Analyse biblique de Marc 12, 28-34

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    28 Καὶ προσελθὼν εἷς τῶν γραμματέων ἀκούσας αὐτῶν συζητούντων, ἰδὼν ὅτι καλῶς ἀπεκρίθη αὐτοῖς ἐπηρώτησεν αὐτόν• ποία ἐστὶν ἐντολὴ πρώτη πάντων;28 Kai proselthōn heis tōn grammateōn akousas autōn syzētountōn, idōn hoti kalōs apekrithē autois epērōtēsen auton• poia estin entolē prōtē pantōn?28 Et s’étant avancé, un des scribes ayant entendu au sujet d’eux discutant, ayant vu que bien il répondit à eux, interrogea lui : quel est commandement premier de tous?28 Après avoir entendu sa discussion avec les Sadducéens et reconnaissant qu’il leur avait bien répondu, un des spécialistes de la Bible s’approcha de Jésus pour l’interroger : « Parmi tous les commandements, quel est le plus important? »
    29 ἀπεκρίθη ὁ Ἰησοῦς ὅτι πρώτη ἐστίν• ἄκουε, Ἰσραήλ, κύριος ὁ θεὸς ἡμῶν κύριος εἷς ἐστιν,29 apekrithē ho Iēsous hoti prōtē estin• akoue, Israēl, kyrios ho theos hēmōn kyrios heis estin,29 répondit le Jésus que premier est: écoute Israël, seigneur le Dieu de nous seigneur un est,29 Jésus lui donna cette réponse : « Voici le premier : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur,
    30 καὶ ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου.30 kai agapēseis kyrion ton theon sou ex holēs tēs kardias sou kai ex holēs tēs psychēs sou kai ex holēs tēs dianoias sou kai ex holēs tēs ischyos sou.30 et tu aimeras seigneur le Dieu de toi de tout le coeur de toi et de tout le souffle de toi et de toute l’intelligence de toi et de tout la force de toi.30 et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ton intelligence et de toute ta force.
    31 δευτέρα αὕτη• ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. μείζων τούτων ἄλλη ἐντολὴ οὐκ ἔστιν.31 deutera hautē• agapēseis ton plēsion sou hōs seauton. meizōn toutōn allē entolē ouk estin.31 deuxième celui-ci : tu aimeras le prochain de toi comme toi-même. Plus grand que ceux-là autre commandement n’est pas.31 Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. »
    32 καὶ εἶπεν αὐτῷ ὁ γραμματεύς• καλῶς, διδάσκαλε, ἐπʼ ἀληθείας εἶπες ὅτι εἷς ἐστιν καὶ οὐκ ἔστιν ἄλλος πλὴν αὐτοῦ•32 kai eipen autō ho grammateus• kalōs, didaskale, ep’ alētheias eipes hoti heis estin kai ouk estin allos plēn autou•32 Et dit à lui le scribe: bien, maître, avec vérité tu dis qu’un est et il n’est pas autre excepté lui.32 Le spécialiste de la Bible reprend : « Très bien, maître, tu as eu raison de dire qu’Il est l’unique, et à part Lui il n’y a rien d’autre.
    33 καὶ τὸ ἀγαπᾶν αὐτὸν ἐξ ὅλης τῆς καρδίας καὶ ἐξ ὅλης τῆς συνέσεως καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος καὶ τὸ ἀγαπᾶν τὸν πλησίον ὡς ἑαυτὸν περισσότερόν ἐστιν πάντων τῶν ὁλοκαυτωμάτων καὶ θυσιῶν.33 kai to agapan auton ex holēs tēs kardias kai ex holēs tēs syneseōs kai ex holēs tēs ischyos kai to agapan ton plēsion hōs heauton perissoteron estin pantōn tōn holokautōmatōn kai thysiōn.33 Et l’aimer lui de tout son coeur et de toute son intelligence et de toute sa force et aimer le prochain comme soi-même mieux est que tous les holocaustes et sacrifices. 33 De plus, l’aimer de tout son coeur, de toute sa capacité de discernement et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, tout cela est plus grand que tous les sacrifices d’animaux et toutes les offrandes au temple. »
    34 καὶ ὁ Ἰησοῦς ἰδὼν [αὐτὸν] ὅτι νουνεχῶς ἀπεκρίθη εἶπεν αὐτῷ• οὐ μακρὰν εἶ ἀπὸ τῆς βασιλείας τοῦ θεοῦ. καὶ οὐδεὶς οὐκέτι ἐτόλμα αὐτὸν ἐπερωτῆσαι.34 kai ho Iēsous idōn [auton] hoti nounechōs apekrithē eipen autō• ou makran ei apo tēs basileias tou theou. kai oudeis ouketi etolma auton eperōtēsai.34 Et le Jésus ayant vu lui qu’avec sagesse il répondit dit à lui : pas loin tu es du royaume de Dieu. Et personne ne plus osait lui interroger.34 Alors, remarquant qu’il avait répondu sagement, Jésus lui dit : « Tu n’es pas loin du monde de Dieu. » Et plus personne n’osait l’interroger.

  1. Analyse verset par verset

    v. 28 Après avoir entendu sa discussion avec les Sadducéens et reconnaissant qu’il leur avait bien répondu, un des spécialistes de la Bible s’approcha de Jésus pour l’interroger : « Parmi tous les commandements, quel est le plus important? »

    Littéralement: Et s’étant avancé, un des scribes ayant entendu au sujet d’eux discutant, ayant vu que bien il répondit à eux, interrogea lui : quel est commandement premier de tous?

spécialistes de la Bible
Il est probable que le spécialiste de la Bible partageait la vision des Pharisiens affirmant qu’il y avait une résurrection des morts, contrairement aux Sadducéens. On comprend ainsi qu’il pouvait être heureux de la réponse de Jésus aux Sadducéens et se sentir des affinités avec Jésus.
quel est commandement premier de tous?
Pourquoi poser une telle question? Cela implique qu’il en avait tellement qu’il était difficile de les classer par priorité. De fait, le Talmud (traité Makot 23b) nous enseigne qu’il y a 613 commandements dans la Torah ; 248 Commandements Positifs (« fais ») et 365 Commandements Négatifs (« ne fais pas »). Dans ce contexte, on imagine la difficulté d’établir ce qui était vraiment essentiel et important.

commandement
Le mot « commandement » nous renvoie aux 10 commandements de Dieu et pourrait avoir une connotation négative : des interdits à respecter. Le mot hébreu mitswah pouvait bien sûr être utilisé pour désigner un interdit (Lv 4, 2), mais il a un sens plus large : les clauses d’un contrat (Jr 32, 11), un testament (Gn 50,16), les recommandations des parents pour la conduite de la vie (Pr 6,20). On l’utilise rarement dans l’Ancien Testament pour parler de la relation de Dieu avec les humains. Par exemple, le premier récit du don de la loi à Moïse par Yahvé ne parle pas de 10 commandements, mais de 10 paroles. C’est le Deutéronome qui parle de commandements lorsqu’il raconte de nouveau ce récit, mais en même temps notons le motif de ce don des commandements : pour ton bonheur (Dt 6, 13).

Le visage qui se dégage de Jésus ici est celui d’un enseignant ou d’un maître. Dans les évangiles, le visage de Jésus alterne entre celui du sage qui enseigne, comme c’est le cas ici, et celui du prophète qui bouscule.

La question des commandements est très importante pour un Juif. Car le Judaïsme met l’accent sur l’orthopraxie, plutôt que sur l’orthodoxie, i.e. il est plus important de poser des actions justes que d’avoir des idées justes.

v. 29 Jésus lui donna cette réponse : « Voici le premier : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur,

Littéralement : répondit le Jésus que premier est: écoute Israël, seigneur le Dieu de nous seigneur un est,

v. 30 et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ton intelligence et de toute ta force.

Littéralement : et tu aimeras seigneur le Dieu de toi de tout le coeur de toi et de tout le souffle de toi et de toute l’intelligence de toi et de tout la force de toi.

 
La réponse de Jésus reprend simplement la prière qu’un Juif pieux récitait deux fois par jour, matin et soir, appelé Shémâ Israël (Écoute Israël), qui en fait copiée du Deutéronome 6, 4-5 : Écoute, Israël: Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir.

D’une certaine façon, la réponse de Jésus est simple et renvoie l’auditeur à une réalité bien connue. Voilà une pratique typique de Jésus de ne jamais nous amener dans un monde de choses mystérieuses qui nous échapperaient, mais de nous ramener à un monde familier pour mieux l’approfondir.

On pourrait se demander : pourquoi mettre ainsi en premier lieu la reconnaissance de l’unicité de Dieu et l’attachement inconditionnel à cette réalité?

  • On peu comprendre qu’un dictateur, un tyran ou un gourou fasse de l’attachement inconditionnel à sa personne le premier commandement : cela lui permet d’obtenir la soumission complète des gens devenus des esclaves et de diriger sans opposition. Est-ce cela que Jésus propose? Certainement pas si l’on se fie à l’ensemble de son message et de sa vie.

  • Doit-on comprendre cette priorité dans le sens d’une priorité de la religion, comme on le voit beaucoup actuellement dans le monde musulman. Récemment, Mohamed Morsi, président récemment élu d’Égypte, a déclaré devant le scandale provoqué par un film dénigrant l’Islam (l’innocence des musulmans) : « La liberté des hommes s’arrête là où commence la loi de Dieu. » En d’autres mots, la religion et les lois religieuses ont une priorité sur tout ce qui est humain, incluant la liberté humaine. Est-ce cela qu’affirme Jésus en reprenant le Shémâ Israël? Je ne le crois pas. Encore une fois, cela serait contraire à tout ce qu’il a enseigné et fait.

  • À mon avis, on ne peut comprendre la priorité donnée au Shémâ Israël, à l’unicité de Dieu et à l’attachement inconditionnel à cette réalité sans d’abord observer ceci : Dieu est une réalité qui nous échappe; nous sommes devant un mystère infini. Quiconque prétend savoir qui est Dieu ne parle de Dieu, mais d’une idole. Voilà pourquoi la foi en l’unicité de Dieu est si difficile; pour Israël ce fut un long cheminement rempli d’embuches. Car affirmer l’unicité de Dieu, c’est refuser tous les absolus qui peuvent faire partie d’une vie : pouvoir, argent, autorité, plaisirs, honneur, gloire, lois, etc. En d’autres mots, affirmer l’unicité de Dieu c’est être libre par rapport à tout cela, non pas que ces choses n’ont aucune valeur, mais elles ne sont pas Dieu, et donc ne peuvent pas être des absolus. Jésus a été un être libre, même par rapport aux lois religieuses du Judaïsme.

  • Quand on accepte que Dieu est unique, et donc qu’on ne peut le « posséder », qu’il est une réalité à découvrir peu à peu chaque jour en sachant qu’on n’y parviendra jamais totalement, on accepte de cheminer. C’est un cheminement difficile, car on a plus de questions que de réponses : si Dieu existe, pourquoi laisse-t-il des innocents mourir dans des catastrophes? Pourquoi ai-je telle maladie? Pourquoi naît-on si dépendant et meurt-on si dépendant? Pourquoi l’histoire semble se dérouler comme si Dieu était impuissant? Pourquoi les défenseurs de Dieu sont les pires tyrans. Qui est cet être mystérieux que personne n’a vu, qui semble si absent, qu’on appelle Dieu? Quand on accepte ce cheminement, on se libère progressivement des absolus du passé pour s’ouvrir à une réalité nouvelle. Voilà pourquoi l’unicité de Dieu est le fondement de tout le reste, l'affirmation fondamentale. Le premier commandement ne peut être compris sans cette affirmation fondamentale.

  • « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... » Pourquoi ce futur? Bien sûr, c’est une façon de formuler une demande, une façon détournée de donner un ordre : tu mettras la dinde au four, tu demanderas pardon. Mais dans une relation à Dieu, c’est beaucoup plus la référence à un cheminement : apprendre à aimer est l’oeuvre d’une vie.

v. 31 Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. »

Littéralement : deuxième celui-ci : tu aimeras le prochain de toi comme toi-même. Plus grand que ceux-là autre commandement n’est pas.

 
Que signifie être deuxième? Dans la vie, quand on est deuxième, ça veut dire ceci : tu n’es pas si mal, mais il y a quelqu’un qui est meilleur que toi. Ou encore, dans l’ordre des priorités, l’un passe avant l’autre. En d’autres mots, s’il faut choisir en cas de conflit, l’un passe avant l’autre. Est-ce cela que voudrait dire Jésus en disant que l’un est premier, et que l’autre est deuxième? Tout d’abord, remarquons que le spécialiste de la Bible n’a pas demandé à Jésus un ordre de priorité, il a simplement dit : quel est le plus important ou le premier. Assumons donc que la réponse de Jésus répond à cette question, et que les deux commandements font partie du commandement le plus important ou premier. Dans ce cas, le mot « deuxième » ne signifie pas moins important, mais une deuxième dimension du commandement de plus important. Bref, le premier et le deuxième commandement ont la même importance, et sont deux facettes d’une même réalité.

On peut lire dans la première épitre de Jean (4, 20) : « Si quelqu’un dit: "J’aime Dieu" et qu’il déteste son frère, c’est un menteur: celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. » En d’autres mots, on ne peut aimer Dieu qu’à travers son prochain, autrement nous entretenons une grande illusion. Quand des talibans tuent des gens au nom de l’amour d’Allah, ils entretiennent une immense illusion.

« Tu aimeras son prochain comme toi-même. » Jésus reprend ici Lévitique 19, 18 : « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis Yahvé. » Mais on peut tout de même se demander : pourquoi l’expression « comme toi-même »? Tout d’abord, le fait même d’ajouter cette expression nous met devant une mesure, i.e. jusqu’à quel point devons-nous aimer son prochain? La même mesure que nous utilisons pour nous-mêmes. Le Lévitique entendait sans doute faire comprendre à l’auditeur Juif que le prochain était un autre soi-même, partageant le même sang, et donc qu’il ne fallait pas établir de distinction entre soi et l’autre dans son comportement moral. Mais la psychologie moderne nous ouvre une nouvelle perspective : il y a une corrélation entre l’amour de soi et l’amour de l’autre; se réconcilier avec soi-même, s’ouvrir à ce que l’on est et l’accueillir dans l’amour est le fondement de la capacité d’aimer l’autre. Autrement, on se fait illusion sur notre amour des autres.

Qu’est-ce qu’aimer? Je me souviens de la réaction de mes parents frustrés de voir disparaître leur univers religieux avec Vatican et s’écrier d’un air dépité : « L’amour, l’amour, aujourd’hui on ne parle que de l’amour. » Pourtant, aimer est la réalité la plus difficile au monde. Quand on aime, on recherche le bien, le bien pour soi, le bien pour les autres. Et rechercher le bien, c’est veiller à combler les besoins de la personne. Il ne faut pas confondre désirs et besoins. Pour bien les distinguer, il faut utiliser le principe de Tombouctou (ville au milieu du Mali en Afrique) qui s’énonce ainsi : est-ce que ce que l’on veut est également quelque chose qu’un homme à Tombouctou veut. Par exemple, est-ce que vouloir manger est également quelque chose qu’un homme à Tombouctou veut? La réponse est : bien sûr. Par contre, vouloir une tarte aux pommes est-ce également quelque chose qu’un homme à Tombouctou veut? Pas nécessairement. En un mot, dans le besoin il y a quelque chose d’universel. Aimer, demande beaucoup d’intelligence, car discerner les besoins de chacun demande beaucoup de perspicacité. Car on peut mal aimer, i.e. avoir l’impression de combler le besoin de quelqu’un alors qu’on lui fait plus de tort que de bien. Nous sommes loin d’une vision romantique de l’amour.

Je me souviens de la réaction d’une personne d’un certain âge qui disait à peu près ceci : si cela va si mal dans notre monde, c’est qu’on a oublié d’enseigner les commandements de Dieu, en particulier celui-ci : « Tu ne tueras pas ». Dans ce contexte : il est remarquable que Jésus n’en fasse pas mention (pourtant il le mentionnera dans sa réponse à un homme riche qui lui demandait ce qu’il fallait faire pour avoir la vie éternelle, cf Mc 10, 19). Mais reconnaissons que mettre l’accent sur l’amour de Dieu et du prochain est plus important, car non seulement cela implique qu’on ne tue pas, mais en plus cela donne la raison pour ne pas tuer : parce que je veux aimer. Un commandement négatif n’a de sens que dans la perspective d’un commandement positif.

Le génie de Jésus est de rassembler de manière originale ces deux préceptes de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, autrement isolés dans l’Ancien Testament. Entre tous les préceptes et tous les interdits, il sait faire le ménage pour retrouver l’essentiel.

v. 32 Le spécialiste de la Bible reprend : « Très bien, maître, tu as eu raison de dire qu’Il est l’unique, et à part Lui il n’y a rien d’autre.

Littéralement : Et dit à lui le scribe: bien, maître, avec vérité tu dis qu’un est et il n’est pas autre excepté lui.

 
La réponse du spécialiste de la Bible a de quoi surprendre : en appuyant la réponse de Jésus, il ne revient pas sur sa question du plus important ou du premier, mais met plutôt l’accent sur le contenu l'affirmation fondamentale : Dieu est unique et à part Lui il n’y a rien d’autre. Pourquoi? On perçoit une résistance à faire comme Jésus et à résumer l’orthopraxie sous un seul chapiteau; il semble tenir aux 613 commandements. En se contentant d’entériner l’unicité de Dieu, il évite de se mouiller sur cette épineuse question du plus important et reprend simplement un point sur lequel tout Israël était d’accord.

v. 33 De plus, l’aimer de tout son coeur, de toute sa capacité de discernement et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, tout cela est plus grand que tous les sacrifices d’animaux et toutes les offrandes au temple. »

Littéralement : Et l’aimer lui de tout son coeur et de toute son intelligence et de toute sa force et aimer le prochain comme soi-même mieux est que tous les holocaustes et sacrifices.

 
L’originalité de la réponse du spécialiste de la Bible tient à l’affirmation que l’amour de Dieu et du prochain vaut plus que toutes ces offrandes qu’un Juif pieux pouvait faire au temple. En cela il reprend ce que certains passages de l’Ancien Testament disaient déjà, par exemple :
  • Proverbes 21, 3 Pratiquer la justice et le droit vaut, pour Yahvé, mieux que le sacrifice
  • Osée 6, 6 Car c’est l’amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes
  • 1 Samuel 15, 22 Mais Samuel dit: "Yahvé se plaît-il aux holocaustes et aux sacrifices comme dans l’obéissance à la parole de Yahvé? Oui, l’obéissance vaut mieux que le sacrifice, la docilité, plus que la graisse des béliers.
Mais encore ici, il ne dit pas que l’amour du prochain est le premier commandement, mais qu’il vaut mieux que tous les sacrifices au temple. On pourrait dire que cela est facile à dire, car il est laïc et non prêtre, et donc ne profite en rien des offrandes pour le temple. Un prêtre aurait certainement réagi devant le commentaire de ce spécialiste de la Bible.

v. 34 Alors, remarquant qu’il avait répondu sagement, Jésus lui dit : « Tu n’es pas loin du monde de Dieu. » Et plus personne n’osait l’interroger.

Littéralement : Et le Jésus ayant vu lui qu’avec sagesse il répondit dit à lui : pas loin tu es du royaume de Dieu. Et personne ne plus osait lui interroger.

pas loin tu es du royaume de Dieu
Question : s’il n’est pas loin, qu’est-ce qui lui manque encore? Pour répondre à cette question, il y a deux perspectives à considérer : celle de Jésus, et celle de Marc. Commençons par celle de Jésus. Malheureusement, je ne sais pas si on peut faire remonter cette phrase à Jésus, car il lui manque les attestations multiples : Matthieu et Luc reprennent Marc, et Jean n’a rien qui lui fasse écho. Néanmoins, si jamais Jésus a pu dire quelque chose de semblable, le sens qu’il donnerait à sa phrase serait à peu près celle-ci : tu as compris les valeurs essentielles de la vie, mais tu n’as pas encore pris conscience de cette merveilleuse nouvelle que Dieu est en train d’intervenir pour rassembler Israël et lui redonner toute sa grandeur. En d’autres mots, ce que tu ignores est l’initiative extraordinaire de Dieu. La deuxième perspective est celle de Marc qui a composé cet évangile. En notant le fait qu’il manque quelque chose au spécialiste de la Bible alors qu’il écrit vers l’année 65 ou 70, il fait probablement référence à deux choses : tout d’abord, la bonne nouvelle de l’intervention de Dieu dans notre monde passe par Jésus, le messie promis, mais également, cette bonne nouvelle d’un monde renouvelé implique d’abord la souffrance et la mort. Bref, selon Marc, le spécialiste de la Bible n’est pas loin du monde de Dieu, mais il pourrait ajouter en même temps qu’il en est à des années lumières.

personne ne plus osait lui interroger
Pourquoi n’osait-on plus l’interroger? Pour Marc, ce récit marque la fin des questions « piégées » qu’on pose à Jésus et des controverses avec l’auditoire. Il faut sans doute imaginer que pour lui personne n’a vraiment réussi à le mettre dans l’embarras, et dorénavant c’est seulement par une action répressive qu’on l’arrêtera.

  1. Analyse de la structure du récit

    1. Question difficile ou piège d’un spécialiste de la Bible: quel est le plus grand de tous les commandements?
    2. Réponse de Jésus
      1. Le premier est que Dieu est unique et que tu l’aimeras de tout ton être
      2. Le deuxième est d’aimer son prochain comme soi-même
    3. Rétroaction du spécialiste de la Bible à la réponse de Jésus : Tu as raison
    4. Rétroaction de Jésus aux paroles du spécialiste de la Bible : Tu n’es pas loin du monde de Dieu
    5. Conclusion : plus personne n’ose l’interroger

    Même si la question peut sembler difficile, le spécialiste de la Bible n’apparaît pas vraiment comme un adversaire, mais comme le meilleur représentant du monde juif. Mais même le meilleur représentant demeure à court de ce qu’enseigne Jésus.

  2. Analyse du contexte

    • Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem (11, 1-11) à partir de Bethphagé et Béthanie
      1. Jésus monte sur un ânon pour entrer à Jérusalem
      2. Des gens étendent leurs vêtements ou des feuillages sur son passage
      3. L’avant-garde et l’arrière-garde la procession crie : « Hosanna! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient!»
      4. Jésus se rend au temple pour constater ce qui se passe, puis revient à Béthanie

    • Le figuier stérile (11, 13-14). Le lendemain, Jésus condamne un figuier sans figue alors qu’il a faim

    • Les vendeurs chassés du temple (11, 15-19). Puis se rend au temple pour chasser les vendeurs et les acheteurs, disant : Ma maison sera appelée maison de prière, avant de retourner à Béthanie le soir.

    • Le figuier desséché (11, 20-26). Le lendemain, en route vers Jérusalem, Pierre montre à Jésus le figuier de la veille, maintenant desséché, et ce dernier répond par une invitation à la prière confiante et au pardon des offenses.

    • Controverse sur l’autorité de Jésus (11, 27-33). Dans le temple, les grand-prêtres, spécialistes de la Bible et les anciens mettent en question l’autorité de Jésus d’agir comme il l’a fait la veille, mais ce dernier leur renvoie la balle en posant la question de l’autorité du baptême de Jean Baptiste.

    • Parabole des vignerons meurtriers (12, 1-12). Jésus raconte la parabole des vignerons qui tuent le fils bien-aimé du propriétaire d’une vigne dans l’espoir d’en hériter, mais seront éliminés par ce propriétaire.

    • Controverse sur l’impôt dû à César (12, 13-17). Des pharisiens et des Hérodiens lui lancent la question piège sur l’impôt dû aux conquérants romains, pour se faire répondre que s’ils utilisent cet argent, ils doivent suivre cette logique jusqu’au bout, mais que leur foi en Dieu doit rejoindre un niveau beaucoup profond de leur être.

    • Controverse sur la résurrection des morts (12, 18-27). Les Sadducéens essaient de ridiculiser la foi de Jésus en la résurrection des morts avec une histoire de femme qui a eu plusieurs maris, pour se faire répondre qu’ils sont dans l’erreur, car Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants.

    • Controverse sur le premier commandement (12, 28-34). Un spécialiste de la Bible lui pose la question sur le plus important de tous les commandements, pour se faire répondre qu’il s’agit de l’amour du Dieu unique et de son prochain, ce à quoi il donne son accord.

    • Le messie et David (12, 35-37). Dans le temple, Jésus met en question la perception des spécialistes de la Bible d’un messie fils de David.

    • Mise en garde contre les spécialistes de la Bible (12, 38-40). Jésus leur reproche d’agir pour se faire voir, jouer à l’important et apparaître pieux, alors qu’ils dévorent le bien des veuves.

    • L’offrande de la veuve pauvre (12, 41-44). En regardant les gens donner de l’argent au temple, Jésus fait remarquer aux disciples que c’est le don d’une pauvre veuve qui a le plus de valeur.

    • Grand discours eschatologique (13, 1-37). Jésus annonce la ruine du temple, ainsi que le moment et le signe de l’événement pour terminer par un appel à veiller.

    Nous pouvons faire quelques considérations sur le contexte :

    • Tout se passe à Jérusalem et autour du temple.
    • Le figuier représente le temple : Jésus en attendait des fruits, mais il s’est montré stérile, d’où le geste prophétique d’en chasser les commerçants et d’annoncer sa ruine future.
    • On assiste au temple à une série de confrontations ou controverses entre Jésus et les autorités religieuses : on lui pose diverses questions pour le ridiculiser ou le piéger
    • Notre texte sur le plus grand commandement est la dernière de ces controverses : elle semble se dérouler dans une atmosphère paisible, mais Jésus n’en souligne pas moins l’écart qui demeure.
    • Tout le contexte est celui d’un affrontement ultime entre Jésus et les autorités religieuses qui annonce le drame de son arrestation et de son exécution.

  3. Analyse des parallèles

    En souligné les bouts de phrase identiques.

    Marc 12 Matthieu 22 Luc 10
    28 Un scribe qui les avait entendus discuter, voyant qu’il leur avait bien répondu,

    s’avança et lui demanda:

    "Quel est le premier de tous les commandements?"

    29 Jésus répondit:

    "Le premier c’est: Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur,
    30 et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force.

    31 Voici le second:
    Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là."

    32 Le scribe lui dit: "Fort bien, Maître, tu as eu raison de dire qu’Il est unique et qu’il n’y en a pas d’autre que Lui;
    33 l’aimer de tout son coeur, de toute son intelligence et de toute sa force,
    et aimer le prochain comme soi-même,
    vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices."
    34 Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque pleine de sens, lui dit: "Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu."

    Et nul n’osait plus l’interroger.
    34 Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe,
    35 et l’un d’eux lui demanda pour l’embarrasser:
    36 "Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi?"
    37 Jésus lui dit:




    "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit:
    38 voilà le plus grand et le premier commandement.
    39 Le second lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
    40 A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes."
    (20, 39 Prenant alors la parole, quelques scribes dirent: "Maître, tu as bien parlé.")

    25 Et voici qu’un légiste se leva, et lui dit pour l’éprouver:
    Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle?"
    26 Il lui dit:
    "Dans la Loi, qu’y-a-t-il d’écrit? Comment lis-tu?"
    27 Celui-ci répondit:

    "Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit;


    et ton prochain comme toi-même" --















    28 "Tu as bien répondu, lui dit Jésus; fais cela et tu vivras."
    29 Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus: "Et qui est mon prochain?"...
    (20, 40 Car ils n’osaient plus l’interroger sur rien.)

     

    Nous pouvons faire quelques considérations sur ces parallèles :
    • Le contexte du récit est semblable chez Marc et Matthieu : il fait suite à une controverse avec les Sadducéens sur la résurrection des morts à Jérusalem. Par contre, chez Luc, seul 20, 39-40 (qu’on a mis au début et à la fin) se rattache à ce contexte. Autrement, le coeur de son récit se situe, non pas Jérusalem comme Marc et Matthieu, mais en Galilée alors que Jésus a envoyé ses disciples en mission et leur parle de la condition du disciple. D’ailleurs le récit de Luc est suivi de la parabole du bon Samaritain.

    • L’interlocuteur qui pose la question à Jésus varie chez les trois évangélistes : un scribe chez Marc, un Pharisien chez Matthieu, un légiste chez Luc

    • Le motif de la question varie également : chez Matthieu (pour embarrasser) et Luc (pour éprouver), il s’agit d’un piège, mais pas pour Marc pour qui il s’agit d’un geste de bonne volonté.

    • Le contenu de la question varie également : chez Marc et Matthieu le contenu semblable alors qu’on demande quel est le premier ou le plus grand commandement, alors que chez Luc on demande ce qu’il faut faire pour avoir la vie éternelle.

    • La réponse de Jésus varie aussi. Elle semble semblable chez Marc et Matthieu, et pourtant il y a des différences notables. Marc reprend le Shéma Israël, cette prière juive quotidienne, qui parle d’abord de l’unicité de Dieu. Matthieu passe tout de suite à l’amour de Dieu. Par contre, chez Luc c’est le légiste qui doit répondre à sa question.

    • La réaction à la réponse de Jésus varie également. Chez Marc, le scribe reprend le contenu de la réponse de Jésus pour exprimer son accord. Chez Matthieu, le récit se termine sans réaction quelconque. Chez Luc, c’est le légiste qui a répondu lui-même à sa question, et donc ne peut avoir de réaction aux paroles de Jésus. Mais ce qu’il dit reprend l’essentiel de ce que dit le scribe chez Marc.

    • Par la suite, seuls Marc et Luc ont des points semblables : la réaction de Jésus aux paroles de son interlocuteur pour dire qu’il a bien parlé. Par contre, chez Luc Jésus ajoute une forme d’interpellation : fais cela et tu vivras.

    • Cette interpellation chez Luc relance la discussion puisque le légiste demande : Et qui est mon prochain? Cette nouvelle question du légiste sera suivie par la parabole du bon Samaritain.

    • Enfin, la mention qu’on n’ose plus interroger Jésus n’apparaît que chez Marc et Luc, mais dans des contextes complètement différents : chez Marc cette phrase conclue la dernière controverse sur le plus grand commandement, alors que chez Luc elle conclue la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection des morts.

    Que conclure de cette comparaison synoptique?

    • Il est possible que résumer toutes les lois juives par l’amour du Dieu unique et l’amour du prochain remonte au Jésus historique. Mais la façon dont chaque évangéliste réutilise cette affirmation montre qu’ils la mettent au service de leur théologie : Luc pour introduire la parabole du bon Samaritain, Matthieu pour accentuer l’opposition des Juifs, en particulier des Pharisiens, Marc pour rappeler que malgré sa grandeur, le Judaïsme est à court du message de Jésus.

    • Notons que l’interlocuteur de Jésus chez Marc est présenté sous un bon jour, car sa question ne se veut pas une question piège comme chez Matthieu et Luc. De plus, Marc prend soin d’insister que le scribe est d’accord avec la réponse de Jésus et Jésus va jusqu’à affirmer qu’il n’est pas loin du royaume de Dieu. Mais ceci étant dit, il lui manque encore quelque chose que seul Jésus apporte.

  4. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

    • Le monde musulman et l’application intégrale de la charia
    • Le mouvement conservateur dans l’Église catholique réclamant le retour des lois traditionnelles
    • Les Juifs orthodoxes insistant sur les multiples lois mosaïques
    • Le monde des affaires qui adoptent un ensemble de valeurs tout à fait différentes
    • Le marché des valeurs actuelles et la confusion des gens
    • Une morale marquée plus par la peur que par l’amour chez beaucoup de gens
    • Les gourous du monde actuelle qui proposent chacun leur recette pour le bonheur et l’épanouissement des gens
    • Si l’important est l’amour de Dieu et du prochain, à quoi servent la religion et les institutions religieuses?
    • À mettant l’accent sur l’amour de Dieu et du prochain, le christianisme n’a-t-il plus rien d’original?
    • Avec les ONG et tous les organismes caritatifs, a-t-on encore besoin de Dieu?

 

-André Gilbert, Gatineau, octobre 2012