos); |
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kathēgētai (guides) | Kathēgētēs est un nom qui signifie : enseignant, maître, professeur, guide. Il serait dérivé du verbe kathēgeomai : marcher devant, mener. Malheureusement, on ne peut approfondir davantage sa signification, car le mot napparaît quici dans toute la Bible : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 0; Ac = 0. Il est donc difficile de trouver des exemples de gens qui se déclaraient « leader » ou « chef », soit dans le milieu juif, soit dans les premières communautés chrétiennes. Les diverses traductions de la Bible optent pour « docteur », « directeur », « maître », « chef », « guide ». Lidée est la même : on fait référence à quelquun qui marche devant et indique la direction. Aussi avons-nous opté pour « leader », un terme contemporain bien connu. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Christos (oint) |
Le mot christos signifie : celui qui a été oint, i.e. une onction physique ou spirituelle. La Septante a traduit ainsi le mot hébreu : māšîaḥ, qui en araméen se disait : měšîḥâ. Notons que lévangéliste Jean traduit à deux reprises le terme araméen par le terme grec : messias (1, 4; 4, 25), doù notre mot : messie. Sur ce terme, on pourra se référer au Glossaire ou à R.E. Brown. Résumons les grandes lignes.
À partir de Salomon (10e siècle), fils de David, on oindra le roi dhuile lors de son intronisation, un signe de son élection et son adoption par Dieu qui lui assurait la victoire contre ses ennemis et une dynastie éternelle. Quand les rois ne seront plus de la descendance de David, on se mettra à espérer, du moins en Juda, un retour de cette lignée, un roi terrestre, un oint, qui dirigera son peuple avec justice. Au cours du ministère de Jésus, il est plausible que certains de ses disciples laient considéré comme le roi promis de la maison de David, loint appelé à régner sur le peuple de Dieu. De même, il est très probable que les opposants à Jésus aient interprété ses paroles ou celles de ses disciples comme une prétention à la messianité, ce qui a contribué à laccusation pour quil soit crucifié comme « roi des Juifs ». Par contre, il est peu probable que Jésus aurait prétendu être le messie : on chercherait en vain des textes démontrant que Jésus savait quil était le messie, mais se serait retenu de lexprimer pour laisser toute la place à Dieu; sa réponse sur la question est plutôt ambivalente, ne laffirmant ni ne la niant, sans doute en raison dabord de sa conception de ce quil devait faire, et ensuite du fait quil laissait dans les mains de Dieu la manifestation de son vrai rôle. Mais ce qui est clair, si on se fie à Actes des Apôtres 2, 36 ("Que toute la maison dIsraël le sache donc avec certitude: Dieu la fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié."), cest par sa résurrection et son exaltation que Jésus, appelé jusque là « Nazaréen », devient oint, christ ou messie. Dès lors, ce titre de christos devient le plus important et même son nom propre. Cest le reflet de lidéologie royale qui colorait le titre de christ et avait cours à Jérusalem, où le mot christ évoque soit le roi David, soit les diverses fonctions du roi, comme celui de berger, guide et sauveur de son peuple, ou lélu de Dieu. Quen est-il de Matthieu? Sil nest pas celui qui a le plus recours à ce mot, il nen reste pas quil est très important chez lui : Mt = 16; Mc = 7; Lc = 12; Jn = 19; Ac = 25. En effet, sur les 16 occurrences dans son évangile, 12 lui sont propres. Et surtout, il insiste pour faire du titre de christos un enjeu central. Donnons des exemples.
Cest ainsi que, sur les 16 occurrences, 8 constituent le nom propre de Jésus, sans quon lui associe quoi que ce soit dautre (par exemple, « Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ », 11, 2). Et cest ce que nous avons ici au v. 10 : « car vous navez quun seul leader, le Christ ». Avec tout ce quon affirmé plus tôt, il est difficile de croire que Jésus ait parlé ainsi de lui-même comme « le Christ » (il a plutôt parlé de lui comme du « fils de lhomme »). Nous sommes devant un titre utilisé par les premiers chrétiens, et ainsi Matthieu se trouve à dire : seul ce descendant du roi David, le messie promis, le oint de Dieu, peut porter le titre de leader dans les communautés chrétiennes. Autrement, vous usurpez ce titre. |
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v. 11 Que le plus important parmi vous devienne votre serviteur,
Littéralement : puis, le plus grand (meizōn) de vous il sera de vous serviteur (diakonos); |
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meizōn (le plus grand) | Meizōn est ladjectif comparatif de megas (grand). On le retrouve dispersé dans les évangiles : Mt = 10; Mc = 3; Lc = 7; Jn = 13; Ac = 0. La question sur le plus grand peut nous apparaître manquer de hauteur spirituelle. Mais si on observe la fréquence où elle revient dans les évangiles, il semble que ce soit une question qui ait préoccupé les premières communautés chrétiennes. Regardons de plus près certaines affirmations de Matthieu.
Dans lunivers de Matthieu, qui nous présente lunivers de Jésus, il y a en quelque sorte une hiérarchie. Qui est au sommet dans le royaume de Dieu? Cest celui qui exécute et enseigne tous les préceptes de la Loi (5, 9). Cest aussi celui qui se fait petit comme un enfant (18, 4). Cest celui qui se fait serviteur et esclave des autres (20, 26-27). Cest celui qui accepte de perdre maisons, frères, soeurs, père, mère, enfants ou champs (19, 29-30). Et en même, le chrétien au bas de léchelle est plus grand que tout non chrétien (11, 11; 12, 6). Dans ce cadre, on comprend bien que ceux qui ne mettent pas en pratique ce quils enseignent, qui veulent les premières places et être salués sur la place publique, veulent être appelés maître, père, ou leader nont pas leur place dans la communauté chrétienne. |
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diakonos (serviteur) | Même si les évangiles semblent souvent promouvoir lesprit de service, le mot diakonos (serviteur) nest pas si fréquent : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 0; Jn = 3; Ac = 0. Sur les trois occurrences de Matthieu, deux sont une reprise de Marc 10, 43.
Ce qui nous laisse seulement avec Mt 22, 15 (les serviteurs dans la parabole du roi qui invite à un festin pour son fils) comme mention propre. Si on élargit le champ danalyse pour inclure le verbe diakoneō (servir), on obtient plus dexemples de ce que Matthieu entend par le service. Encore une fois, on trouve seulement deux occurrences qui sont propres à Matthieu : prendre soin des affamés ou assoiffés, étrangers ou gens nus, malades ou prisonniers dans la parabole sur le jugement dernier (25, 44), et la référence aux femmes qui soccupaient de Jésus depuis la Galilée jusquà Jérusalem (27, 55). Ces deux occurrences sont probablement le reflet de ce que Matthieu entend par devenir le serviteur de quelquun : en prendre soin. |
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v. 12 car celui qui cherchera à être important sera ignoré, celui qu'on ignore deviendra important.
Littéralement : puis, celui, qui s'élèvera (hypsōsei) lui-même, sera abaissé (tapeinōthēsetai), et celui, qui s'abaisse lui-même, sera élevé. |
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hypsōsei (s'élèvera) |
Le verbe hypsoō est assez rare : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 6; Jn = 5; Ac = 3. Il signifie : élever, exalter. Ce qui est fondamental, cest de déterminer le sujet du verbe. En effet, selon les évangiles-Actes, Dieu seul peut élever la personne humaine : « Il (Dieu) a renversé les potentats de leurs trônes et élevé (hypsoō) les humbles » (Lc 1, 52); ce fut même le cas pour Jésus : « Cest lui (Jésus) que Dieu a exalté (hypsoō) par sa droite, le faisant Chef et Sauveur, afin daccorder par lui à Israël la repentance et la rémission des péchés » (Ac 5, 31). Le problème survient quand cest lêtre humain lui-même qui entend sélever.
Chez Matthieu, les trois occurrences proviennent de la source Q que connait également Luc. Il y a dabord lexpression de la déception face à certaines villes de Galilée qui nont pas eu foi en Jésus : « Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusquau ciel? Jusquà lHadès tu descendras » (Mt 11, 23 || Lc 10, 15); lélévation fait référence au jugement de Dieu qui aurait été favorable si ces villes avaient accueilli le message de Jésus. Et il y a les deux occurrences dans notre v. 12, qui proviennent également de la source Q que Luc reprend à deux reprises (Mt 23, 12 || Lc 14, 11; 18, 14: « qui sélève sera abaissé, mais celui qui sabaisse sera élevé »). Chez Luc, le contexte est dabord celui dun banquet où les gens recherchent les premières places, puis il est celui de la prière au temple du Pharisien et du Publicain où lun rend grâce de sa perfection, lautre demande à Dieu de prendre pitié du pécheur quil est. Chez Matthieu, le contexte est celui des lettrés qui veulent être bien vus en société. Que ce soit chez Luc ou chez Matthieu, nous sommes devant des gens qui cherchent à être importants selon les critères humains, et donc veulent sélever eux-mêmes. |
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tapeinōthēsetai (sera abaissé) |
Le verbe tapeinoō est lopposé de ce hypsoō que nous venons de voir, et signifie : abaisser, humilier, amoindrir, vivre dans le dénuement, réduire. Sa fréquence est similaire, mais encore plus réduite : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 5; Jn = 0; Ac = 1. Sur ce total de 9 occurrences, 6 servent à dire : qui sélèvera sera abaissé, et qui sabaissera sera élevé (Lc 14, 11; 18, 14 ; Mt 23, 12). Mais il vaut ici la peine de souligner un point important de la théologie de Matthieu. Pour ce faire, comparons comment il reprend le récit de Marc sur Jésus et les enfants.
Marc et Matthieu posent la même question : « Qui est le plus grand? » Marc apporte deux réponses : dabord, celui qui sera grand ou premier, cest celui qui est dernier; en dautres mots, ceux qui apparaissent sans valeur aux yeux des humains, ce sont ceux qui ont la plus grande valeur aux yeux de Dieu. Ensuite, de manière logique, Marc introduit les enfants qui, dans lAntiquité, navaient aucune valeur sociale, pour affirmer quaccueillir un de ces êtres sans valeur sociale, parce quils sont à limage de Jésus, cest accueillir Jésus lui-même. Marc renverse donc notre échelle des valeurs. Que fait Matthieu? Sa réponse à la question principale, contrairement à Marc, va tout de suite vers les enfants : « vous devez changer et devenir comme des enfants ». En dautres mots, le chrétien doit sabaisser (tapeinoō) comme un enfant, i.e. doit accepter de perdre sa valeur sociale, et cest ensuite que vient la deuxième partie de la réponse : ayant accepté de perdre sa valeur sociale, il sera en mesure daccueillir les autres qui nont pas de valeur sociale, par exemple un enfant. Matthieu a introduit une suite plus logique que Marc. Mais ce quil y a de plus important chez Matthieu, cest quil y a une démarche à faire, dont ne parlait pas Marc : il faut apprendre à shumilier, à sabaisser, à renoncer à son statut social. Cest dailleurs ce quil avait mis dans la bouche de Jésus dans le Sermon sur la montagne : « Heureux les pauvres en esprit » (5, 3), i.e. ceux qui ont renoncé à être important sur le plan social. Cest dans ce contexte quil faut interpréter notre v. 10 où Jésus fustige les scribes et les Pharisiens, eux qui cherchent à être importants aux yeux de la société : ils font fausse route, car seul compte le regard de Dieu, pas ceux des gens de la société. Voilà pourquoi nous avons traduit hypsoō par « être important », et tapeinoō par « être ignoré ». Car tous, qui que nous soyons, avons besoin dêtre important pour quelquun. Les lettrés, selon Matthieu, font cette quête auprès de la société, alors quils devraient le faire auprès de Dieu; ils auraient dû accepter dêtre ignorés des hommes, pour être importants aux yeux de Dieu. |
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-André Gilbert, Gatineau, octobre 2017 |