Jean 10, 1-10

Je vous propose une analyse biblique avec les étapes suivantes: une étude de chaque mot grec du passage évangélique, suivie d'une analyse de la structure du récit et de son contexte, à laquelle s'ajoute une comparaison des passages parallèles ou semblables. À la fin de cette analyse et en guise de conclusion, je propose de résumer ce que l'évangéliste a voulu dire, et je termine avec des pistes d'actualisation.


Sommaire

L’histoire

L’allégorie du berger et de ses brebis suit l’histoire de la guérison d’un aveugle de naissance où les pharisiens feront pression sur différents personnages pour qu’ils nient que Jésus ait fait du bien. Le contexte tourne donc autour du leadership symbolisé par le berger. Le premier critère du vrai berger est lié à la façon dont on accède à un enclos, c’est-à-dire par la voie transparente de la porte, ou par une voie furtive. Ensuite, un nouveau critère s’impose lorsque l'enclos est partagé par plusieurs bergers : l’intimité entre le mouton qui reconnaît sa voix et le berger qui les connaît par leur nom, et qui en prend soin en les guidant ; tous les autres bergers sont des étrangers. Comme les disciples ne semblaient pas comprendre ce à quoi Jésus se référait avec son allégorie, il est alors plus précis : tous les chefs juifs jusqu’à présent (par exemple les Pharisiens) étaient des voleurs car ils ne se souciaient pas vraiment des membres de la communauté, et il est le seul à fournir une nourriture qui donne la vie, une vie débordante.

Le vocabulaire

Nous retrouvons dans cette péricope quelques caractéristiques propres à Jean, par exemple, le doublet "Amen, Amen" ou le mot "porte" en référence à l’entrée d’un pli. Il y a aussi quelques mots qu’il utilise souvent, ou plus que les autres évangélistes, comme anabainō (monter) qui peut avoir un sens physique comme ici, mais plus souvent un sens théologique (monter au ciel), phōneō (appeler d’une voix forte), qui a une nuance d’appel à la foi, oida et son synonyme ginōskō (savoir), qui est la clé de tout son évangile, comme la foi génère une nouvelle connaissance, ekeinoi (ceux-ci), laleō (parler), toujours utilisé en référence à Jésus, palin (encore), comme si les mots devaient être répétés pour être pleinement saisis, erchomai (venir), un verbe passe-partout, mais souvent synonyme de "croire", zōē (vie) qui vient du Père par Jésus, et cette vie est synonyme de lumière et de vérité, et peut être reçue par la foi. Il y a des mots qui lui sont propres dans les évangiles-Actes, comme allachothen (une autre façon), katʼ onoma (chacun par son nom), exprimant une relation personnelle qui est la base de la foi.

Structure et composition

A première vue, ces 10 versets semblent simples : il y a d’abord une allégorie où Jésus parle de brebis, de berger, d'enclos, de voleur et d’étranger, suivie d’une explication de l’allégorie. Mais en y regardant de plus près, on découvre une composition plus complexe. Les versets 1-2 concernent un simple enclos qui appartient à un berger qui vient chercher ses brebis, et le défi est de tenir les voleurs à distance. Dans les versets 3-5, nous sommes confrontés à un enclos partagé avec différents bergers et au défi pour le mouton de reconnaître celui qu’il doit suivre : le vrai berger est capable d’épeler le nom de chacun, et sa voix est familière ; une relation a été établie. Et dans l’interprétation de l’allégorie (v. 6-10), ces deux situations sont quelque peu entremêlées et modifiées : on perd de vue l’étranger et le thème de la porte, identifiée à Jésus, a reçu un élargissement important.

La complexité de toute l’allégorie vient probablement du fait qu’elle est passée par différentes itérations. Dans la première itération, le paysage est un simple enclos appartenant à un seul berger, et l’histoire met en contraste le propriétaire qui accède à l'enclos par le bon chemin et que les brebis suivront parce qu’il reconnaît sa voix, et le voleur qui évite le bon chemin et que les brebis ne suivront pas. Dans la seconde itération, un paysage modifié est introduit avec un enclos partagé, et donc plusieurs troupeaux, et l’accent est mis sur l’intimité entre un berger spécifique et ses propres moutons, et à cette fin, de nouveaux personnages sont introduits : le portier qui connaît chaque propriétaire, des étrangers sans aucune intimité avec les moutons et que les moutons ne suivront pas ; de plus, le contraste entre le berger et le voleur sera accentué : le premier prend soin de la vie des moutons, le second ne cherche qu’à les abattre. Enfin, une troisième itération donnera une tournure plus christologique à l’allégorie en identifiant la porte du bercail au Christ qui apporte le salut.

Intention de l’auteur

Jean l’Ancien, l’auteur présumé de cet évangile (et non l’apôtre Jean), connaissait probablement un certain nombre de paraboles de Jésus autour d’un berger et de ses brebis. Dans la première itération de son évangile, probablement vers l’an 60 de notre ère, en Palestine, alors que sa jeune communauté subit la pression des dirigeants juifs pour se joindre à cette insurrection contre les Romains, en plus de la pression exercée dans les synagogues des frères juifs leur rappelant l’autorité de Moïse et de tous les grands dirigeants de la communauté juive, Jean tisse ensemble différentes paraboles de Jésus pour créer une allégorie afin de mettre en garde sa communauté contre ces dirigeants juifs qui veulent gagner les chrétiens à leur cause : ce sont des imposteurs, des voleurs qui n’ont jamais fait partie de la communauté et ne seront jamais suivis. Et en se référant à l’Ancien Testament, en particulier à Ezéchiel 34, il rappelle à tous comment les dirigeants juifs, par l’image d’un berger, ont manqué à leur devoir de prendre soin du troupeau, et ainsi Dieu lui-même, par son messie, sera le vrai berger.

Plus de vingt ans se sont écoulés lorsque la communauté a dû émigrer et se rendre en Asie mineure, plus précisément à Éphèse, dans l’actuelle Turquie. Le paysage avait totalement changé. Tout d’abord, les juifs chrétiens ont été expulsés des synagogues. Dans leur nouveau milieu grec, des tensions sont apparues au sein des communautés chrétiennes elles-mêmes, lorsque la communauté johannine, qui semble être peu structurée et plus charismatique, a été confrontée à des chrétiens juifs plus orthodoxes et bien structurés qui continuent à promouvoir la circoncision, les restrictions alimentaires et certaines des lois juives. Dans ce contexte, Jean ressent le besoin d’actualiser son évangile. Maintenant, le bercail, qui appartenait auparavant au même berger, devient un bercail partagé où plusieurs troupeaux vivent ensemble, et le défi pour les brebis est d’identifier leur propre berger, et pour le chef de file de reconnaître ses propres brebis : le critère est l’intimité personnelle entre la brebis et son berger, où celui-ci connaît chacune par son nom et où il se soucie de chacune ; tous les autres chefs de file sont des étrangers qui ne se soucient pas vraiment des membres de la communauté.

Enfin, un chrétien d’Éphèse, probablement issu du judaïsme et appartenant à l’"école johannique" des premières années du deuxième siècle, publiera une nouvelle et dernière édition de l’évangile, en clarifiant certains points de l’Évangile et en donnant une saveur plus christologique à l’allégorie : Le Christ est clairement la porte par laquelle on trouvera la vie.


 


  1. Traduction du texte grec (28e édition de Kurt Aland)

    Texte grecTexte grec translittéréTraduction littéraleTraduction en français courant
    1 Ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ὁ μὴ εἰσερχόμενος διὰ τῆς θύρας εἰς τὴν αὐλὴν τῶν προβάτων ἀλλὰ ἀναβαίνων ἀλλαχόθεν ἐκεῖνος κλέπτης ἐστὶν καὶ λῃστής•1 Amēn amēn legō hymin, ho mē eiserchomenos dia tēs thyras eis tēn aulēn tōn probatōn alla anabainōn allachothen ekeinos kleptēs estin kai lēstēs•1 Amen, Amen, je dis à vous, celui qui n’est pas entrant par la porte vers l’enclos des brebis, mais est escaladant par un autre endroit celui-là un voleur est et un brigand.1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure, celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en passant par la porte, mais en l’escaladant par un autre endroit, celui là est un voleur et un bandit.
    2 ὁ δὲ εἰσερχόμενος διὰ τῆς θύρας ποιμήν ἐστιν τῶν προβάτων.2 ho de eiserchomenos dia tēs thyras poimēn estin tōn probatōn. 2 Mais celui qui est entrant par la porte, berger est des brebis.2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.
    3 τούτῳ ὁ θυρωρὸς ἀνοίγει καὶ τὰ πρόβατα τῆς φωνῆς αὐτοῦ ἀκούει καὶ τὰ ἴδια πρόβατα φωνεῖ κατʼ ὄνομα καὶ ἐξάγει αὐτά.3 toutō ho thyrōros anoigei kai ta probata tēs phōnēs autou akouei kai ta idia probata phōnei katʼ onoma kai exagei auta.3 À celui-là le portier ouvre et les brebis à la voix de lui écoute et les siennes brebis il appelle selon un nom et il amène dehors elles.3 À lui, le portier accepte d’ouvrir et les brebis obéissent à sa voix, et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom et les amène dehors.
    4 ὅταν τὰ ἴδια πάντα ἐκβάλῃ, ἔμπροσθεν αὐτῶν πορεύεται καὶ τὰ πρόβατα αὐτῷ ἀκολουθεῖ, ὅτι οἴδασιν τὴν φωνὴν αὐτοῦ•4 hotan ta idia panta ekbalē, emprosthen autōn poreuetai kai ta probata autō akolouthei, hoti oidasin tēn phōnēn autou•4 Quand les propres toutes il les a fait sortir, devant elles il marche et [le troupeau] de brebis de lui suiT, car elles connaissent la voix de lui.4 Quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent, il marche devant elles et les brebis se mettent à sa suite, car elles reconnaissent sa voix.
    5 ἀλλοτρίῳ δὲ οὐ μὴ ἀκολουθήσουσιν, ἀλλὰ φεύξονται ἀπʼ αὐτοῦ, ὅτι οὐκ οἴδασιν τῶν ἀλλοτρίων τὴν φωνήν.5 allotriō de ou mē akolouthēsousin, alla pheuxontai apʼ autou, hoti ouk oidasin tōn allotriōn tēn phōnēn.5 Mais un étranger elles ne suivront pas, mais s’enfuiront de lui, car elles ne connaissent pas la voix des étrangers.5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles le fuiront plutôt, car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.
    6 Ταύτην τὴν παροιμίαν εἶπεν αὐτοῖς ὁ Ἰησοῦς, ἐκεῖνοι δὲ οὐκ ἔγνωσαν τίνα ἦν ἃ ἐλάλει αὐτοῖς.6 Tautēn tēn paroimian eipen autois ho Iēsous, ekeinoi de ouk egnōsan tina ēn ha elalei autois.6 Celle-là l’allégorie il dit à eux le Jésus, mais ceux-là ne comprirent pas de quoi il était, ces choses il parlait à eux.6 Voilà ce que Jésus leur dit en image, mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
    7 Εἶπεν οὖν πάλιν ὁ Ἰησοῦς• ἀμὴν ἀμὴν λέγω ὑμῖν ὅτι ἐγώ εἰμι ἡ θύρα τῶν προβάτων.7 Eipen oun palin ho Iēsous• amēn amēn legō hymin hoti egō eimi hē thyra tōn probatōn. 7 Il dit donc de nouveau le Jésus, amen, amen, je dis à vous que moi je suis la porte (le berger) des brebis.7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis la porte (le berger) des brebis.
    8 πάντες ὅσοι ἦλθον [πρὸ ἐμοῦ] κλέπται εἰσὶν καὶ λῃσταί, ἀλλʼ οὐκ ἤκουσαν αὐτῶν τὰ πρόβατα.8 pantes hosoi ēlthon [pro emou] kleptai eisin kai lēstai, allʼ ouk ēkousan autōn ta probata.8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des brigands. Mais ils ne les ont pas écoutés les brebis.8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des bandits. Mais les brebis ne les ont pas écoutés.
    9 ἐγώ εἰμι ἡ θύρα• διʼ ἐμοῦ ἐάν τις εἰσέλθῃ σωθήσεται καὶ εἰσελεύσεται καὶ ἐξελεύσεται καὶ νομὴν εὑρήσει.9 egō eimi hē thyra• diʼ emou ean tis eiselthē sōthēsetai kai eiseleusetai kai exeleusetai kai nomēn heurēsei. 9 Moi, je suis la porte; par moi si quelqu’un entre, il sera sauvé et il entrera et sortira et un pâturage il trouvera.9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera libéré. Il marchera et trouvera du pâturage.
    10 ὁ κλέπτης οὐκ ἔρχεται εἰ μὴ ἵνα κλέψῃ καὶ θύσῃ καὶ ἀπολέσῃ• ἐγὼ ἦλθον ἵνα ζωὴν ἔχωσιν καὶ περισσὸν ἔχωσιν.10 ho kleptēs ouk erchetai ei mē hina klepsē kai thysē kai apolesē• egō ēlthon hina zōēn echōsin kai perisson echōsin.10 Le voleur ne vient que pour voler et immoler et faire périr. Moi, je suis venu afin qu’ils aient une vie et qu’ils aient abondamment.10 Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire, alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient de manière débordante.

  1. Analyse verset par verset

    v. 1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure, celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en passant par la porte, mais en l’escaladant par un autre endroit, celui là est un voleur et un bandit.

    Littéralement: Amen, Amen (amēn), je dis à vous, celui qui n’est pas entrant (eiserchomenos) par la porte (thyras) vers l’enclos (aulēn) des brebis (probatōn), mais est escaladant (anabainōn) par un autre endroit (allachothen) celui-là un voleur (kleptēs) est et un brigand (lēstēs).

amēn (amen)
Amēn est la transcription grecque de l’hébreu : אָמַן (ʾāman). La racine ’mn renvoit à ce qui est solide et ferme (Ps 89, 53 « Béni soit Yahvé à jamais! Amen! Amen! »). Cet « amen » final a été traduit par la Septante par genoito (que cela arrive, qu’il en soit ainsi), du verbe ginomai (arriver, survenir). Le verbe, pour sa part, décrit l’idée de qui est solide, stable, et donc fiable, comme on le voit en Gn 15, 6 : « Abram se fia (hé’émin) en Yahvé, qui le lui compta comme justice ». Nous ne serons pas surpris d’apprendre que la Septante a souvent traduit ce verbe par « croire » (pisteuein). Quand au substantif אֶמֶט (ʾemeṭ), il est souvent traduit par vérité (alētheia) pour désigner ce qui est conforme à la réalité ou comme sincère, ce sur quoi on peut se fier (Sur le sujet, voir le mot « Amen » dans le Glossaire)

La présence de amēn dans le Nouveau Testament s’expliquerait par deux sources : le langage de Jésus, et son utilisation dans la liturgie synagogale. Dans les évangiles, il se retrouve exclusivement dans la bouche de Jésus et est toujours suivi de legō (je dis) : (Mt = 31 ; Mc = 13; Lc = 5; Jn = 50; Ac = 0), et legō est surtout suivi de hymin (à vous) (Mt = 29 ; Mc = 12; Lc = 5; Jn = 20; Ac = 0), et parfois de soi (à toi) (Mt = 2 ; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 5; Ac = 0). Ce qui caractérise l’évangile selon Jean est l’emploi constant du doublet « amen, amen », ce qu’il est seul à faire. De ce point de vue, l’emploi de l’expression se retrouve dans 25 versets, alors qu’il apparaît dans 31 versets chez Matthieu. On le traduit par : « croyez-en ma parole », « eh bien oui », « je vous le garantis, « croyez-moi ». Nous avons opté pour la traduction : « Vraiment, je vous l’assure ».

  • Il est convenu de considérer l’évangile selon Marc comme le premier à avoir été écrit. L’utilisation de amēn cherche à donner une certaine valeur et une certaine solennité à ce que Jésus est sur le point d’affirmer et, en même temps, est un appel à le croire sur parole. Dans les 13 occurrences du mot chez Marc, onze font référence à un événement futur. Et dans ce dernier cas, l’expression apparaît quatre fois dans un contexte où Jésus s’adresse à un large public, parfois hostile, et sept où il s’adresse à ses disciples

    Le futur face à un large public

    • En parlant du jugement ou du royaume à venir : le blasphème contre l’Esprit Saint ne sera pas pardonné (3, 28-29); certains ne goûteront pas mort de voir le royaume (9, 1)
    • En parlant du temps de l’évangile : on proclamera le geste de la femme versant du nard très cher sur sa tête (14, 9)
    • En parlant de son auditoire : Aucun signe ne leur sera donné (8, 12)

    Le futur face aux disciples

    • En parlant de récompense : qui donne à boire à un chrétien aura sa récompense (9, 41); qui laisse tout aura la vie éternelle (10, 29)
    • En parlant de la fin de temps : elle aura lieu au cours de cette génération (13, 30)
    • En parlant de la foi : qui a la foi verra ce qu’il veut se réaliser (11, 23) En parlant du sort qui l’attend : l’un d’eux va le livrer (14, 18); c’est son dernier repas avant celui dans le royaume (14, 25); Pierre le reniera (14, 30).

    Dans les deux occurrences où le regard n’est pas tourné vers le futur, Jésus s’adresse seulement à ses disciples : Qui n’accueille pas le Royaume comme un enfant n’y entrera pas (10, 15); la veuve qui a mis deux piécettes dans le trésor du temps y a mis plus que tous les autres (12, 43). Ces deux cas concernent une attitude fondamentale du coeur humain que discerne Jésus chez les gens et qu’il met en valeur.

    Que conclure du amēn de Marc? Tout d’abord, Marc aime bien les termes qui ont une couleur locale, i.e. non grecs. Qu’on se souvienne de Talitha koum (5, 41), Ephphata (7, 34), ou Eloï, Eloï, lama sabaqthani (15, 34). Cette préférence de Marc n’enlève rien à la probabilité que l’expression est très ancienne et remonte sans doute au Jésus historique, étant donné les attestations multiples (Marc, Source Q, Jean). Quand on regarde l’ensemble des occurrences, on note qu’elle semble l’expression d’un prophète qui exprime ses convictions face à l’avenir, et doit donc convaincre son auditoire de le croire sur parole, ou encore porte un regard pénétrant sur le coeur humain et sur la vie, et invite son auditoire à y prêter attention et à retenir ce qu’il dit.

  • Il en est tout autre de l’évangile du Grec Luc. Car ce dernier ne montre aucun attrait pour cette expression. Non seulement elle n’apparaît que cinq fois dans son évangile, mais trois de ces cinq occurrences sont simplement une reprise de Marc (18, 17.29; 21, 21, 32). De plus, à deux reprises il remplace le amēn de Marc par l’adverbe grec alēthōs (vraiment) (voir 9, 27; 21, 3), tout comme il le fait avec la source Q en 12, 44. Et quand il reprend l’annonce à Pierre de son reniement chez Marc (Mc 14, 30), il supprime tout simplement le amēn (22, 34). Alors on peut se demander comment expliquer les deux occurrences de amēn qui lui sont propres? En 4, 24 (« Et il dit: "En vérité, je vous le dis, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie ») Jésus semble reprendre un dicton bien connu, et donc Luc aurait simplement reproduit telle quelle sa source. En 12, 37 (« Heureux ces serviteurs que le maître en arrivant trouvera en train de veiller! En vérité, je vous le dis, il se ceindra, les fera mettre à table et, passant de l’un à l’autre, il les servira ») nous sommes devant la conclusion d’une parabole qui provient d’une source particulière à Luc, et qu’il semble se contenter de reproduire. Bref, l’évangéliste n’exprime aucun intérêt pour amēn qu’il se contente de reprendre sans plus.

  • Il en va tout autrement du Juif Matthieuamēn apparaît dans 31 versets. Il est vrai que parmi ces verset, 8 viennent de Marc (Mt 10, 42; 16, 28; 18, 3; 21, 21; 24, 34; 26, 13.21.34. Et la part de la source Q est plus compliquée : comme nous le savons, on considère les passages que partagent seulement Matthieu et Luc comme provenant d’une source qu’ils sont seuls à connaître, appelée Q (de l’Allemand Quelle, i.e. source); dès lors se pose la question : quand amēn est présent chez Matthieu et absent chez Luc dans ces passages, est-ce Matthieu qui l’a ajouté à retranscrivant le passage dans son évangile, ou est-ce plutôt Luc qui l’a retranché enretranscrivant le passage? Toute réponse a une valeur hautement hypothétique, puisqu’on n’a jamais retrouvé de copie de la source Q. Après analyse, nous optons pour l’hypothèse que Matthieu a ajouté amēn à sa source Q. Pourquoi?

    • Premièrement, nous notons que les rares fois où amēn semble être présent dans la source Q, Luc l’a explicitement remplacé par son équivalent grec alēthōs (vraiment) : « En vérité je vous le dis, il l’établira sur tous ses biens » (Mt 24, 27 || Lc 12, 44); c’est exactement ce qu’il avait fait avec deux passages de Marc qui contenaient amēn : Mc 9, 1 || Lc 9, 27; Mc 12, 43 || Lc 21, 3). Nous en déduisons que si Luc ne sent pas le besoin de remplacer amēn par alēthōs, c’est que amēn n’était probablement pas présent dans la source Q.

    • Deuxièmement, la source Q semble préférer l’adverbe affirmatif nai (oui). Par exemple, « Alors qu’êtes-vous allés voir? Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète » (nai legō hymin, Mt 11, 9 || Lc 7, 26; voir aussi Mt 11, 26 || Lc 10, 21).

    • Troisièmement, Matthieu semble tellement aimer amēn qu’il l’ajoute parfois à sa source marcienne qui, pourtant, en contient beaucoup : par exemple, « Jésus dit alors à ses disciples: "(En vérité), je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux" » (Mc 10, 23 || Mt 19, 23; voir aussi Mc 13, 2 || Mt 24, 2).

    Quel rôle fait jouer Matthieu à amēn? C’est une façon d’accentuer le caractère solennel et péremtoire de l’enseignement de Jésus. Et surtout, quand on connaît son côté juif qui met l’accent sur l’orthopraxie, alors les règles qu’il met de l’avant deviennent obligatoires :

    • pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé (5, 18)
    • le débiteur devra rendre jusqu’au dernier sous (5, 26)
    • ne claironne pas ton aumône, ta prière ou ton jeûne (6, 2-16)
    • ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié (18, 18)
    • dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (25, 40)

  • Qu’en est-il maintenant de Jean? Comme nous l’avons souligné, il double toujours son amēn qui devient : amēn, amēn, et cela sur 25 versets. Bien sûr, comme pour Matthieu, cela lui permet de donner une grande solennité et importance à ce que Jésus est sur le point d’affirmer. Mais le contenu est différent. On pourrait regrouper ce contenu en quatre catégories.
    • Un enseignement sur Jésus lui-même : il est le fils de l’homme en communication avec Dieu (1, 51); il connaît les choses de Dieu (3, 11); le Fils fait exactement ce que le Père fait (5, 19); « avant qu’Abraham existât, Je Suis » (8, 58); il est le berger des brebis (10, 7)

    • Un enseignement sur la vie spirituelle : à moins de naître d’en haut, ou de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut voir le royaume de Dieu (3, 3-5); ce n’est pas Moïse, mais Père qui donne le vrai pain venu du ciel (6, 32); si le grain meurt, il porte beaucoup de fruit (12, 24); l’envoyé n’est pas plus grand que celui qui l’a envoyé (13, 20); quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas (21, 18)

    • Un enseignement sur les fruits de la foi en Jésus : qui croit a la vie éternelle (5, 24); les morts vivront (5, 25); qui croit a la vie éternelle (6, 47); manger la chair et boire le sang de Jésus donne la vie éternelle (6, 53); qui garde la parole de Jésus ne verra jamais la mort (8, 51); qui croit fera des oeuvres encore plus grandes que celles de Jésus (14, 12); la tristesse se changera en joie (16, 20); tout ce qu’on demandera au Père, il le donnera (16, 23)

    • Un enseignement qui révèle les coeurs : chercher Jésus non parce qu'on a vu un signe, mais parce qu’on a été rassasié de pains (6, 26); quiconque commet le péché est esclave (8, 34); qui ne passe pas par la porte de l’enclos est un voleur et un bandit (10, 1); l’un des disciples le trahira (13, 21); Pierre le reniera (13, 38)

    Comme on le constate, le contenu des affirmations de Jésus est beaucoup plus spirituel et christologique que ce qu’on a vu chez les autres évangélistes, et révèle la « théologie haute » de Jean. Cet enseignement s’adresse bien souvent à un auditoire large au début de l’évangile, mais se concentre surtout sur les disciples dans la deuxième partie. En ce qui concerne notre parabole du pasteur, le contexte est d’abord celui d’un enseignement sur la vie pastorale (comment discerner le vrai pasteur) avant de devenir christologique (je suis le vrai pasteur).

  • eiserchomeno (il est entrant)
    Le verbe eiserchomai, composé de la préposition eis (vers, dans) et du verbe erchomai (venir, arriver, aller), signifie : entrer, pénétrer. On le trouve régulièrement dans le quatrième évangile : Mt = 33 ; Mc = 30; Lc = 50; Jn = 15; Ac = 33. Dans la première partie de l’évangile, il a avant tout un sens spirituel : entrer dans le royaume de Dieu (3, 5), entrer dans la fatigue des autres (4, 38), entrer par Jésus (10, 9); Satan entre en Judas (13, 27); dans la deuxième partie de l’évangile, c’est le sens physique qui domine : Jésus entre au Cédron (18, 1), Pilate entre au prétoire (18, 33), Simon-Pierre entre dans le tombeau (20, 6). Ce qu’il faut noter ici est le temps du verbe utilisé : c’est un participe présent (eiserchomenos). Pourquoi? Les traductions françaises utilisent toutes un présent : celui qui entre. Mais pourquoi Jean n’a-t-il pas utilisé eiserchetai, l’indicatif présent, comme le fait par exemple Hébreux 9, 25 « le grand prêtre qui (eiserchetai) entre chaque année dans le sanctuaire avec un sang qui n’est pas le sien »? Le propre d’un participe est de décrire un état, et le participe présent celui d’un état présent. Et donc il faut traduire : celui qui est entrant. Mais à quelle réalité ce participe renvoie-t-il? Cela signifie que quelque chose est commencé, sans être terminé, i.e. l’action d’entrer est commencée, mais n’est pas terminée, et donc se poursuit. Dans le contexte, Jésus semble servir un avertissement que des gens essaient d’avoir accès au troupeau, mais n’ont pas encore réussi. Aussi, nous pensons rendre cette idée avec le verbe s’efforcer ou essayer : celui qui n’essaie pas d’entrer.

    thyras (porte)
    Thyra (porte, entrée, passage dans) est présent dans l’ensemble des évangiles et les Actes : Mt = 4 ; Mc = 6; Lc = 4; Jn = 7; Ac = 10. Le mot désigne avant tout la porte d’une maison (ex. Jn 20, 19), ou de la ville (ex. Mc 13, 29), ou du tombeau de Jésus (ex. Mc 15, 46), ou du temple (ex. Ac 3, 2). Mais parfois il a un sens symbolique (« Luttez pour entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas », Lc 13, 24). Mais parler de la porte d’un enclos comme le fait ici Jean est unique. On imagine que la clôture de l’enclos était assez élevée pour prévenir un mouton de s’échapper, ou d’un prédateur de la franchir, et donc qu’une porte adéquate permettait d’y entrer et d’en sortir.

    aulēn (enclos)
    Le mot aulē désigne soit le parvis d’un édifice, soit sa cour intérieure sans toit. Par extension, il inclut le palais lui-même. Comme il renvoit avant tout à un espace intérieur sans toit, il comprend donc l’enclos pour les animaux. Dans les évangiles, il est peu fréquent : Mt = 3 ; Mc = 3; Lc = 2; Jn = 3. C’est Marc qui a introduit ce mot avec son récit de la passion quand il écrit que Pierre avait suivi jusqu’à l’intérieur du aulē (palais) du grand prêtre (14, 54), et comme il se chauffait à un feu qui était allumé dans le aulē (cour intérieure), il fut démasqué par une des servantes (14, 66); et lors du procès de Jésus devant Pilate, il écrit qu’une fois condamné par Pilate cédant à la foule, les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du aulē (palais) de Pilate, qui est le prétoire, afin de se moquer de lui (15, 16). Comme on peut le constater, le mot désigne à la fois le palais et sa cour intérieure. Luc a repris cette scène de Pierre qui se chauffe dans le aulē (22, 55), ainsi que Matthieu (26, 58.69), qui mentionne également le rassemblement des grands prêtres et des anciens du peuple dans le aulē (palais)(26, 3). Jean a sa propre version avec Pierre et l’autre disciple qui entrent dans le aulē (cour) du grand prêtre (18, 5). À part cette scène du procès de Jésus, on retrouve seulement aulē dans cette image que Luc met dans la bouche de Jésus : « Lorsqu’un homme fort et bien armé garde son palais (aulē), ses biens sont en sûreté » (11, 21). Dans ce contexte, aulē pour désigner un enclos d’animaux est unique dans tout le Nouveau Testament et n’apparaît que deux fois, ici et en Jn 10, 16. Il fait référence à une culture pastorale et nous situe probablement en Palestine.

    probatōn (brebis)
    Le mot probaton désigne avant tout un petit troupeau d’animaux à quatre pattes qui broutent, par exemple les moutons et les chèvres. Mais dans le Nouveau Testament il fait référence aux brebis, le mouton femelle, surtout quand on le distingue du mâle de la chêvre, le bouc (eriphos) ou de l’agneau (arēn). Il est moins fréquent qu’on se serait attendu, étant donné le milieu paysan de Jésus : Mt = 11; Mc = 2; Lc = 2; Jn = 19; Ac = 1. Mais avec Marc qui s’adresse probablement aux chrétiens de Rome, et Luc qui s’adresse peut-être à ceux de Corinthe, on peut comprendre ces évangélistes de ne pas être très « mouton ». Pourtant, l’image du berger et de ses moutons comporte une grande signification pour l’Ancien Testament et l’univers juif. Rappelons quelques unes d’elles.
    • Le prophète Ézéchiel reproche aux leaders juifs d’avoir laissé se disperser les brebis et de ne pas avoir été à la recherche de celles qui s’égaraient, si bien que dorénavant c’est Yahvé qui s’occupera lui-même de son troupeau, en particulier par l’entreprise de son serviteur qui ressemblera à David (Éz 34)
    • C’est le même message qu’envoie Jérémie (Jr 23, 1-4)
    • Enfin, le prophète Michée se fait le porte-parole de Yahvé promettant de ramener les moutons qui se sont éloignés (Mi 4, 6-7)
    Il faut surtout retenir deux choses : le troupeau de brebis est la figure du peuple de l’alliance (« Et il les sauvera, Yahvé leur Dieu, en ce jour-là, comme les brebis qui sont son peuple », Zacharie 9, 16), et le vrai pasteur a d’abord été Moïse (« Tu as conduit ton peuple comme un troupeau par les mains d’Aaron et de Moïse », Ps 77, 21).

    Marc évoque à deux reprises l’image des brebis, d’abord, lorsqu’il évoque la réaction de Jésus devant la foule qui lui apparaît comme des brebis sans pasteurs et l’amène à enseigner longuement (6, 34), puis lors d’une citation par Jésus de Zacharie 13, 7 pour annoncer aux disciples qu’ils vont l’abandonner : « Tous vous allez succomber, car il est écrit: Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées » (14, 27). Ces deux texte de Marc sont repris par Matthieu (9, 36 et 26, 31). Ce dernier est celui qui offre la longue liste de référence aux brebis. En plus de Marc, il reprend une parabole qui semble provenir de la source Q, celle d’un homme possédant 100 brebis dont une vient à s’égarer (18, 12). Tout le reste provient d’une source qu’il est seul à connaître : des textes sur la mission (Jésus qui dit n’avoir été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (15, 24) et invite les douze à n’aller qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (10, 6), ainsi qu’à être conscients qu’ils sont comme des brebis au milieu de loups (10, 16)); un texte de controverse (si on vole au secours d’une seule brebis tombée dans un trou le jour du sabbat, combien plus ne faut-il pas s’occuper d’un homme qui a besoin d’aide? (12, 11-12); une mise en garde sur les faux prophètes (« Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces », 7, 15); et des textes concernant le jugement final où on séparera les brebis des boucs (25, 32-33). Luc, pour sa part, ne fait que reprendre la source Q sur l’homme possédant 100 brebis et en perd une (15, 4-6). Les traits qui se dégagent de toutes ces utilisations de l’image de la brebis est celle d’un être fragile, qui a besoin d’être guidé et protégé, mais est en même temps très précieux.

    Jean se situe-t-il dans tout cela? Comme d’habitude, il est totalement indépendant et ne semble pas connaître les autres évangiles. Ses références aux brebis se concentrent sur deux passages, celui de cette parabole sur le pasteur (Jn 10), et celui de ce supplément à l’évangile, le chap. 21, où Jésus demande à Simon s’il l’aime, et devant sa réponse affirmative, l’invite à paître ses brebis (21, 16-17).

    anabainōn (il est escaladant)
    Le verbe anabainō est formé de la préposition ana, qui décrit un mouvement de bas en haut et du verbe bainō, qui désigne le fait de marcher et d’aller quelque part, et siginfie : monter, élever. C’est un verbe qu’on rencontre régulièrement dans les évangiles-Actes, et particulièrement chez Jean : Mt = 9; Mc = 9; Lc = 9; Jn = 15; Ac = 18. Dans les Synoptiques, il a habituellement un sens physique : remonter de l’eau, gravir la montage, croître pour une plante, monter dans une barque, monter à Jérusalem; exceptionnellement a-t-il le sens psychologique d’une idée ou d’un sentiment qui monte du coeur. Par contre, chez Jean, il a aussi le sens théologique d’être en relation avec Dieu ou d’appartenir au monde de Dieu : « Nul n’est monté (anabainō) au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme (3, 13; voir aussi 1, 51; 6, 62; 20, 17). Ici, ce verbe a un sens physique, et dans le contexte d’un enclos, le fait de monter signifie qu’on passe par-dessus ce qui clôture l’enclos, d’où notre traduction d’escalader. Tout comme pour eiserchomai (entrer) analysé plutôt, le verbe est au participe présent, et donc décrit une action commencée mais non terminé. Il y a donc actuellement des gens qui sont en train « d’entrer par effraction ».

    allachothen (un autre endroit)
    L’adverbe allachothen (par un autre endroit, par une autre source) est unique dans toute la Bible (Nouveau Testament et Septante). On le retrouve seulement dans l’écrit apocryphe de 4 Maccabées : « Je pourrais vous apporter bien des preuves, venues d’une autre source (allachothen), à l’appui de cette assertion que la raison pieuse est la dominatrice des passions ». Cet adverbe contient le préfixe alla qui signifie : autre. Cela accentue l’idée de la manière détournée dont on veut accéder au troupeau.

    kleptēs (voleur)
    Le nom grec kleptēs (voleur, tricheur, canaille), qui nous a donné en français les mots cleptomane et cleptomanie, n’est pas fréquent : Mt = 3; Mc = 0; Lc = 2; Jn = 4; Ac = 0. En fait, il n’est présent que dans deux sources, la source Q et Jean. Dans la source Q, il apparaît dans l’appel de Jésus à ne pas thésauriser, mais plutôt à se faire un trésor dans le ciel où le voleur ne peut rien faire (Mt 6, 19-20 || Lc 12, 33) et dans son appel à être vigilant avec l’image du maître de maison qui n’aurait pas laissé le mur de sa maison être percé s’il avait su quand le voleur se présenterait (Mt 24, 43 || Lc 12, 39). Dans l’évangile selon Jean le mot voleur apparaît également dans deux sections, au chapitre 10 avec l’allégorie du pasteur et en 12, 6 quand le narrateur affirme que Judas était un voleur et dérobait ce qu’on mettait dans la bourse commune des disciples. Ici, dans notre parabole, l’évangéliste semble évoquer une réalité sociale connue et universelle, celui du vol de troupeaux. Un voleur n’a souci que des ses propres intérêts.

    lēstēs (brigand)
    Le mot lēstēs (brigand, voleur, pirate, bandit, pillard) est différent de kleptēs que nous venons de voir et qui désigne quelqu’un qui dérobe de manière furtive. Ici, il s’agit d’un hors-la-loi qui va jusqu’à tuer pour commettre ses crimes. Encore une fois, c’est un mot peu fréquent dans le Nouveau Testament : Mt = 4; Mc = 3; Lc = 4; Jn = 3; Ac = 0. Il apparaît chez Marc lors de la scène des vendeurs chassés du temple quand Jésus cite Jérémie 7, 11 : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations? Mais vous, vous en avez fait un repaire de brigands (lēstēs) » (Mc 11, 17 || Lc 19, 46 || Mt 21, 13). Il apparaît plus loin quand Jésus interpelle ceux venus l’arrêter comme s’il était un brigand (Mc 14, 48 || Lc 22, 52 || Mt 26, 55). Enfin, sur le calvaire, le narrateur mentionne qu’on crucifie deux brigands avec Jésus (Mc 15, 27 || Mt 23, 33) (Luc préfère le terme de « malfaiteur »). Luc nous présente une scène qui lui est propre, la parabole du bon Samaritain qui raconte l’histoire d’un homme tombé aux mains de brigands (lēstēs) et qui le laisse à demi-mort (Lc 10, 30.36). Chez Jean, le mot est présent deux fois dans l’allégorie du berger (Jn 10, 1.8) et sous la plume du narrateur qui mentionne que Barabbas est un brigand au moment où les Juifs demandent la libération de ce dernier (Jn 18, 40). Ainsi donc, Jean emploie des termes très forts pour décrire ceux qui escaladent l’enclos et ne passent par la porte : ce sont des voleurs et des bandits. Le seul autre passage de la Bible où on parle de ces deux types de malfaiteur se trouve en Osée 7, 1 : LXX « Au moment même où je veux guérir Israël, se dévoilent la faute d’Ephraïm et les crimes de Samarie : oui, l’on pratique l’imposture; le voleur (kleptēs) s’introduit dans les maions; au-dehors, le brigant sévit (lēstēs) ». Osée semble rassembler dans ces deux mots tout le mal qui se fait.

    Comment résumer ce premier verset de l’allégorie du pasteur? Malgré son apparente simplicité, plusieurs questions se posent. Quel est le contexte originel de cette parabole, à quelle occasion Jésus aurait-il pu la prononcer? Jean a placé cette parabole dans le contexte d’une controverse avec les Juifs, plus particulièrement les pharisiens. Mais la rédaction de cet évangile se situe autour de l’an 90, alors que la rupture entre chrétiens et Juifs est consommée, et où les Pharisiens ont pris le leadership du Judaïsme. Qu’en est-il des années 28 ou 29 où se place le ministère de Jésus? Sur le plan historique, on connaît plusieurs leaders qui ont rassemblé des groupes pour différents motifs. Par exemple, il y a Judas le Galilée qui a rassemblé un groupe révolutionnaire, semant une révolte vers l’an 4 avant notre ère lors de la succession d’Hérode, à laquelle fait allusion Actes 5, 37 (« Après lui, à l’époque du recensement, se leva Judas le Galiléen, qui entraîna du monde à sa suite; il périt, lui aussi, et ceux qui l’avaient suivi furent dispersés »). Le mouvement pharisien et sadducéens avait aussi ses adeptes. Les autorités sacerdotales de Jérusalem exercaient aussi un certain leadership. Le mouvement initié par Jean Baptiste a suscité un certain nombre d’adeptes, dont Jésus et certains de ses disciples. Bref, il ne manquait pas de leaders. Si un tel contexte nous donne le cadre d’interprétation d’une parabole de Jésus, que signifie le critère de discernement : passer ou ne pas passer par la porte? Malheureusement, la suite de la parole nous présentera la perspective chrétienne où c’est Jésus qui devient la porte. Mais en admettant que Jésus a pu prononcer une parabole semblable1, qu’aurait-il voulu signifier par cette porte? Le psaume 118, 19-20 pourrait nous donner une indication :

    Ouvrez-moi les portes de justice, j’entrerai, je rendrai grâce à Yahvé!
    C’est ici la porte de Yahvé, les justes entreront

    Il en est de même pour le psaume 24, 4-10

    L’homme aux mains nettes, au coeur pur: son âme ne se porte pas vers des riens, il ne jure pas pour tromper.
    Il emportera la bénédiction de Yahvé et la justice du Dieu de son salut.
    C’est la race de ceux qui Le cherchent, qui recherchent ta face, Dieu de Jacob.
    Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portails antiques, qu’il entre, le roi de gloire!
    Qui est-il, ce roi de gloire? C’est Yahvé, le fort, le vaillant, Yahvé, le vaillant des combats.
    Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portails antiques, qu’il entre, le roi de gloire!
    Qui est-il, ce roi de gloire? Yahvé Sabaot, c’est lui, le roi de gloire

    Ainsi, celui qui franchit la porte, c’est Yahvé, et celui qui le cherche, qui est juste et qui a le coeur pur.

    Sans l’Ancien Testament, on aurait pu deviner que celui qui passe par la porte est celui qui ne triche pas, qui agit d’une manière ouverte et transparente, définissant ainsi le vrai leader. Mais la tradition juive ajoute la dimension de justice, du coeur pur et de la recherche authentique de Dieu. Un leader qui ne s’inscrit pas dans cette démarche est un imposteur. Si Jésus a vraiment prononcé cette parabole, c’est probablement le critère qu’il a offert à son auditoire.

    Mentionnons en terminant que, selon M.E. Boismard, le bout de phrase « mais en l’escaladant par un autre endroit » est un ajout ultérieur à la parabole par Jean III.2

    v. 2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.

    Littéralement : Mais celui qui est entrant par la porte, berger est des brebis.

     
    Nous avons déjà analysé tous les mots de ce verset, car il ne fait que reprendre le v. 1 qui avait un aspect négatif, en présentant maintenant sa face positive. Si on élimine du v. 1 le bout de phrase « mais en l’escaladant par un autre endroit » qui serait de Jean III selon Boismard, on retrouve l’allégorie du berger et du voleur de Jean II-A. On peut représenter l’opposition des deux personnages par le parallèle suivant :
    v. 1v. 2
    celui qui n’est pas entrant par la porte celui qui est entrant par la porte,
    vers l’enclos des brebis
    celui-là un voleur est et un brigandberger est des brebis

    Nous avons essayé d’imaginer le sens de l’allégorie si elle a été prononcée par Jésus, mais le récit que nous avons provient de la plume de l’évangéliste, et si on en croit Boismard, de Jean II-A, et donc écrit vers l’an 60 ou 65. La perspective est maintenant chrétienne, et donc la porte est évidemment le Christ, tout comme le chemin est le Christ, écrira-t-il plus tard (Jn 14, 4). Qui sont alors les voleurs et les brigands? Probablement les pasteurs de communauté qui ne se conforment pas à l’enseignement de Jésus. On note plusieurs exhortations dans le Nouveau Testament à bien paître le troupeau : voir Jn 21, 15-18 (« Jésus dit à Simon-Pierre: "Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci? " Il lui répondit: "Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime." Jésus lui dit: "Pais mes agneaux."), Actes 20, 28 (« Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens pour paître l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par le sang de son propre fils »), 1 Pierre 5, 1-4 (« Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu; non pour un gain sordide, mais avec l’élan du coeur... Et quand paraîtra le Chef des pasteurs, vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas).

    v. 3 À lui, le portier accepte d’ouvrir et les brebis obéissent à sa voix, et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom et les amène dehors.

    Littéralement : À celui-là le portier (thyrōros) ouvre (anoigei) et les brebis à la voix (phōnēs) de lui écoute (akouei) et les siennes (idia) brebis il appelle (phōnei) selon un nom (onoma) et il amène dehors (exagei) elles.

    thyrōros (portier)
    Le mot thyrōros (portier, gardien, concierge) est très rare dans toute la Bible. Il apparaît quatre fois dans le Nouveau Testament, et uniquement dans les évangiles : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 3. Chez Marc, on le retrouve dans la parabole eschatologique où un homme, parti en voyage, recommande à son portier de veiller sur sa maison (13, 34). Chez Jean, à part notre scène du berger, le mot est utilisé deux fois dans la scène du reniement de Pierre dans le palais du grand prêtre Anne, où il s’agit cette fois d’une portière, alors que « l’autre disciple » lui parle pour faire entrer Pierre, et c’est elle qui dévisage ce dernier pour affirmer qu’il est un disciple de Jésus. La présence d’un portier présuppose un édifice assez grand et du personnel. On pourra trouver un peu étrange de retrouver un portier dans un enclos de brebis. Mais comme le montre ce qui suit, on peut imaginer un ensemble assez vaste, puisque cette fois il s’agirait d’une structure communautaire où de multiples bergers y amenaient chacun leur troupeau; le défi est alors de reconnaître le sien. Bref, avec le v. 3 on a l’impression d’être face d’une nouvelle parabole : après celle du berger et du voleur, c’est le berger et sa relation à son troupeau.

    anoigei (il ouvre)
    Le verbe anoigō est assez répandu dans les évangiles-Actes : Mt = 8; Mc = 1; Lc = 6; Jn = 10; Ac = 13. On ouvre différentes choses :
    • La porte (14 fois): Lc 11, 9.10; 12, 36; 13, 29; Mt 25, 11; Jn 10, 3; Ac 5, 19.23; 12, 10.14.16; 14, 27; 16, 26.27
    • Les yeux (13 fois): Lc 9, 30; 20, 33; Jn 9, 10.17.21.26.30.32; 10, 21; 11, 37; Ac 9, 8.40; 26, 18
    • La bouche (5 fois): Lc 1, 64; Mt 13, 35; 17, 27; Ac 8, 35; 10, 34
    • Le ciel (3 fois): Lc 3, 21; Mt 3, 16; Jn 1, 51
    • Les oreilles : Mc 7, 35
    • Les tombeaux : Mt 27, 52
    • Une cassette : Mt 2, 11

    Comme on peut le constater, huit fois sur dix anoigō chez Jean se réfère aux yeux et est lié à l’épisode de l’aveugle-né. Une fois, il se réfère au ciel qui s’ouvre, et une fois à une porte, celle de notre parabole. Ainsi, nous sommes devant une réalité unique du quatrième évangile.

    Bien sûr, c’est le rôle d’un portier d’ouvrir et fermer les portes, il est le gardien de la maison. Dans le cas d’un enclos de brebis, c’est son rôle de reconnaître les différents bergers qui ont parqué leur troupeau dans la bergerie. Ainsi, dans notre parabole, le portier reconnaît qui est un vrai berger et qui est propriétaire de l’un des troupeaux de la bergerie.

    phōnēs (voix)
    Le mot phōnē (son, bruit, voix, cri, timbre, accent, langue, langage) est un mot bien ordinaire qu’on rencontre fréquemment dans les évangiles-actes : Mt = 7; Mc = 7; Lc = 14; Jn = 15; Ac = 27. Dans les évangiles synoptiques, à la suite de Marc, il désigne d’abord la voix de Dieu qui témoigne sur Jésus : lors de son baptême (Mc 1, 11 || Lc 3, 22 || Mt 3, 17), à la transfiguration (Mc 9, 7 || Lc 9, 35 || Mt 17, 5), et à travers le prophète Isaïe (Mc 1, 3). Mais cette voix est aussi celle des démons ou esprits mauvais (Mc 1, 26; 5,7; voir Lc 4, 33; 8, 28), ainsi que celle de Jésus en croix qui lance deux fois un grand cri (Mc 15, 34 || Mt 27, 46 et Mc 15, 37 || Lc 23, 46 || Mt 27, 50). Mais Jean s’inscrit dans un tout autre registre. Si, une seule fois, Dieu fait entendre sa voix comme chez Marc pour témoigner en faveur de Jésus (« Du ciel vint alors une voix: "Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai." », 12, 28), la voix devient chez lui une source d’identité et de communion, et par là de transformation :
    • 3, 29 Qui a l’épouse est l’époux; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix (phōnē) de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète
    • 5, 25 En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient - et c’est maintenant - où les morts entendront la voix (phōnē) du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront
    • 5, 28 N’en soyez pas étonnés, car elle vient, l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix (phōnē) et sortiront
    • 18, 37 Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix (phōnē)

    Entendre la voix de Jésus, c’est le reconnaître comme Fils de Dieu ou son envoyé. Cela n’est possible qu’en s’identifiant à ce qu’il est, à ce qui a dit, à ce qu’il a fait. Voilà pourquoi l’évangéliste peut dire : « Quiconque est de la vérité écoute ma voix ». Et par là l’être humain est complètement transformé. L’inverse est aussi vrai, quand Jésus s’adresse aux Juifs pour leur dire : « Vous n’avez jamais entendu sa voix (phōnē), vous n’avez jamais vu sa face » (5, 37). On aura remarqué l’utilisation synonyme de « entendre sa voix » et « voir sa face ». Voilà toute la profondeur que l’évangéliste donne à la reconnaissance de la voix de Jésus, et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la scène des brebis qui entendent la voix du berger :

    • 10, 3 les brebis écoutent sa voix (phōnē), et ses brebis à lui, il les appelle une à une
    • 10, 4 il marche devant elles et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix (phōnē)
    • 10, 5 elles le fuiront au contraire, parce qu’elles ne connaissent pas la voix (phōnē) des étrangers
    • 10, 16 celles-là aussi (qui ne sont pas de cet enclos), il faut que je les mène; elles écouteront ma voix (phōnē)
    • 10, 27 Mes brebis écoutent ma voix (phōnē), je les connais et elles me suivent

    À travers l’allégorie du berger et de ses moutons, l’évangéliste nous présente une analogie de la foi et de ce qu’est que croire en Jésus : c’est la reconnaissance que sa personne est l’expression même de Dieu, et cela n’est possible que s’il y au plus profond de soi une connivence entre notre être et son être, ce qu’il exprime par la recherche de vérité, et de là on se laisse guider par les chemins où il veut nous conduire. Tout cela est exprimé par l’image de la reconnaissance de la voix et le geste de suivre le son de sa voix.

    akouei (il écoute)
    Le verbe akouō (entendre, écouter, apprendre, comprendre, considérer, obéir) est très fréquent dans tout le Nouveau Testament, et en particulier dans les évangiles-actes-épitres de Jean : Mt = 57; Mc = 41; Lc = 57; Jn = 54; Ac = 89; 1 Jn = 10; 3 Jn = 1. Comme on le constate, c’est un mot bien intégré dans la tradition johannique. Pour en apprécier toutes les nuances, il faut répartir la panoplie de significations en plusieurs catégories. Nous en proposons sept.
    1. Écouter la parole ou écouter quelqu’un signifie croire, avoir la foi (29 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute (akouō) ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24; voir aussi 1, 37; 3, 29; 5, 25.28; 6, 45; 10, 3.8.16.20.27; 14, 28; 18, 37; 1 Jn 2, 7.24; 3, 11; 4, 6). L’acte de croire se fait par connaturalité, i.e. notre être profond s’est ouvert à Dieu, et donc est capable de reconnaître la dimension de Dieu en Jésus : « Qui est de Dieu entend (akouō) les paroles de Dieu; si vous n’entendez (akouō) pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu." » (Jn 8, 47). À l’inverse, ne pas être capable d’écouter une parole signifie ne pas croire. Par exemple, « Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent: "Elle est dure, cette parole! Qui peut l’écouter (akouō)?" (Jn 6, 60; voir aussi 8, 38.43; 9, 27; 12, 47; 14, 24).

    2. Écouter a parfois le sens trivial d’apprendre une nouvelle (13 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Entendant (akouō) les rumeurs au sujet de Jésus, les Pharisiens envoyèrent des gardes pour se saisir de lui » (Jn 7, 32; voir aussi 4, 1.47; 9, 32.35; 11, 4.6.20.29; 12, 12.18; 1 Jn 2, 18; 3 Jn 1, 4).

    3. Écouter a parfois le sens d’être interpellé, de recevoir une parole qui oblige à prendre une décision (9 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Des Pharisiens, qui se trouvaient avec lui, entendirent (akouō) ces paroles et lui dirent: "Est-ce que nous aussi, nous sommes aveugles?" » (Jn 9, 40; voir aussi 7, 40; 8, 9.27.40; 12, 29; 19, 8.13; 21, 7).

    4. À quelques reprises, l’évangile utilise ce verbe pour décrire la relation et la communion unique de Jésus avec Dieu (6 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « (Celui qui vient du ciel) témoigne de ce qu’il a vu et entendu (akouō), et son témoignage, nul ne l’accueille » (Jn 3, 32; voir aussi 5, 30; 8, 26.40; 15, 15; 16, 13).

    5. L’évangéliste utilise également ce verbe pour décrire le fait que Dieu répond à une prière (6 fois dans la tradition johannique). Par exemple, « Nous savons que Dieu n’écoute (akouō) pas les pécheurs, mais si quelqu’un est religieux et fait sa volonté, celui-là il l’écoute (akouō)» (Jn 9, 31; voir aussi 11, 41.42; 1 Jn 5, 14).

    6. Ensuite, nous avons le cas unique où le mot renvoie à l’action légale d’entendre quelqu’un pour enquête : « Notre Loi juge-t-elle un homme sans d’abord l’entendre (akouō) et savoir ce qu’il fait! » (Jn 7, 51).

    7. Enfin, il y a aussi le cas unique où le mot décrit le fait d’avoir acquis un savoir : « La foule alors lui répondit: "Nous avons appris (akouō) de la Loi que le Christ demeure à jamais. Comment peux-tu dire: Il faut que soit élevé le Fils de l’homme? Qui est ce Fils de l’homme?" » (Jn 12, 34).

    Dans le cadre de cette richesse sémantique du verbe akouō, les brebis qui écoutent est l’expression allégorique du croyant qui reconnaît en Jésus l’envoyé de Dieu en mesure de le guider, et qui obéit à sa voix.

    idia (les siennes)
    Idios est un un adjectif possessif qui signifie : sien, propre, personnel (Mt = 10; Mc = 8; Lc = 6; Jn = 15; Ac = 16). Il est aussi utilisé comme substantif et signifie alors : les siens, ses possessions. Dans les évangiles synoptiques, on retrouve également l’expression kat’ idian, littéralement « en soi » ou « avec soi », et renvoie au fait d’être seul à l’écart ou d’être isolé ou à part des autres. Chez Jean, idios désigne également la relation de foi : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens (idios) qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin » (13, 1). Dans l’allégorie du berger et de ses brebis, idios traduit d’abord le fait que l’enclos contient différents troupeaux, et le berger doit faire le tri entre les brebis qui lui appartiennent et les autres. Mais ce tri ne se fait pas par un marquage du troupeau, mais ce sont les brebis qui s’identifient elles-même en écoutant et suivant leur maître; une relation a été établie. Ainsi, si idios est souvent utilisé pour exprimer la possession, ici il exprime plutôt la relation de foi.

    phōnei (il appelle)
    Le verbe phōneō a la même racine que phōnē (voix). On le rencontre régulièrement dans les évangiles-actes, en particulier chez Jean (moins dans le reste du Nouveau Testament, sauf l’Apocalypse où on aime beaucoup le bruit) : Mt = 5; Mc = 10; Lc = 9; Jn = 12; Ac = 4). Littéralement, il signifie faire entendre sa voix. Mais il ne se ramène pas simplement à parler. Car il comporte la nuance de parler avec une voix forte, donc d’élever la voix, de crier après quelqu’un et de l’interpeller. Donnons quelques exemples :

    • Dans le récit du pauvre Lazare et de l’homme riche, se dernier supplie Abraham en élevant la voix : « Alors il (l’homme riche) s’écria (phōneō): Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme » (Lc 16, 24)

    • Parfois il n’y a pas de parole, mais seulement un cri : « Et le secouant violemment, l’esprit impur cria (phōneō) d’une voix forte et sortit de lui » (Mc 1, 26; voir aussi le cri en croix de Jésus en Lc 23, 46)

    • C’est le verbe qu’on emploie pour décrire le chant du coq : « Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta (phōneō). Et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite: "Avant que le coq chante (phōneō) deux fois, tu m’auras renié trois fois." Et il éclata en sanglots » (Mc 14, 72)

    • Il est aussi utilisé pour décrire une interpellation : « Il le fit appeler (phōneō) et lui dit: Qu’est-ce que j’entends dire de toi? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérer mes biens désormais » (Lc 16, 2)

    Ce sont les mêmes nuances qu’on retrouve dans le quatrième évangile. Quand le berger appelle ses brebis, n’imaginons pas une voix toute douce et intimiste. C’est un cri. D’ailleurs il suffit d’imaginer la cacophonie d’un troupeau pour deviner qu’il n’est pas facile de se faire entendre. Mais chez Jean, il plus que ce côté réaliste. Car c’est le même verbe qui sera utilisé pour l’appel de Philippe : « Nathanaël lui dit: "D’où me connais-tu?" Jésus lui répondit: "Avant que Philippe t’appelât (phōneō), quant tu étais sous le figuier, je t’ai vu." » (1, 48). Une forte interpellation décrit aussi l’appel du disciple. Tout cela est cohérent avec l’intention de l’évangéliste de décrire la vie chrétienne à travers l’image pastorale.

    onoma (nom)
    Onoma (nom) est très fréquent dans les évangiles-actes-lettres de Jean : Mt = 22; Mc = 15; Lc = 34; Jn = 25; Ac = 53; 1 Jn = 3; 3 Jn = 2. Il a trois grandes significations. Il désigne d’abord le nom propre qui identifie et distingue une personne particulière. Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :

    • « Il y eut un homme envoyé de Dieu. Son nom (onoma) était Jean » (1, 6)
    • « Or il y avait parmi les Pharisiens un homme du nom (onoma) de Nicodème, un notable des Juifs » (3, 1)
    • « Alors Simon-Pierre, qui portait un glaive, le tira, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Ce serviteur avait nom (onoma) Malchus » (18, 10)

    Mais onoma exprime également la personne elle-même dans son être profond ou son être social. Dans ces cas, « nom » pourrait être remplacé par « moi », « toi », ou « lui ». Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :

    • « Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom (onoma) » (1, 12)
    • « Père, glorifie ton nom (onoma)!" Du ciel vint alors une voix: "Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai." » (12, 8)
    • « Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom (onoma), parce qu’ils ne connaissent pas celui qui m’a envoyé » (15, 21)

    Enfin, onoma sert à exprimer la délégation ou la médiation avec l’expression « au nom de ». Ainsi, envoyé par quelqu’un, on parle « en son nom ». Ou encore, on demande quelque chose « au nom d’une personne ». Donnons des exemples tirés du quatrième évangile :

    • « Je viens au nom (onoma) de mon Père et vous ne m’accueillez pas; qu’un autre vienne en son propre nom (onoma), celui-là, vous l’accueillerez » (5, 43)
    • « Jésus leur répondit: "Je vous l’ai dit, et vous ne croyez pas. Les oeuvres que je fais au nom (onoma) de mon Père témoignent de moi » (10, 25)
    • « Et tout ce que vous demanderez en mon nom (onoma), je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils » (14, 13)

    Dans le contexte de l’allégorie du berger et de ses brebis, nous avons quelque chose d’unique. Car onoma renvoie ici au nom propre qui identifie et distingue la personne, mais il le fait de manière générale sans être associé à un nom particulier. L’auteur nous dit simplement que chaque brebis a un nom unique. Mais il y plus. Nous avons ici l’expression katʼ onoma (littéralement : selon un nom, traduit habituellement : chacun par son nom). Or, cette expression ne se retrouve ailleurs dans tout le Nouveau Testament que dans la 3e lettre de Jean : « Que la paix soit avec toi! Tes amis te saluent. Salue les nôtres, chacun par son nom (katʼ onoma) » (1, 15). Nous avons déjà mentionné que l’auteur probable de l’évangile serait également l’auteur des épitres du même nom. Avec katʼ onoma nous avons un exemple de sa signature.

    Ce qu’il importe de retenir de tout cela, c’est que pour l’auteur du 4e évangile, pouvoir appeler quelqu’un par son nom est la base de la relation de foi. Dans ce contexte, l’épisode de Marie Madeleine au tombeau vide revêt une grande importance.

    14 Ayant dit cela, elle (Marie de Magdala) se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. 15 Jésus lui dit: "Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?" Le prenant pour le jardinier, elle lui dit: "Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai." 16 Jésus lui dit: "Marie!" Se retournant, elle lui dit en hébreu: "Rabbouni" - ce qui veut dire: "Maître." (Jn 20, 14-16)

    Marie vit une transformation (« se retournant ») à la seule mention de son nom. Et son Rabbouni est l’expression de sa foi au Christ ressuscité. Pour l’évangéliste, c’est la base de la foi : je suis connu, je suis en relation avec quelqu’un pour qui je compte. Tout au long de son évangile, il en donnera plusieurs exemples :

    • En entendant Jésus l’interpeller comme un Israélite sans détour, Nathanaël s’écrie : « D’où me connais-tu? », pour se faire répondre : « Avant que Philippe t’appelât, quant tu étais sous le figuier, je t’ai vu ». Se sachant connu personnellement, il confesse sa foi : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël » (1, 47-49)
    • Les choses se passent de la même façon avec la Samaritaine. Jésus sait qu’elle a eu cinq maris et celui qu’elle a maintenant n’est pas son mari. L’évangéliste écrit : « La femme alors laissa là sa cruche, courut à la ville et dit aux gens: "Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ?" » (4, 28-29)
    • Enfin, il y a le récit de Thomas qui n’est pas là avec les autres quand Jésus resssuscité se rend présent. Lors de la rencontre subséquente, l’évangéliste met dans la bouche de Jésus des paroles où il sait exactement ce qu’a dit Thomas plus tôt : « Puis il dit à Thomas: "Porte ton doigt ici: voici mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne deviens pas incrédule, mais croyant." ». Se sachant connu, Thomas répond : « Mon Seigneur et mon Dieu! » (20, 27-28)

    Voilà tout ce que signifie le fait que le berger appelle ses brebis par leur nom.

    exagei (il amène dehors)
    Le verbe est composé de la préposition ek (hors de) et du verbe agō (mener, conduire) et signifie : faire sortir, amener dehors. Il est rare dans tout le Nouveau Testament : Mt = 0; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 8; He = 1. Comme on peut le noter, il n’apparaît que dans les évangiles-actes, à part la mention dans l’épitre aux Hébreux. Chez Luc, il exprime le fait que Jésus amène ses disciples hors de Jérusalem pour son ascension aux environs de Béthanie (Lc 24, 50). Chez Marc, on amène Jésus dehors pour le crucifier (Mc 15, 20). Dans les Actes des Apôtres, trois fois sur huit le verbe exagō sert à décrire la sortie d’Égypte, comme en He 8, 9 d’ailleurs, et comme on le voit souvent dans la Septante : voir par exemple Ex 3, 8.10.12; 6, 7.26; 12, 42; 14, 11; 29, 46; Dt 6, 12; 8, 14; 13, 6.11; 1 R 8, 21.53; 2 Chr 7, 22; Ps 136, 11.16; Jr 32, 32; Ez 20, 6.9.41. Dans notre parabole, le verbe décrit le fait que le berger amène ses brebis hors de l’enclos. Mais il est difficile d’éviter d’y voir l’évocation de la sortie d’Égypte sous la direction de Moïse, ce qui amène à voir dans le berger le nouveau Moïse.

    v. 4 Quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent, il marche devant elles et les brebis se mettent à sa suite, car elles reconnaissent sa voix.

    Littéralement : Quand les propres toutes il les a fait sortir (ekbalē), devant (emprosthen) elles il marche (poreuetai) et [le troupeau] de brebis de lui suit (akolouthei), car elles connaissent (oidasin) la voix de lui.

    ekbalē (il a fait sortir)
    Le verbe ekballō (faire sortir, chasser, expulser, enlever, jeter) est peu fréquent dans le Nouveau Testament en dehors des évangiles-actes : Mt = 28; Mc = 18; Lc = 18; Jn = 3; Ac = 5. Il faut tout de suite noter qu’il est surtout utilisé dans l’expression « expulser les démons » : 35 fois sur 73. Ailleurs, il décrit très souvent l’action vive d’enlever le mal, de chasser des gens, ou de bannir ou de jeter des choses. Par exemple :

    • Jésus avertit ses disciples que leur nom sera banni (ekballō) (Lc 6, 22)
    • Jésus parle d’enlever (ekballō) la paille/poutre dans l’oeil (Mc 9, 47 || Lc 6, 42 || Mt 7, 4-5)
    • Jésus avertit les gens du danger d’être jeté hors (ekballō) du Royaume de Dieu (Lc 13, 28 || Mt 8, 12)
    • Jésus chasse (ekballō) les vendeurs du temple (Mc 11, 15 || Lc 19, 45 || Mt 21, 12)
    • Dans la parabole des vignerons homicides, les vigneront jettent dehors (ekballō) et tuent l’héritier (Mc 12, 8 || Lc 20, 15 || Mt 21, 39)
    • Dans le récit de la ressuscitation de la fille du chef de synagogue, il chasse (ekballō) la foule de la maison avant d’entrer et d’agir (Mc 5, 40 || Mt 9, 25)
    • Jésus dit que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis s’évacue (ekballō) aux lieux d’aisance (Mt 15, 17)
    • Dans la parabole des talents, celui qui n’a pas fait profiter son talent est jeté dehors (ekballō) dans les ténèbres (Mt 25, 30)
    • Jésus rudoie et chasse (ekballō) le lépreux qu’il vient de guérir (Mc 1, 43)
    • Dans les Actes, on chasse (ekballō) Étienne de la ville pour le lapider (7, 58), Pierre chasse (ekballō) les gens avant d’entrer seule dans la pièce pour ressusciter Tabitha (9, 40), les Juifs chassent (ekballō) Paul et Barnabée de leur territoire (13, 50), les Juifs veulent chasser (ekballō) Paul de la ville (17, 37), et jette (ekballō) le blé à la mer pour alléger un navire en perdition (27, 38).

    Il nous reste donc que quelques occurrences où on n’a pas l’idée de chasser ou d’expulser quelqu’un ou quelque chose :

    • Jésus demande de prier le Maître de faire sortir (ekballō) des ouvriers pour sa moisson (Lc 10, 2 || Mt 9, 38)
    • Le bon Samaritain fait sortir (ekballō) deux deniers de sa poche pour remettre à l’hôtellier (Lc 10, 35)
    • (une référence à Isaïe 42, 1-4) Le serviteur de Yahvé n’éteindra pas la mèche qui fume encore juqu’à ce qu’il ait mené (ekballō) le droit à la victoire (Mt 12, 20)
    • L’homme bon, de son bon trésor fait sortir (ekballō) de bonnes choses; et l’homme mauvais, de mauvaises (Mt 12, 35)
    • Tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux... fait sortir (ekballō) de son trésor du neuf et du vieux (Mt 13, 52)
    • L’Esprit Saint pousse (ekballō) Jésus au désert (Mc 1, 12)

    Dans la tradition synoptique et dans les Actes, nous n’avons pas vraiment de contexte semblable à celui d’un berger et de son troupeau, et qui pourrait éclairer l’utilisation ekballō, sinon peut-être le récit de l’Esprit qui pousse Jésus au désert; dans ce cas, l’Esprit fait sortir Jésus de son milieu familier pour affronter ce qui deviendra un lieu d’épreuve. Qu’en est-il de la tradition johannique?

    À part l’allégorie du berger, il faut se contenter de trois occurrences :

    • Tout ce que me donne le Père viendra à moi, et celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors (ekballō) (Jn 6, 37)
    • C’est maintenant le jugement de ce monde; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors (ekballō) (Jn 12, 31)
    • Non satisfait de cela, il (Diotréphès) refuse lui-même de recevoir les frères, et ceux qui voudraient les recevoir, il les en empêche et les expulse (ekballō) de l’Eglise (3 Jn 1, 10)

    Comme on le constate, on se retrouve encore dans un contexte d’expulsion. Qu’est-ce à dire? Bien sûr, dans l’allégorie du berger, il ne peut s’agir d’expulsion, puisque les brebis suivent leur pasteur. Néanmoins, on ne peut éliminer l’idée que le berger exerce une « douce » violence en forçant les brebis à sortir de l’enclos, un peu à la manière dont Marc parle de l’Esprit qui pousse Jésus au désert pour y faire face à l’épreuve. Il faut retenir l’idée que se faire sortir de son enclos n’est pas nécessairement très agréable. D’ailleurs, Boismard traduit ekballō par « pousser dehors » (voir M. E. Boismard, A. Lamouille, op. cit., p. 263-264).

    Pourquoi ce choix de mot de la part de l’évangéliste? Par exemple, il aurait pu utiliser le verbe periagō : amener avec soi. On pourrait évoquer le fait qu’il est réaliste qu’un berger soit obligé de pousser ses brebis hors de l’enclos, selon ce qu’on peut observer de la vie pastorale. Mais un évangéliste est un catéchète qui enseigne à une communauté, et son intérêt n’est pas de décrire avec exactitude une scène champêtre. Nous n’avons malheureusement pas de document qui nous informe directement de la communauté du quatrième évangile. Mais les travaux d’érudits comme M. E. Boismard et R. E. Brown (voir par exemple The Community of the Beloved Disciple. New York: Paulist, 1979, 204 p.; en français: La communauté du disciple bien-aimé. Paris: Cerf (Lectio Divina, 115), 1983) sur la tradition johannique nous permettent d’arriver à un bon niveau de probabilité que cette communauté a d’abord existé en Palestine, dans la région de Samarie, avant d’immiger (ou de s’exiler) en Asie mineure, dans la région d’Éphèse. Elle peut donc témoigner ce qu’est que de quitter un enclos, d’être en quelque sorte forcée d’immigrer en terre lointaine vers une terre plus favorable, sous la direction d’un authentique pasteur.

    emprosthen (devant)
    Emprosthen est une préposition (Mt = 18; Mc = 2; Lc = 10; Jn = 5; Ac = 2; 1 Jn = 1) qui renvoie aux deux significations de « devant » : i.e. au sens de marcher devant quelqu’un ou de le précéder, et au sens d’être en présence de quelqu’un. Il est peu utilisé par Jean. La première signification apparaît dans la scène autour de Jean Baptiste quand ce dernier dit : « Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi » (1, 15), ou encore : « Je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui » (3, 28). Ainsi, Jean Baptiste est devant Jésus pour préparer sa venue, en même temps Jésus est devant Jean Baptiste en tant que personnage plus important. La deuxième signification de emprosthen apparaît sous la plume de l’évangéliste qui écrit : « Bien qu’il eût fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui » (12, 37); on y fait référence aux signes que Jésus a accompli en présence des Juifs. Qu’en est-t-il du berger et de ses moutons? Bien entendu, l’évangéliste entend décrire un berger qui précède ses brebis, qui marche devant pour tracer la voie et les guider, à la manière dont Isaïe décrit Yahvé qui marche devant son peuple : « Je marcherai devant (emprosthen) toi ; j’aplanirai les montagnes ; je briserai les portes d’airain ; je broierai les verrous de fer (LXX : Is 45, 2).

    poreuetai (il marche)
    poreuō est un verbe de mouvement : faire avancer, aller, marcher, se rendre, faire route. Il est très présent dans les évangiles-actes (Mt = 29; Mc = 3; Lc = 52; Jn = 16; Ac = 37), très peu ailleurs dans le Nouveau Testament. Luc l’utilise beaucoup, car la vie est pour lui un long cheminement, et c’est un Jésus qui chemine qu’il présente, en particulier cette longue marche qui le conduira à Jérusalem (9, 51 – 19, 28), et par la suite ce sera la marche de l’Église jusqu’aux confins de la terre dans les Actes des Apôtres. Chez Jean, sur les 16 emplois, 10 font référence à Jésus, et plus particulièrement (6 fois) au fait que Jésus annonce qu’il va vers son Père (14, 2.3.12.28; 16, 7.28). Et sur les six fois où ce sont des gens autres que Jésus qui marchent, trois fois c’est Jésus qui leur demande de se mettre en marche : 4, 50; 8, 11; 20, 17. Jésus est vraiment au coeur de l’action de marcher. L’allégorie du berger ne précise pas où conduit cette marche. Dans le monde pastorale, il s’agit de conduire le troupeau vers de bons pâturages, comme le dit le Psaume 23, 2 : « Sur des prés d’herbe fraîche il me parque. Vers les eaux du repos il me mène ». Aussi, on doit conclure que l’intérêt de l’évangéliste ici n’est pas la destination, mais la relation du troupeau avec son pasteur.

    akolouthei (il suit)
    Le verbe akoloutheō (suivre, accompagner) n’apparaît que que dans les évangiles-actes dans tout le Nouveau Testament, à l’exception de quelques occurrences dans l’Apocalypse : Mt = 25; Mc = 18; Lc = 17; Jn = 19; Ac = 4; Ap = 6. La raison est simple : très souvent, il est un terme technique pour décrire le disciple, celui qui est appelé à suivre Jésus (52 fois sur les 89 occurrences du Nouveau Testament). Il en est de même chez Jean où 12 occurrences sur 19 renvoient à l’attitude du disciple : par exemple, « Les deux disciples entendirent ses paroles et suivirent (akoloutheō) Jésus » (1, 37); ou encore, « De nouveau Jésus leur adressa la parole et dit: "Je suis la lumière du monde. Qui me suit (akoloutheō) ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie." » (8, 12). Bien sûr, dans notre parabole, on ne parle pas de disciple, mais de moutons. Il reste qu’à travers les images de l’allégorie, on peut clairement voir l’attitude du disciple chez les brebis.

    Le verbe akoloutheō dans les évangiles-Actes
    oidasin (elles connaissent)
    Le verbe oida, aussi connu sous la forme eidō, appartient à deux grandes familles de signification : d’une part, il y a « voir » et ses synonymes comme regarder ou observer, et d’autre part il y a « savoir », ainsi que ses synonymes comme connaître, comprendre ou saisir. Dans les évangiles-actes-lettres de Jean, il désigne uniquement le fait de savoir ou connaître : Mt = 24; Mc = 21; Lc = 25; Jn = 83; Ac = 19; 1 Jn = 15; 3 Jn = 1. Comme on le constate, il occupe une place centrale dans la tradition johannique. Si on ajoute à notre analyse ginōskō (connaître : Mt = 19; Mc = 11; Lc = 26; Jn = 57; Ac = 16; 1 Jn = 25; 2 Jn = 1), un synonyme, notre observation devient encore plus frappante, i.e. presque le tiers des occurrences des deux verbes se retrouvent dans la tradition johannique. L’accent sur la connaissance est si fort que certains soupçonnent l’évangéliste d’être gnostique, i.e. de promouvoir le salut par la connaissance.

    Quand on essaie de comprendre le rôle que le quatrième évangile fait jouer à oida, on note d’abord qu’il apparaît souvent dans la bouche de Jésus pour exprimer ce qu’il sait. Ce savoir concerne trois catégories.

    • Le monde de Dieu. Par exemple :
      • Moi, je le (Celui qui m’a envoyé) connais, parce que je viens d’auprès de lui et c’est lui qui m’a envoyé." (7, 29)
      • Jésus leur répondit: "Bien que je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est valable, parce que je sais d’où je suis venu et où je vais (8, 14)
      • et vous ne le (Père) connaissez pas; mais moi, je le connais; et si je disais: Je ne le connais pas, je serais semblable à vous, un menteur. Mais je le connais et je garde sa parole (8, 55)
      • je sais que son commandement est vie éternelle. Ainsi donc ce que je dis, tel que le Père me l’a dit je le dis." (12, 50)

    • Les événements de sa propre vie. Par exemple :
      • Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car lui-même savait ce qu’il allait faire (6, 6)
      • Alors Jésus, sachant tout ce qui allait lui advenir, sortit et leur dit: "Qui cherchez-vous?" (18, 4)
      • Après quoi, sachant que désormais tout était achevé pour que l’Ecriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit: "J’ai soif." (19, 28)

    • Ceux qui l’entourent. Par exemple :
      • Lors du discours sur le pain de vie, Jésus sait que ses disciples murmurent (6, 61) et il connaît ceux qui ne croyent pas en lui (6, 64)
      • Jésus connaît ceux qu’il a choisis (13, 18) et sait qui le livrera (13, 11)
      • Jésus sait que sa parole ne pénêtre pas dans la communauté juive (8, 37)

    À plusieurs reprises, le quatrième évangile nous parle de l’ignorance des gens, de ce qu’ils ne savent pas. Par exemple :

    • L’ignorance concerne la présence de Jésus : Jean Baptiste annonce qu’un homme non connu de lui et de tous se tient au milieu d’eux, et qu’il a mission de révéler (1, 26.31.33); Marie Madeleine ignore la présence de Jésus au tombeau vide (20, 14); lors d’une sortie en mer, les disciples ne reconnaissent pas la présence de Jésus sur le rivage (21, 4)
    • L’ignorance concerne certains aspects de la vie de Jésus : Jésus a besoin de manger une nourriture que les gens ignorent (4, 32); les disciples ne savent pas où il va (14, 5)
    • L’ignorance concerne l’identité de Jésus : la Samaritaine ignore le don de Dieu en Jésus (4, 10); on ne sait pas d’où Jésus vient et ni où il va (8, 14); les Juifs ignorent d’où vient Jésus (9, 29)
    • L’ignorance concerne Dieu : on ne connaît pas celui qui a envoyé Jésus (7, 28), on ne connaît pas le Père, sinon on connaîtrait Jésus (8, 19); parce qu’on ne connaît pas celui qui a envoyé Jésus, on persécute les disciples (15, 21)
    • L’ignorance concerne la signification de certains événements ou de certains gestes ou de certaines paroles: le fait qu’un aveugle voit maintenant (9, 21); Pierre ne comprend pas le lavement des pieds, il le comprendra plus tard (13, 7); les disciples ne comprendre pas la parole de Jésus sur le peu de temps (16, 18)
    • L’ignorance concerne l’Écriture qui avait annoncé que Jésus ressusciterait des morts (20, 9)
    • L’ignorance concerne l’objet du culte : les Samaritains ne connaissent pas ce qu’ils ne connaissent pas (4, 22)
    • L’ignorance concerne certaines réalités matérielles : Aux noces de Cana, on ne sait pas d’où vient le vin, sauf les servant (2, 9), et en général on ne sait pas d’où vient le vent ni où il va (3, 8)

    À l’inverse, il arrive que la connaissance soit un obstacle : parce qu’on croit savoir, on ne s’ouvre pas à une réalité nouvelle. Par exemple :

    • Parce qu’on connaît les parents de Jésus, on ne peut accepter qu’il vienne de Dieu (6, 42)
    • Parce qu’on sait qu’il n’a pas pas fait d’études, on ne peut comprendre qu’il sache lire et écrire (7, 15)
    • Parce qu’on connaît ses origines en Galilée, on sait qu’il ne peut être le Christ (7, 27)
    • Sans utiliser le mot connaître, Jésus fait le même type d’observation avec l’image d’être aveugle ou de voir : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché; mais vous dites: Nous voyons! Votre péché demeure » (9, 41)

    À quelques reprises l’évangile nous présente le témoignage de gens qui savent ou ont compris. Par exemple :

    • Les servants savent que Jésus est responsable de ce que l’eau soit devenu du vin (2, 9)
    • Nicodème sait que Jésus vient de la part de Dieu (3, 2)
    • La Samaritaine sait que le messie doit venir (4, 25)
    • Les Samaritains savent que Jésus est vraiment le Sauveur du monde (4, 42)
    • Les parents de l’aveugle savent qu’il est leur fils et qu’il est né aveugle (9, 21)
    • L’aveugle sait que Dieu n’écoute pas les pécheurs, mais plutôt celui qui est religieux et fait sa volonté (9, 31)
    • Marthe sait que Dieu répondra à la prière de Jésus et que son frère Lazare ressuscitera aux derniers jours (11, 22.24)
    • Les disciples seront heureux s’ils savent que le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé (13, 16)
    • Les disciples savent maintenant que Jésus sait tout (16, 30)
    • Ceux qui ont entendu l’enseignement de Jésus savent ce qu’il a dit (18, 21)
    • Celui qui témoigne à travers le quatrième évangile sait qu’il dit vrai (19, 35; 21, 24)

    Comme on le constate par tous ces exemples, tout pivote autour de la connaissance ou de l’ignorance. Dès le Prologue, l’évangéliste nous avait prévenu : « Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (1, 4-5). Si on revient à notre parabole du berger, l’évangéliste nous dit que les brebis connaissent la voix du berger, i.e. savent qui est le vrai pasteur. Dans le contexte de ce que nous venons de voir sur la connaissance, les brebis désignent ceux qui ont su saisir qui est la lumière du monde. C'est une connaissance qui vient de la foi.

    v. 5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt, car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.

    Littéralement : Mais un étranger (allotriō) elles ne suivront pas, mais s’enfuiront (pheuxontai) de lui, car elles ne connaissent (oidasin) pas la voix des étrangers.

    allotriō (étranger)
    Allotrios est un adjectif qui signifie : qui appartient à autrui, étranger, étrange, hostile. Ici, il est utilisé comme substantif. C’est un mot rare dans tout le Nouveau Testament, incluant les évangiles-actes : Mt = 2; Mc = 0; Lc = 1; Jn = 2; Ac = 1. Chez Matthieu (17, 25-26), le mot apparaît dans une question de Jésus adressée à Pierre sur l’obligation de payer l’impôt du temple : « Qu’en penses-tu, Simon? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts? De leurs fils ou des étrangers (allotrios)? ». Bien sûr, la réponse sera, en raison des moeurs politiques à l’époque : des étrangers. Chez Luc (16, 12), le mot apparaît dans la bouche de Jésus qui conclut la parabole du gestionnaire malhonnête qui a su bien gérer dans son propre intérêt les biens dont il était responsable au moment de son congédiement : « Et si vous ne vous êtes pas montrés fidèles pour le bien étranger (allotrios), qui vous donnera le vôtre? »; en d’autres mots, l’argent et les biens matériels sont considérés comme des biens étrangers pour le croyant qui recherche les biens spirituels. Dans les Actes des Apôtres (7, 6), il s’agit d’une référence à un texte de la Genèse alors qu’Étienne résume le séjour d’Israël en terre étrangère. Nous nous retrouvons donc dans l’allégorie du berger avec quelque chose d’unique : un berger étranger. Sur le plan de la vie pastorale, le nombre de bergers rend logique que, pour un troupeau spécifique, il n’y a qu’un seul propriétaire, et tous les autres sont, par définition, des étrangers. Mais dans le contexte de l’allégorie, il est clair que le visage du berger étranger comporte une note négative. Qui est-il celui qui, non seulement les brebis ne suivront pas, mais qu’elles ne doivent pas suivre? Dans l’Ancien Testament, la terre étrangère où les Juifs étaient exilés et les dieux étrangers avaient une note hautement négative. On peut présupposer la même chose pour le berger, même si, pour l’instant, nous n’avons pas d’indice sur son identité. Si Boismard a raison d’attribuer la rédaction de ce verset à Jean II-B, donc vers les années 90, autour d’Éphèse, on peut alors y voir l’image d’autres chefs chrétiens étrangers à la communauté johannique qui pouvait exercer une influence, ou tout simplement les autorités juives qui cherchaient à rapatrier les « moutons noirs ».

    pheuxontai (elle s'enfuiront)
    Le verbe pheugō (prendre la fuite, échapper à, fuir, éviter, s’enfuir) apparaît quelque fois dans le Nouveau Testament, surtout dans les évangiles-Actes : Mt = 7; Mc = 5; Lc = 3; Jn = 2; Ac = 2.

    • Marc l’a introduit dans son récit des porcs qui se jettent en bas de la falaise, ce qui amène les gardiens à s’enfuir en ville pour rapporter la nouvelle : Mc 5, 14 || Lc 8, 34 || Mt 8, 33.
    • Dans son discours apocalyptique, Jésus invite les gens de Judée à s’enfuir dans les montagnes quand le temple aura été souillé (Mc 14, 14 || Lc 21, 21 || Mt 24, 16).
    • Au moment de son arrestation, les disciples s’enfuient (Mc 14, 50 || Mt 26, 56).
    • La source Q nous présente cette invective de Jean Baptiste : « Engeance de vipères, qui vous a suggéré d’échapper à la Colère prochaine? » (Lc 3, 7 || Mt 3, 7)
    • Marc nous présente deux récits de fuite qui lui sont propres, d’abord celui du jeune homme suivant Jésus au moment de son arrestation, et qui doit s’enfuir tout nu au moment où on se saisit de son vêtement (Mc 14, 52); puis celui des femmes au tombeau qui s’enfuient à l’annonce d’un jeune homme que Jésus est ressuscité, toutes effrayées (Mc 16, 8)
    • Matthieu nous présente également deux récits de fuite qui lui sont propres, d’abord celui de Joseph qui doit fuir en Égypte avec sa famille à la demande d’un ange de Dieu (Mt 2, 13); et celui de Jésus qui invite les disciples à fuir dans une autre ville s’ils sont persécutés (Mt 10, 23)

    Dans tous les exemples donnés, la fuite est suscitée par la peur devant un événement surprenant ou menaçant, et par le désir de conserver la vie ou son intégrité physique. Chez Jean, les deux seules mentions de pheugō appartiennent à la séquence des récits autour du berger et de ses brebis : d’abord ici où ce sont les brebis qui fuient un berger étranger, et plus loin (10, 12) où c’est le berger salarié ou mercenaire qui s’enfuie devant le danger. Dans le cas des brebis, pourquoi s’enfuir? N’est-il pas suffisant de ne pas suivre le berger étranger? Bien sûr, on pourrait toujours évoquer la réalité pastorale où un animal peut avoir peur d’un étranger. Mais le terme sous la plume de Jean II-B n’est probablement pas neutre. Il faut probablement y voir la même intention qu’on retrouve dans certaines épitres quand on fait face à ce qu’on considère comme un mal :

    • Fuyez la promiscuité! Tout péché que l’homme peut commettre est extérieur à son corps; celui qui commet la promiscuité, lui, pèche contre son propre corps (1 Cor 6, 18)
    • C’est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie (1 Cor 10, 14)
    • Fuis les passions de la jeunesse (2 Tm 2, 22)

    Ainsi, ce berger étranger serait à fuir en raison d’une influence néfaste dont il faut se protéger.

    ouk oidasin (elles ne connaissent pas)
    Voici la raison donnée par l’évangéliste : on ne suit pas un étranger. À travers l’apparente simplicité de la phrase, quelle réalité profonde est-il en train de traduire? À un niveau superficiel, on pourrait dire : c’est tout à fait logique, quelqu’un ne se laissera pas guider par quelqu’un qu’il ne connaît pas. Mais c’est justement là la question : pourquoi quelqu’un est-il un étranger? Et, en fait, le demeurera-t-il toujours? Pour y répondre, il faut revenir à nos observations sur la connaissance (les verbes oida et ginōskō) chez Jean, et voir dans la relation de Jésus avec son auditoire la même relation du berger avec ses moutons. Selon l’évangéliste, on refuse de reconnaître la voix ou la parole de Jésus comme parole de Dieu, un peu à la manière dont les moutons ne reconnaissent pas la voix d’un étranger (Pourquoi ne reconnaissez-vous (ginōskō) pas mon langage? C’est que vous ne pouvez pas entendre ma parole, 8, 43). Pourquoi? Une des raisons données est celle-ci : « et pourtant ce n’est pas de moi-même que je suis venu, mais il m’envoie vraiment, celui qui m’a envoyé. Vous, vous ne le connaissez (oida) pas » (7, 28). On ne peut donc accueillir Jésus sans connaître le Père. Pourtant personne n’a vu Dieu, comment peut-on le connaître, et ainsi accueillir Jésus? Aussi, l’évangéliste met-il dans la bouche de Jésus : « Si vous me connaissez (ginōskō), vous connaîtrez (ginōskō) aussi mon Père; dès à présent vous le connaissez (ginōskō) et vous l’avez vu » (14, 7). Ainsi, c’est à travers Jésus qu’on connaît le Père, mais on ne peut accueillir Jésus sans connaître le Père. Cela ressemble à un cercle vicieux. Comment s’en sortir? En fait, le point de départ n’est ni Jésus, ni le Père, mais il est en soi-même. L’évangéliste nous donne deux indices.
    • « mais je vous connais (ginōskō) : vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu » (5, 42)
    • « l’Esprit de Vérité, que le monde ne peut pas recevoir, parce qu’il ne le voit pas ni ne le reconnaît (ginōskō). Vous, vous le connaissez (ginōskō), parce qu’il demeure auprès de vous » (14, 17)

    Commençons avec l’amour de Dieu. Ce que l’évangéliste semble dire, c’est que pour connaître Dieu, il faut d’abord s’ouvrir à l’amour présent au fond de soi. Ce n’est pas dans son évangile, mais dans ses lettres que Jean précisera cette idée : « A ceci nous savons (ginōskō) que nous le connaissons (ginōskō): si nous gardons ses commandements » (1 Jn 2, 3). Quels sont ces commandements? La réponse est claire : « nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3, 23). Tout le reste s’enchaîne : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît (ginōskō) Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu (ginōskō) Dieu, car Dieu est Amour » (1 Jn 4, 7-8). Bref, on ne peut connaître Dieu sans d’abord aimer, car Dieu est amour. Et la foi n’est que les yeux de l’amour, si bien que Jean peut les réunir en une seule phrase : « Or voici son commandement: croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3, 23); croire et aimer vont ensemble.

    La recherche de vérité est une voie pour connaître Jésus et son Père : « mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu » (3, 21). À l’opposé, l’évangéliste considère ceux qui refusent la parole de Jésus comme des gens qui refusent la vérité : « Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui: quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge » (8, 44). C’est ainsi que Jésus peut conclure devant Pilate : « Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (18, 37). Et sa première lettre, Jean peut compléter en disant : « Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît (ginōskō) Dieu nous écoute, qui n’est pas de Dieu ne nous écoute pas. C’est à quoi nous reconnaissons (ginōskō) l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur » (1 Jn 4, 6).

    Pour reconnaître la voix de Jésus comme venant de Dieu, il faut à la fois que l’amour soit au coeur de sa vie et être un chercheur de vérité. C’est ce que probablement l’évangéliste résume en parlant de volonté de Dieu : « Si quelqu’un veut faire sa (de celui qui l’a envoyé) volonté, il reconnaîtra (ginōskō) si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de moi-même » (7, 17). Ainsi, notre berger est à l’image de qui nous sommes. Pour qui est centré sur l’amour et la recherche de vérité, son Dieu sera Amour et Vérité; il y a comme une loi de connaturalité. Et ainsi, tout autre Dieu sera un étranger. Non seulement il ne le suivra pas, mais il le fuiera, comme on fuit le mal.

    v. 6 Voilà ce que Jésus leur dit en image, mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait.

    Littéralement : Celle-là l’allégorie (paroimian) il dit à eux le Jésus, mais ceux-là (ekeinoi) ne comprirent (egnōsan) pas de quoi il était, ces choses il parlait (elalei) à eux.

    paroimian (allégorie)
    Paroimia signifie : langage indirect ou figuré, proverbe, dire, maxime, comparaison, figure, digression. Il ne se retrouve dans tout le Nouveau Testament que chez Jean, à part 2 Pierre 2, 22 : Mt = 0; Mc = 0; Lc = 0; Jn = 4; Ac = 0. Paroimia est différent d’une parabole, car cette dernière est souvent basée sur un récit tirée de la vie, et commence habituellement par la formule du genre : « Un jour, un homme partit en voyage... », ou encore, « un homme avait cent moutons, et un jour, il en perdit un... ». Ici, nous avons plutôt une succession d’images et de comparaisons : le berger et le voleur, le berger et l’étranger. L’évangéliste utilise le mot paroimia. Plus loin, dans son évangile, il le met dans la bouche de Jésus qui dit : « Tout cela, je vous l’ai dit en paroimia (figures, images énigmatiques). L’heure vient où je ne vous parlerai plus en paroimia, mais je vous entretiendrai du Père en toute clarté » (16, 25). Cette signification de paroimia est cohérente avec celle qu’on retrouve chez Ben Sirach : « Il (le sage) cherche le sens caché des figures (paroimia), et il s’occupe des sentences énigmatiques ». Mais qu’a dit Jésus de si énigmatique dans la section (16, 19-25)? Celle-ci commence avec une réponse de Jésus devant la confusion des disciples qui se demandent : « Qu’est-ce qu’il nous dit là: Encore un peu, et vous ne me verrez plus, et puis un peu encore, et vous me verrez, et: Je vais vers le Père? » Alors il les avertit qu’ils pleureront et se lamenteront, alors que le monde se réjouira, mais que leur tristesse se changera en joie, puis emprunte l’image de la femme enceinte qui ne se souvient plus de ses douleurs après l’accouchement. Cette énigme ne sera résolue qu’un peu plus loin lorsque Jésus affirmera : « Je suis sorti d’auprès du Père et venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père » (16, 28). À ce moment les disciples s’écrient : « Voilà que maintenant tu parles en clair et sans figures (paroimia)! Nous savons maintenant que tu sais tout et n’as pas besoin qu’on te questionne. A cela nous croyons que tu es sorti de Dieu » (16, 29-30). Qu’ont donc compris clairement les disciples? C’est que Jésus doit mourir, et qu’à travers sa mort il rejoindra son Père. Voilà ce que signifiait l’image de la femme qui accouche. Ainsi, l’image en elle-même n’est pas compliquée, c’est la réalité qu’on veut traduire à travers cette image qui peut demeurer énigmatique. Il en de même de l’image du berger et de ses brebis : l’image est simple, mais la réalité qu’elle entend traduire n’est pas évidente et peut constituer un clair-obscur.

    ekeinoi (ceux-là)
    La seule raison de mentionner l’adjectif ou pronom démonstratif ekeinos (ce...là, celui-là) est de souligner qu’il appartient au style de la tradition johannique : Mt = 54; Mc = 23; Lc = 33; Jn = 70; Ac = 22; 1 Jn = 7.

    egnōsan (ils ne comprirent pas)
    Nous avons ici un procédé littéraire typique du quatrième évangile : les paroles et les actions de Jésus se situent toujours à deux niveaux, un niveau primaire où les choses semblent dire une chose, et un niveau secondaire où les choses renvoient à une réalité beaucoup plus profonde. Les choses au niveau primaire posent parfois question ou apparaissent parfois déroutante, quand elles ne conduisent pas sur une fausse piste, ce qui amène Jésus à intervenir avec des précisions et une forme de catéchèse. Un exemple typique est la réponse de Jésus alors qu’on lui demande un signe pour justifier son action de chasser les vendeurs du temple : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai » (2, 19). Bien sûr, son auditoire comprend cette parole au niveau primaire : « Il a fallu 46 ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèveras? » (2, 20). C’est le narrateur qui doit préciser : « Mais lui parlait du sanctuaire de son corps » (2, 21). Donnons un certain nombre d’exemples :
    • Jésus dit à Nicodème : « À moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le royaume de Dieu », ce qui amène ce dernier à poser la question : « Comment un homme peut-il naître, étant vieux? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître? », pour ensuite recevoir une catéchèse sur le fils de l’homme qui doit être élevé comme Moïse a élevé le serpent au désert (3, 3-15)
    • Jésus dit aux disciples: « J’ai à manger un aliment que vous ne connaissez pas », ce qui amène les disciples à se demander : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger? », avant que Jésus précise : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son oeuvre à bonne fin » (4, 32-24)
    • Quand Jésus dit aux Juifs : « Mais celui qui m’a envoyé est véridique et je dis au monde ce que j’ai entendu de lui », le narrateur ajoute : « Ils ne comprirent pas qu’il leur parlait du Père », et fait suivre cette séquence d’une parole de Jésus qui apporte des précisions en utilisant l’expression propre à Yahvé dans l’Ancien Testament : « Je suis » (8, 26-28)
    • Lors de son entrée triomphale à Jérusalem, le narrateur raconte que Jésus trouve un petit âne et s’assoit dessus selon qu’il est écrit : « Sois sans crainte, fille de Sion: voici que ton roi vient, monté sur un petit d’ânesse ». Puis le narrateur ajoute : « Cela, ses disciples ne le comprirent pas tout d’abord; mais quand Jésus eut été glorifié, alors ils se souvinrent que cela était écrit de lui et que c’était ce qu’on lui avait fait » (12, 14-16)
    • Quand Jésus lave les pieds de ses disciples, il reçoit l’objection de Simon-Pierre (« Non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais »), et doit donc préciser : « Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi » (13, 5-8)
    • Quand Jésus dit à ses disciples : « Encore un peu, et vous ne me verrez plus, et puis un peu encore, et vous me verrez », il doit faire face à leur incompréhension : « Qu’est-ce que ce: un peu? Nous ne savons pas ce qu’il veut dire », et donc Jésus doit les introduire à l’idée de sa mort/résurrection.

    C’est ce même procédé littéraire que nous avons dans l’allégorie du berger et de ses brebis. Jésus oppose le berger des brebis au voleur, puis à l’étranger. Mais le narrateur fait remarquer que l’auditoire ne comprend pas. Il faut donc s’attendre à ce que Jésus précise sa pensée, comme il l’a fait dans tous les exemples que nous avons donnés.

    elalei (il parlait)
    La seule raison de s’arrêter un bref instant sur le verbe laleō (émettre des sons, crier, faire du bruit, converser, parler, prêcher) est pour souligner qu’il fait partie du vocabulaire johannique : Mt = 26; Mc = 21; Lc = 31; Jn = 59; Ac = 58; 1 Jn = 1; 2 Jn = 1. Mais il y a plus. Ce verbe est utilisé uniquement en référence à Jésus, soit pour décrire le fait qu’il prend la parole (par exemple, « De nouveau Jésus leur parla (laleō) et dit: "Je suis la lumière du monde », 8, 12), soit pour le mettre dans la bouche de Jésus en se référant à ce qu’il a dit (par exemple, « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites (laleō) sont esprit et elles sont vie », 6, 63), soit pour désigner des paroles à son sujet (par exemple, « Pourtant personne ne parlait (laleō) ouvertement à son sujet par peur des Juifs », 7, 13), soit pour décrire quelqu’un qui parle à Jésus (par exemple, « Pilate lui dit donc: "Tu ne me parles (laleō) pas? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et que j’ai pouvoir de te crucifier?" », 19, 10).

    v. 7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis la porte [le berger] des brebis.

    Littéralement : Il dit donc de nouveau (palin) le Jésus, amen, amen, je dis à vous que moi je suis (egō eimi) la porte [le berger] des brebis.

    palin (de nouveau)
    L’adverbe palin (de nouveau, encore une fois, à leur tour) fait vraiment partie du style johannique : Mt = 17; Mc = 28; Lc = 3; Jn = 45; Ac = 5; 1 Jn = 1, si bien qu’on pourrait parler d’un évangile de la répétition :
    • À Béthanie, au-delà du Jourdain, Jean Baptiste baptise et prêche, puis le lendemain au même endroit il donne un témoignage sur Jésus, et de nouveau, le lendemain, il donne encore un témoignage sur Jésus devant deux de ses disciples (1, 19-39)

    • Après les noces à Cana et le signe qu’il a opéré, Jésus retourne de nouveau dans le même village et opère de nouveau un signe (fils de l’officier royal) (4, 46-54)

    • En Jésus, l’évangéliste nous présente un homme qui aime répéter les choses : dès l’aurore il est de nouveau au temple et, assis, il enseigne, et quand il est confronté au problème de la femme pris en flagrant déli d’adultère, il se contente de se baisser pour écrire au sol, et après être forcé de prendre position et avoir demandé à ceux qui n’ont pas péché de jeter la première pierre, il se baisse de nouveau pour écrire au sol, et enfin, quand la femme est parti, il se met de nouveau à enseigner à la foule (8, 2-12)

    • Toute la scène de l’aveugle-né est une série de répétitions : le tout commence avec les voisins et ceux qui était habitués à le voir aveugle qui le questionnent, suivis des Pharisiens qui à leur tour et de nouveau l’interrogent, et devant les divisions dans leurs rangs, ils se mettent encore à le questionner, et après avoir interrogé les parents, ils rappellent l’aveugle de nouveau et c’est ce dernier qui doit les interpeller : pourquoi voulez-vous entendre mon histoire encore une fois? (9, 2-27)

    • L’attaque des Juifs à l’égard de Jésus se répète tout au long de l’évangile. À un certain moment, on veut le lapider (« Ils ramassèrent alors des pierres pour les lui jeter; mais Jésus se déroba et sortit du Temple », 8, 59), puis, après que Jésus ait proclamé que le Père et lui sont un, l’évangéliste écrit : « Les Juifs apportèrent de nouveau des pierres pour le lapider » (10, 31), et après avoir présenté l’effort de confrontation de Jésus, il continue : « Ils cherchaient donc de nouveau à le saisir, mais il leur échappa des mains » (10, 39)

    Le procédé littéraire de l’évangéliste se poursuit pendant tout le récit qui va de son arrestation à sa résurrection : quand on vient pour l’arrêter, Jésus interpelle la cohorte et les gardes (« Qui cherchez-vous? »), et après s’être identifié (Je suis) et que les soldats aient reculés et soient tombés par terre, Jésus leur demandera de nouveau qui ils cherchent (18, 7); c’est quand Pierre niera de nouveau que le coq se fera entendre (18, 27); Pilate fera du « va et vient) entre la foule et Jésus, entrant de nouveau dans le prétoire auprès de Jésus après avoir interrogé les Juifs (18, 33), puis retournant de nouveau vers les Juifs après avoir interrogé Jésus (18, 38), ensuite, après être retourné pour que les soldats le maltraîtent, il retourne de nouveau dehors avec le maltraîté (19, 4), et enfin revient de nouveau au prétoire pour essayer en vain de soutirer d’autres réponses de Jésus (19, 9); les Juifs répondent à Pilate qu’ils lui ont emmené Jésus parce qu’il est un malfaiteur et qu’il doit être mis à mort, et quand Pilate leur propose qu’il soit relâché à l’occasion de la Pâque, l’évangéliste écrit : « Alors ils vociférèrent de nouveau, disant: "Pas lui, mais Barabbas!" » (18, 40); après sa résurrection, c’est deux fois qu’il leur souhaite la paix (20, 19-21), et c’est deux fois qu’il se présentera au milieu de ses disciples réunis (« Huit jours après, ses disciples étaient de nouveau à l’intérieur et Thomas avec eux »)(20, 26)

    Ce procédé littéraire est certainement intentionnel. Il s’en dégage d’une part l’idée d’une longue méditation, où la vérité des choses, qui est au début insaisissable, se dégage lentement, comme par couche, où on a besoin ressasser constamment ce qui a été dit avant d’en découvrir toute la signification. D’autre part, la répétition des choix, pour ou contre Jésus (Pierre répètera trois fois son amour de Jésus, les Juifs répèteront plusieurs fois leur intention de se saisir de Jésus, et à son procès répèteront leur choix de le voir mourir, la décision de Pilate), ne font qu’accentuer le fait qu’ils sont délibérés, mûrement pesés; ce n’est pas un simple coup de tête.

    Dans l’allégorie du berger et de ses brebis, la signification du berger et des voleurs, ainsi que la relation brebis-berger en opposition à l’étranger n’a pas été saisie. Il faut alors répéter l’enseignement en allant un peu loin, en étant un peu plus clair.

    egō eimi (je suis)
    Comme dans toute allégorie, il faut maintenant identifier les symboles. Par exemple, chez Marc, la parabole du semeur sera allégorisée par le fait que chaque symbole recevra une signification singulière : la semence devient la parole de Dieu, la semence au bord du chemin représente ceux qui ont laissé Satan empêcher que la parole prenne racine, la semence dans des endroits pierreux représentent les gens superficiels qui, après avoir accueilli la parole avec joie, l’abandonnent en raison de la persécution, la semence dans les épines représentent ceux qui ont laissé la parole être étouffée par les soucis du monde et la séduction de l’argent. Ainsi, dans l’allégorie du berger, il faut donc identifier les différents symboles que sont le berger, le voleur, la porte, les brebis et l’étranger. L’évangéliste commence par la porte qu’il identifie à Jésus.

    moi je suis (egō eimi). L’expression « Je suis », qui peut sembler banale, ne l’est pas dans le monde juif, car elle est devenue le nom même de Dieu. Elle daterait de cette scène relatée par l’Exode, alors que Moïse demande à Dieu quel est son nom, advenant le cas où la question lui serait posée par les Israélites :
    LXX : Dieu dit à Moïse: "Je suis (egō eimi) celui qui est." Et il dit: "Voici ce que tu diras aux Israélites: Celui qui est m’a envoyé vers vous." (Ex 3, 14)

    Un certain nombre de livres de la Bible reprendront le titre, en particulier le Deutéronome, pour insister son unicité :

    LXX : Voyez, voyez que moi, Je suis (egō eimi); et il n’y a point de Dieu excepté moi ; je donne la mort et la vie, je frappe et je guéris, et nul ne peut délivrer de mes mains (Dt 32, 39)

    Chez les prophètes, c’est Isaïe qui reprend exactement l’expression pour insister sur le même point :

    LXX : Soyez pour moi des témoins, et moi-même je porterai témoignage, dit le Seigneur Dieu ; et aussi mon serviteur, celui que j’ai élu, afin que vous sachiez, que vous croyiez et compreniez que je suis (egō eimi). Avant moi il n’y a pas eu d’autre Dieu, et il n’en sera point après moi (Is 43, 10; voir aussi 41, 4; 46, 4)

    Autrement, chez Isaïe et ailleurs dans l’Ancien Testament, l’expression « Je suis » sert à révéler un aspect ou l’autre de Dieu. Donnons quelques exemples :

    • LXX : Je suis (egō eimi), je suis (egō eimi) celui qui efface tes transgressions et tes péchés, à cause de moi-même, et je n’en garderai pas le souvenir (Is 43, 25)
    • LXX : Ecoute-moi donc, Jacob ; écoute-moi, Israël, que j’appelle à moi : Je suis (egō eimi) le premier, et je suis (egō eimi) pour l’éternité (Is 48, 12)
    • LXX : Je suis (egō eimi), je suis (egō eimi) ton consolateur ; sache qui tu es, et si tu devais craindre un homme mortel, un fils de l’homme, qui sèchera comme l’herbe des champs (Is 51, 12)
    • LXX : Et j’exercerai mes jugements contre l’Égypte, et ils sauront que je suis (egō eimi) le Seigneur (Ez 30, 19)
    • LXX : Ne crains pas en leur présence, parce que je suis (egō eimi) avec toi pour te sauver, dit le Seigneur (Jr 1, 8)
    • LXX : Pars et lis ces paroles, du côté de l’aquilon, et dis : Maison d’Israël, reviens à moi, dit le Seigneur, et je ne tournerai plus contre vous ma face, parce que je suis (egō eimi) miséricordieux, dit le Seigneur, et je ne serai pas toujours irrité contre vous (Jr 3, 12)
    • LXX : Tire le glaive et ferme la voie à ceux qui me poursuivent ; dis à mon âme : Je suis (egō eimi) ton salut (Ps 34, 3)

    C’est le même procédé, utilisé par l’Ancien Testament pour parler de Dieu, qu’utilise le quatrième évangile pour parler de Jésus. Il y a d’abord l’expression « Je suis » sans attribut qu’il emploie à sept reprises.

    • (marche sur la mer) Mais il leur dit: "C’est moi (egō eimi). N’ayez pas peur." (6, 20)
    • Je vous ai donc dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que Je Suis (egō eimi), vous mourrez dans vos péchés." (8, 24)
    • Jésus leur dit donc: "Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis (egō eimi) et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m’a enseigné (8, 28)
    • Je vous le dis, dès à présent, avant que la chose n’arrive, pour qu’une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que Je Suis (egō eimi) (13, 19)
    • (Jésus demande qui ils cherchent) Ils lui répondirent: "Jésus le Nazôréen." Il leur dit: "C’est moi (egō eimi)." Or Judas, qui le livrait, se tenait là, lui aussi, avec eux. Quand Jésus leur eut dit: "C’est moi (egō eimi) ", ils reculèrent et tombèrent à terre... Jésus répondit: "Je vous ai dit que c’est moi (egō eimi). Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-là s’en aller" (18, 5.6.8)

    Puis, il y a les divers attributs associés à Jésus.

    • Il est messie (4, 26)
    • Il est le pain de vie (6, 35.41.48.51)
    • Il est la lumière (8, 12)
    • Il est la porte (10, 7.9)
    • Il est le bon pasteur (10, 11.14)
    • Il est la résurrection (11, 25)
    • Il est le chemin, la vérité et la vie (14, 6)
    • Il est la vigne véritable (15, 1.5)

    L’utilisation de l’expression « Je suis », associée à Dieu, n’est probablement pas fortuite : en insistant dans tout l’évangile sur l’intimité profonde entre Jésus et son Père, Jean entend appuyer cette idée en ayant recours au style associé à Dieu dans l’Ancien Testament pour parler de Jésus. Et dans l’allégorie du berger et de ses brebis, Jésus « est la porte », i.e. qu’il est le médiateu pour trouver la vie, comme on l’apprendra par après; on rejoint l’autre affirmation de l’évangéliste : je suis le chemin, la vérité et la vie.

    Donc, Jésus est la porte. Très bien. On peut facilement le comprendre puisque le verset 1 a commencé par parler de la porte pour ensuite présenter deux approches différentes, celles des voleurs et des bandits d’une part, celle du berger d’autre part. Mais c’est le verset suivant, le verset 8, qui pose problème : on y fait d’abord allusion aux voleurs et aux brigands comme au v. 1, ce qui est parfait, mais au lieu d’expliquer ce que signifie entrer par la porte, on parle des brebis qui écoutent ou n’écoutent pas, une référence non pas au v. 1, mais au v. 3; l’explication sur la porte viendra que plus loin au v. 9. Pour être cohérent avec la référence à l’écoute des brebis du v. 8, il aurait fallu que l’évangéliste écrive au v. 7 : « Je suis le berger des brebis », et non pas « Je suis la porte des brebis »; les brebis n’écoute pas une porte, mais un berger. De fait, on a ici un petit problème de critique textuelle. L’un des plus anciens manuscrits de l’évangile de Jean, appelés Papyrus 75, qu’on date du début du 3e siècle de notre ère, a justement la recension : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis le berger des brebis ». On a également une version similaire dans la traduction copte la plus ancienne de ce passage, qui remonterait également au 3e siècle (voir Nestle-Aland, Novum Testamentum Graece. Stuttgart : Deutsche Bibelstiftung, 1979, note sur Jn 10, 7 et p. 688 sur P75). Par contre, d’autres recensions d’égales importantes, comme le Papyrus 66 de la même époque, et les codex Vaticanus et Sinaïticus du 4e siècle présentent la version « Je suis la porte des brebis ».

    Comment décider? Les Bibles modernes ont toutes opté pour « porte ». M.E. Boismard (voir M. E. Boismard, A. Lamouille, op. cit., p. 263.), pour sa part, a opté pour « berger », non seulement en raison du soutien du Papyrus 75 et de la traduction copte, mais également pour des raisons de cohérence avec le v.8; selon lui, le remplacement de « berger » par « porte » serait dû à un scribe sous l’influence du v. 9 où Jésus dit : je suis la porte des brebis. Même cette correction n’est pas totalement satisfaisante. Car d’après le v. 5 c’est l’étranger, et non pas les voleurs et les brigands que n’écoutent pas les brebis. Pour voir l’ampleur du problème, considérons le tableau suivant où on met en parallèle le texte actuel, la correction de Boismard en suivant P75, et un ramaniement pour rendre le texte totalement cohérent (nous avons souligné le texte modifié).

    Texte actuelTexte de BoismardRemaniement logique
    7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis la porte des brebis7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis le berger des brebis7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis le berger des brebis
    8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des bandits, mais les brebis ne les ont pas écoutés.8 Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des bandits, mais les brebis ne les ont pas écoutés. 8 Tous ceux qui sont venus sont des étrangers, mais les brebis ne les ont pas écoutés.
    9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé. Il entrera et sortira, et il trouvera du pâturage.9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé. Il entrera et sortira, et il trouvera du pâturage.9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé. Il entrera et sortira, et il trouvera du pâturage.

    Il faut se rallier à l’idée qu’un évangéliste peut ne pas être totalement logique. L’argument de Boismard qui croit qu’un copiste aurait par erreur copié porte au lieu de berger, influencé par le v. 9, est possible. Mais il est tout aussi possible que le scribe de P75 aurait vu le problème de logique et aurait essayé de le corriger en modifiant porte par berger. Quoi qu’il en soit, le texte laisse voir des tensions dans sa composition. Aussi, à défaut d’argument décisifs, nous optons pour le texte généralement reçu. Mais nous avons laissé entre parenthèse carrée la mention du berger pour refléter certaines traductions manuscrites3.

    v. 8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des bandits. Mais les brebis ne les ont pas écoutés.

    Littéralement : Tous ceux qui sont venus (ēlthon) [avant moi] (pro emou) sont des voleurs et des brigands. Mais ils ne les ont pas écoutés (ouk ēkousan) les brebis.

    ēlthon (ils sont venus)
    Le verbe erchomai (venir, arriver, aller, paraître) est un verbe qu’affectionne particulièrement la tradition johannique : Mt = 113; Mc = 86; Lc = 99; Jn = 155; Ac = 50; 1 Jn = 3; 2 Jn = 2; 3 Jn = 2. C’est un verbe ordinaire et passe-partout, comme avoir, être ou faire en français, en accord avec le style grec simple du 4e évangile4. Mais c’est un verbe de mouvement, et donc qui décrit une action. Pour comprendre cette action, il faut établir qui est le sujet de l’action. Pour fin d’analyse, nous regrouperons ces sujets en six catégories :

    • Il y a surtout Jésus (51 fois) : à part l’action physique de se déplacer pour aller en Judée, en Samarie ou en Galilée, il y a l’action théologique
      • Il est venu dans le monde (10 fois) ou les siens, pour être une lumière (1, 9; 12, 46), pour apporter un discernement (9, 39), pour donner la vie (10, 10), pour le sauver (12, 47), pour rendre témoignage à la vérité (18, 37); bref, il est venu pour faire la vérité et donner la vie
      • Et Jésus sait d’où il vient (8, 24), car il vient de Dieu (du ciel ou d’en haut : 3, 31; au nom de son Père : 5, 43; il est sorti de son Père : 16, 28), et donc il n’est pas venu de son propre chef, mais il a été envoyé (7, 28; 8, 42)
      • Mais maintenant il retourne vers son Père (17, 11), et là où il va les disciples ne peuvent venir (7, 34.36; 13, 33)
      • Cependant, Jésus viendra de nouveau, après avoir préparé une place à ses disciples, afin de les avoir avec lui (14, 3); mais entre temps, il vient de plusieurs façons, d’abord en étant présent quand les disciples sont rassemblés (20, 19.26), et en envoyant le Paraclet afin qu’ils ne soient pas orphelins (14, 18)

    • Puis, c’est une personne particulière (31 fois), en dehors de Jésus, qui entre en action et vient
      • Il y a Jean Baptiste qui vient pour rendre témoignage (1, 7; 1, 31)
      • Puis il y aura le Paraclet qui viendra rendre témoignage (15, 26; 16, 7)
      • Il y a le Prince de ce monde qui vient (14, 30)
      • Beaucoup de discussions ont lieu autour du messie ou christ: quand il viendra, personne ne saura d’où il est (7, 27), il ne viendra pas de Galilée (7, 41), mais de Bethléem (7, 42), il viendra pour tout expliquer (4, 25), il viendra faire des signes (7, 31)
      • Plusieurs personnages viennent à Jésus, Nicodème (3, 2; 7, 50; 19, 39), Marthe, puis Marie à propos de leur frère Lazare (11, 29.32), Judas pour l’arrêter (18, 3), et Marie Madeleine en allant au tombeau (20, 1)
      • Dans la même ligne, il y a la Samaritaine dont l’action régulière d’aller au puits pour puiser de l’eau l’amène à la rencontre de Jésus (4, 7) et à qui Jésus demande de faire venir son mari (4, 16)
      • Il y enfin ceux dont la rencontre avec Jésus les guérira, l’infirme de la piscine de Bethesda qui ne va pas à l’eau assez rapidement (5, 7), et l’aveugle-né qui revient de la piscine de Siloé en voyant clair (9, 7)

    • Quand il s’agit des disciples (27 fois), à part le geste d’aller d’un endroit à l’autre, l’action de venir à Jésus signifie très souvent : croire en lui
      • Des exemples où « venir à » signifient clairement « croire : « Jésus leur dit: "Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim; qui croit en moi n’aura jamais soif » (6, 35); « Tout ce que me donne le Père viendra à moi, et celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors » (6, 37); « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire; et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (6, 44); « Il est écrit dans les prophètes: Ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque s’est mis à l’écoute du Père et à son école vient à moi » (6, 45); « Jésus lui dit: "Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi » (14, 6)
      • Quand un disciple reçoit une invitation à venir, c’est une invitation à croire (voir Philippe et André, 1, 39; Nathanaël, 1, 46-47)
      • Tout cela peut être exprimé de manière symbolique, comme venir à la lumière (3, 21), ou ne pas venir en jugement (5, 24)
      • Autrement, elle signifie l’accompagner dans la mort, ce qui n’est pas possible pour l’instant (7, 34.36; 13, 33)

    • Ensuite, le sujet de l’action peut être une réalité non personnelle (24 fois), habituellement une chose
      • Dans cette catégorie, il faut surtout mentionner l’heure (15 fois), elle vient l’heure où on adorera le Père en esprit et vérité (4, 21.23), où les morts vivront (5, 25.28); mais comme l’heure de Jésus n’est pas encore venue, on ne peut se saisir de lui (7, 30; 8, 20); puis quand les Grecs veulent le voir, Jésus annonce que son heure est venue (12, 23), l’heure pour laquelle il est venu (12, 27), l’heure où il ne parlera plus en figures du Père, mais en toute clarté (16, 25), l’heure où il prend un dernier repas avec ses disciples (13, 1), l’heure où les disciples seront dispersés (16, 32), et où le Fils est glorifié (17, 1); et plus tard, viendra l’heure des disciples où ils seront exclus des synagogues et où on les tuera (16, 2.4)
      • Il y a aussi les choses naturelles comme le vent dont on ignore d’où il vient (3, 8), la moisson qui vient (4, 35), la nuit qui vient (9, 4)
      • Et il y a une panoplie de choses multiples, comme des bateaux qui viennent (6, 23), un loup (10, 12), une voix du ciel (12, 28), des événements (16, 13; 18, 4)

    • Et bien sûr, comme dans tous les évangiles, il y a l’action des foules (14 fois) où se manifestent à l’égard de Jésus de la curiosité, de l’intérêt, de la demi-foi et de la foi
      • Elles viennent à Jésus qui baptise à son tour comme Jean Baptiste (3, 26), les Samaritains sortent de la ville et viennent à Jésus (4, 30.40), à l’approche de Pâque une grande foule vient à Jésus (6, 5) et, témoin de multiplication des pains et des poissons, vient à lui pour le faire roi (6, 15), puis se met à sa recherche et vient à Capharnaüm (6, 24); au temple, on vient à lui pour l’entendre dès l’aurore (8, 2); au Jourdain, où Jean Baptiste avait baptisé, on vient à lui et beaucoup crurent en lui (10, 41)
      • Beaucoup de Juifs de Jérusalem viennent à Béthanie auprès de Marthe et Marie lors du décès de leur frère (11, 19), et ayant vu ce que Jésus a fait, viennent à lui (11, 45), suivis par d’autres qui viennent voir avec curiosité le ressuscité de morts (12, 9)
      • Et les foules vont à Jérusalem pour les grandes fêtes, en particulier la Pâque, les Galiléens qui verront à Jérusalem les signes de Jésus et l’accueillira chez eux par la suite (4, 45), et une multitude qui, étant venue pour la fête, accueillera Jésus avec des rameaux de palmier (12, 12)

    • Nous terminons avec des gens qui manifestent leur opposition à Jésus (8 fois)
      • Ce sont des gens qui ne veulent pas venir à Jésus pour avoir la vie (5, 40), et parce qu’ils ne peuvent venir à lui, ils mourront dans leur péché (8, 21-22)
      • D’autres vont à Jésus pour se moquer de lui ou le frapper (19, 3)
      • D’autres encore ont la tâche de vérifier qu’il soit mort et de s’occuper de son corps (19, 32.33.38)

    Comme on peut le constater, l’analyse de ce simple verbe nous permet de dresser une bonne partie du paysage du quatrième évangile. Où se situe la venue des voleurs et des bandits dans ce paysage? L’allégorie nous parle de ceux qui sont venus, et donc nous renvoie au passé. Et l’affirmation est globale : « tous ». Ces voleurs et ces bandits ne sont pas présentés directement en opposition à Jésus, car ce n’est pas directement au berger qu’ils s’attaquent, mais aux brebis. Littéralement, cela désignerait tous les leaders avant Jésus, y compris Moïse. Mais si on se situe à l’époque de l’évangéliste, il faut sans doute y voir d’abord les Juifs de la première génération chrétienne qui essayèrent de ramener au bercail par différentes méthodes leurs confrères qui s’étaient égarés en devenant chrétiens. Par la suite, on peut y voir des Judéo-chrétiens, auxquels Paul s’est lui-même opposé, qui ont tenté de ramener à l’orthopraxie juive les membres de cette communauté peu structurée (voir R.E. Brown, op. cit.).

    [pro emou] (avant moi)
    L’expression est entre parenthèse carrée parce que le texte grec est incertain. Elle est présente dans beaucoup de manuscrits importants comme le Papyrus 66, le codex Sinaïticus (version corrigée), Vaticanus et Bezae. Par contre, elle est absente des Papyri 45 et 75, du Sinaïticus original, de la plupart des traductions latines, syriaques et coptes, et de certains pères de l’Église comme Chrysostome et Augustin. Comme de part et d’autre on a un bon soutien des manuscrits, il faut prendre une décision en se posant la question : quel est le plus probable, qu’un copiste ait oublié l’expression, ou qu’il l’ait ajouté? Il est plus facile de comprendre qu’un copiste l’ait ajouté pour clarifier le début de la phrase (ceux qui sont venus), afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté qu’il s’agit bien de gens avant Jésus. Mais comme cela demeure très hypothétique, nos Bibles ont préféré conserver l’expression.

    ouk ēkousan (ils n'ont pas écouté)
    Nous avons vu plus tôt que l’un des significations principales du verbe écouter est : croire. Or, nous avons ici une phrase négative, et donc il faudrait traduire : les brebis ne les ont pas crus. Dans le 4e évangile, ne pas écouter ou ne pas croire a une connotation négative : « si vous n’écoutez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu » (8, 47). Est-ce que les brebis ne seraient pas de Dieu? Bien sûr que non. Quand ne pas écouter peut-il être justifié? En fait, nous avons un exemple : « Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs, mais si quelqu’un est religieux et fait sa volonté, celui-là il l’écoute » (9, 31). Quand on dit que Dieu n’écoute pas les pécheurs, on assume que ces derniers désirent de mauvaises choses. Dans la même ligne, les brebis n’écoutent pas les voleurs et les bandits qui veulent de mauvaises choses. Ainsi, les brebis symbolisent non pas des gens qu’on désigne habituellement comme des « moutons », i.e. qui se laissent influencer par n’importe qui, mais des gens qui ont pris position, qui ont choisi leur camp.

    v. 9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera libéré. Il marchera et trouvera du pâturage.

    Littéralement : Moi, je suis la porte; par moi (diʼ emou) si quelqu’un entre, il sera sauvé (sōthēsetai) et il entrera (eiseleusetai) et sortira (exeleusetai) et un pâturage (nomēn) il trouvera (heurēsei).

    diʼ emou (par moi)
    La préposition dia revêt diverses significations : causale (à cause de, en vue de), locale (à travers), temporelle (pendant, au cours de) et médiatrice (par). Ici, elle a une signification médiatrice : par moi. Le médiateur, c’est Jésus. C’est une idée forte du quatrième évangile. Elle est d’abord dans la bouche de Jésus :
    • « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi » (6, 57)
    • « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé » (10, 9)
    • Jésus lui dit: "Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi" » (14, 6)

    Dieu est fondamentalement la source de la vérité et de la vie, et par là du salut. Or, c’est Jésus qui nous révèle vraiment Dieu, et par là nous communique la vérité, la vie et le salut. Quand Jésus dit qu’il est la porte, il se trouve à dire qu’il est le chemin, un chemin qui conduit à la vie, et par là au salut.

    La médiation est aussi exprimée par la plume du narrateur :

    • « Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut » (1, 3)
    • « Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu » (1, 10)
    • « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (3, 17)

    Sous la plume du narrateur, l’approche est plus cosmique alors que la médiation de Jésus concerne la création du cosmos lui-même. Et c’est donc sa création qu’il vient rétablir dans sa destinée originelle par son action salvifique. Dans la perspective du quatrième évangile, il n’y pas de lien direct avec Dieu, car on n’atteint Dieu que par Jésus.

    sōthēsetai (sera sauvé)
    Le verbe sōzō signifie : sauver de la mort, garder en vie, préserver, épargner, garder en sécurité, ramener sain et sauf. Il est régulièrement utilisé par les évangélistes, mais moins par Jean : Mt = 15; Mc = 15; Lc = 17; Jn = 6; Ac = 12; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. Quand on parcourt les différentes occurrences de sōzō dans les évangiles, on observe que ce verbe véhicule trois grandes significations.
    • Être sauvé signifie être épargné de la mort physique, ou l’éviter (Mt = 8; Mc = 6; Lc = 7; Jn = 1; Ac = 1) :
      • « Et il leur dit: "Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer?" Mais eux se taisaient » (Mc 3, 4)
      • « Il (le chef de synagogue) le prie avec instance: "Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive." » (Mc 5, 23)
      • « sauve-toi toi-même en descendant de la croix!" » (Mc 15, 30)

    • Être sauvé signifie être épargné d’une situation fâcheuse, comme une maladie ou un handicap, ou une situation difficile sur le plan moral ou physique (Mt = 4; Mc = 5; Lc = 5; Jn = 2; Ac = 3)
      • « Et Jésus lui dit: "Ma fille, ta foi t’a sauvée; va en paix et sois guérie de ton infirmité." » (Mc 5, 34)
      • « Et en tout lieu où Jésus pénétrait, villages, villes ou fermes, on mettait les malades sur les places et on le priait de les laisser toucher ne fût-ce que la frange de son manteau, et tous ceux qui le touchaient étaient sauvés » (Mc 6, 56)
      • « elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus: car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés." » (Mt 1, 21)

    • Être sauvé fait référence au jour du jugement de Dieu, dans l’au-delà, quand certains seront condamnés, et d’autres hériteront du royaume de Dieu : (Mt = 3; Mc = 4; Lc = 5; Jn = 3; Ac = 8)
      • « Ils restèrent interdits à l’excès (après que Jésus eut dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu) et se disaient les uns aux autres: "Et qui peut être sauvé?" » (Mc 10, 26)
      • « Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé. » (Mc 13, 13)
      • « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; celui qui ne croira pas, sera condamné » (Mc 16, 16)

    Qu’en est-il dans l’allégorie du berger et de ses moutons? Quel sens a le verbe : être sauvé? Tout d’abord, de qui parle-t-on? La phrase dit : « Celui qui ». Qui est ce « Celui qui »? Au v. 2, l’évangéliste parlait du berger qui passe par la porte, par opposition aux voleurs et aux bandits. Et donc, on s’attendrait ici à ce qu’on parle du berger qui passe par la porte qu’est Jésus. Mais voilà que ce qui suit parle d’entrer et sortir, et de trouver du pâturage? S’agit-il du berger ou des brebis? Normalement, quand on parle de pâturage, on parle de brebis. Dans ce cas, « être sauvé » signifierait que les brebis trouveront quelque chose à manger et pourront survivre. S’il s’agit du berger, on comprend mal ce que signifie « être sauvé ». Il faut donc admettre que l’évangéliste n’est pas très cohérent et nous présente une allégorie mal ficelée. Pour respecter la phrase telle qu’elle est, il faut affirmer qu’on parle des brebis qui doivent passer par la porte qu’est Jésus afin de trouver de la bonne nourriture. Dans ce cas, il faut admettre qu’on s’éloigne du sens du début de l’allégorie. Quoi qu’il en soit, « être sauvé » renvoie probablement au fait d’éviter une situation fâcheuse, celle d’être affamée. Nous préférons la traduction : être libéré, à la traduction : être sauvé, car cette dernière est encore trop prégnante de l’idée du salut éternel. La brebis est donc libérée de la menace d’être affamée.

    eiseleusetai (il entrera)
    Nous avons déjà analysé plutôt le verbe eiserchomai.

    exeleusetai (il sortira)
    Quant au verbe exerchomai (sortir, partir, venir de), il est très fréquent dans les évangiles-actes : Mt = 43; Mc = 38; Lc = 40; Jn = 30; Ac = 29; 1 Jn = 2; 2 Jn = 1; 3 Jn = 1. Il désigne habituellement le fait pour quelqu’un de quitter un lieu pour se rendre dans un autre (« Le lendemain, Jésus résolut de partir (exerchomai) pour la Galilée », Jn 1, 43). Mais il peut parfois désigner un objet qui se déplace (« mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit (exerchomai) aussitôt du sang et de l’eau », Jn 19, 34; « Le bruit se répandit (exerchomai) alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas », Jn 21, 23). Chez Jean, il a aussi une signification qui lui est propre, et qui est un sens théologique : « Je suis sorti (exerchomai) d’auprès du Père et venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père » (Jn 16, 28). Mais ici, au v. 9, nous avons une expression particulière : entrer et sortir. Ce couple existe dans l’Ancien Testament avec l’expression hébraïque bôʾ (entrer) et yāṣāʾ (sortir), et que la Septante a rendu par l’expression eiserchomai (entrer) et exerchomai (sortir). L’expression entend résumer l’ensemble de la vie humaine ou de nos activités de tous les jours, où on passe son temps à entrer et à sortir; il est le synonyme d’agir. On la retrouve dans les passages suivants de l’Ancien Testament.
    • Et Moïse dit au Seigneur : « Que le Seigneur des esprits et de toute chair discerne et choisisse un homme qui sortira (exerchomai) à leur tête et entrera (eiserchomai) à leur tête et qui les mènera et les ramènera, et la communauté de Yahvé nera plus comme un troupeau qui est sans pasteur » (Nb 27, 17)
    • (Prière de Salomon) Donne-moi la sagesse et l’intelligence, pour que je puisse sortir (exerchomai) devant ce peuple et entrer (eiserchomai); car, qui jugera ton grand peuple ? (2 Ch 1, 10)
    • (C’est Caleb qui parle) Je suis encore aussi robuste que lorsque Moïse m’a envoyé ; j’ai encore la même vigueur à la guerre pour entrer (eiserchomai) et sortir (exerchomai) (Jos 14, 11)
    • (Ce sont les amis de Judas qui parlent à Jonathan) Depuis que ton frère Judas est mort, il n’y a pas d’homme semblable à lui pour sortir (exerchomai) et entrer (eiserchomai) contre nos ennemis, Bacchidès et ceux qui sont ennemis de notre nation (1 M 9, 29)

    On retrouve l’expression ailleurs dans le Nouveau Testament en Ac 1, 21 : (C’est Pierre qui parle « Il faut donc que, de ces hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus est entré (eiserchomai) et sorti (exerchomai) au milieu de nous ». Très souvent, nos Bibles préfèrent remplacer l’expression « entrer et sortir » par une expression plus familière, par exemple « vivre » (BJ en Ac 1, 21), « marcher » (TOB en Ac 1, 21).

    Revenons à l’allégorie du berger. L’évangéliste nous dit que les brebis entreront et sortiront. Comme l’expression renvoie à l’action humaine en général, il entend décrire la vie habituelle des brebis. Nous avons opté pour la traduction : marcher. Car la vie humaine est une longue marche, une série d’actions, et cette traduction s’accorde bien avec ce qui suit, i.e. trouver du pâturage.

    nomēn (pâturage)
    Le nom nomē désigne la pâture, le repas, l’alimentation, le pâturage, ou le grignotage. Dans tout le Nouveau Testament, il n’apparaît qu’ici et en 2 Tm 2, 17 : « leur parole (ceux qui se livrent aux bavardages impies) est comme une grangrène de pâturage (nomē). Tels sont Hyménée et Philétos ». Par contre, dans la culture pastorale de l’Ancient Testament il est bien connu. Et comme troupeau et pâturage sont intimement associés, la référence au pâturage désigne parfois tout le troupeau. Voici quelques utilisations de ce mot.
    • LXX « Je les ferai paître en un bon pâturage (nomē), sur la haute montagne d’Israël ; et c’est là que seront leurs bergeries ; et elles y dormiront, et elles s’y reposeront dans les délices, et elles iront paître en un gras pâturage (nomē), sur les montagnes d’Israël » (Ez 34, 14)
    • LXX « Car nous sommes ton peuple et les brebis de ton pâturage (nomē) ; nous te rendons grâces dans tous les siècles ; nous publierons tes louanges, de génération en génération » (Ps 78, 13)
    • LXX « Car il est notre Dieu, et nous, nous sommes le peuple de son pâturage (nomē) et les brebis de sa main » (Ps 94, 7)
    • LXX « Sachez que le Seigneur, c’est Dieu même ; c’est lui qui nous a faits, ce n’est pas nous ; nous sommes son peuple et les brebis de son pâturage (nomē)» (Ps 99, 3)
    • LXX « Et tu diras à ceux qui sont dans les chaînes : Sortez ; et à ceux qui sont dans les ténèbres : Voyez la lumière. Et ils se repaîtront sur toutes les voies, et leur pâturage (nomē) sera dans tous les sentiers » (Is 49, 9)
    • LXX « Parce que mes pasteurs ont été insensés et n’ont point cherché le Seigneur, à cause de cela le troupeau (nomē) a été sans intelligence et les agneaux dispersés » (Jr 10, 21);
    • LXX « Maudits soient les pasteurs qui perdent et dispersent les brebis de leur pâturage (nomē)!... Moi-même je recueillerai les restes de mon peuple sur toute terre où je les ai bannis, et je les rétablirai en leurs pâturages (nomē), et ils croîtront et ils se multiplieront (Jr 23, 1.3)

    Comme on peut le constater, troupeau et pâturage sont très étroitement associés, car sans nourriture, le troupeau ne peut survivre. Et c’est le rôle du pasteur ou berger de trouver cette nourriture. Mais comme il y a eu dans l’histoire d’Israël de mauvais bergers, c’est Yahvé lui-même qui s’occupera de trouver cette nourriture, et cette nourriture sera grasse et abondante. Mais ici, au v. 9, c’est Jésus qui assume ce rôle, et par lui, les brebis auront cette nourriture abondante.

    heurēsei (il trouvera)
    Le verbe heuriskō (trouver, rencontrer, découvrir, constater, reconnaître) est très répandu dans les évangiles-actes : Mt = 27; Mc = 11; Lc = 45; Jn = 19; Ac = 35; 1 Jn = 0; 2 Jn = 1; 3 Jn = 0. Chez Luc, il constitue un thème important. Chez Jean, il joue un moins grand rôle, mais tout de même un rôle assez précis. Il sert d’une part, à désigner la rencontre d’une personne (« Après cela, Jésus le (paralytique) trouve (heuriskō) dans le Temple et lui dit: "Te voilà guéri; ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore." », 5, 14), et d’autre part, le fait de trouver (ou de ne pas trouver) ce qu’on cherche (« Vous me chercherez, et ne me trouverez (heuriskō) pas; et où je suis, vous ne pouvez pas venir." »). Qu’en est-il des brebis de notre allégorie? Même si le mot « chercher » n’apparaît pas, on peut assumer qu’une brebis est toujours à la recherche de nourriture, et le fait de « trouver » est le résultat de cette recherche. Et donc, grâce au berger, sa recherche de nourriture sera fructueuse. Le meilleur parallèle est peut-être cet autre passage de Jean où quelques disciples pêchèrent en vain toute la nuit sans rien prendre, avant qu’au petit matin, Jésus, sur le rivage, leur dise : « Jetez le filet à droite du bateau et vous trouverez (heuriskō) » (21, 6). On connaît la suite : la pêche fut si abondante qu’ils n’avaient plus la force de tirer le filet. Pour les brebis et les pêcheurs la situation est la même : par Jésus, ils trouvent ce qu’ils cherchent, et ils le trouvent en surabondance.

    v. 10 Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire, alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient l’aient de manière débordante.

    Littéralement : Le voleur ne vient que pour voler (klepsē) et immoler (thysē) et faire périr (apolesē). Moi, je suis venu afin qu’ils aient une vie (zōēn) et qu’ils aient abondamment (perisson).

    klepsē (voler)
    Le verbe kleptō (voler, dérober, cambrioler) est très rare : Mt = 5; Mc = 1; Lc = 1; Jn = 1; Ac = 0; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. C’est Marc qui l’a introduit en faisant référence à ce qu’il est convenu d’appeler les commandements de Dieu : « Tu connais les commandements: Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne vole pas (kleptō), ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère. » (Mc 10, 19 || Lc 18, 20 || Mt 19, 18). C’est donc toujours quelque chose de mal. Cette scène a été reprise par Luc et Matthieu. Ailleurs, Matthieu a deux scènes qui utilisent ce mot : « Mais amassez-vous des trésors dans le ciel: là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent (kleptō) » (Mt 6, 19-20), et le canular sur le fait que les disciples auraient dérober le corps de Jésus (« Vous direz ceci: Ses disciples sont venus de nuit et l’ont dérobé (kleptō) tandis que nous dormions » (Mt 28, 13; voir aussi 27, 64). Jean est tout à fait indépendant avec sa description du berger voleur. Mais nous demeurons dans le contexte de quelqu’un qui fait le mal.

    thysē (immoler)
    Le verbe thyō signifie avant tout tuer, mais uniquement par rapport à un animal, d’où sacrifier, immoler, égorger un animal. C’est uniquement dans ce contexte qu’il apparaît dans le Nouveau Testament : Mt = 1; Mc = 1; Lc = 4; Jn = 1; Ac = 4; 1 Jn = 0; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0; 1 Co = 3. Il y a d’abord le contexte de la fête familiale où on égorge l’animal qu’on a engraissé afin de célébrer joyeusement (Lc 15, 23.27.30; Mt 22, 4), puis il y a le contexte de la célébration religieuse, en particulier l’agneau pascal qu’on immole chez les Juifs (Mc 14, 12; Lc 22, 7), et chez les païens, les animaux offerts aux diverses divinités (Ac 14, 13.18; 1 Co 10, 20). Chez Paul, l’agneau pascal a été remplacé par le Christ qui a été immolé (thyō) (1 Co 5, 7). Dans le cadre de notre allégorie, on ne précise pas pourquoi on égorge la brebis; on imagine que c’est pour se nourrir. On doit également assumer que le vrai berger ne veut pas s’en servir comme nourriture et tient à prolonger sa vie.

    apolesē (faire périr)
    Le verbe apollymi (perdre, faire périr, égarer, démolir, gaspiller, détruire) est assez répandu dans les évangiles actes : Mt = 18; Mc = 10; Lc = 27; Jn = 9; Ac = 2; 1 Jn = 0; 2 Jn = 1; 3 Jn = 0. Chez Jean, il a trois grandes significations.
    • Connaître la mort spirituelle et éternelle, et donc ne pas avoir accès à la vie éternelle : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde (apollymi) pas, mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16)
    • Connaître la mort physique ou perdre son intégrité physique : (lors de son arrestation, Jésus demande de laisser partir ses disciples « afin que s’accomplît la parole qu’il avait dite: "Ceux que tu m’as donnés, je n’en ai pas perdu (apollymi) un seul » (Jn 18, 9)
    • Perdre possession ou l’avantage de quelque chose : « Quand ils furent repus, il dit à ses disciples: "Rassemblez les morceaux en surplus, afin que rien ne soit perdu (apollymi)." » (Jn 6, 12)

    Dans quelle catégorie se range l’action du voleur de brebis? C’est bien sûr dans la destruction physique de la brebis. Mais comme il s’agit d’une allégorie, et que derrière l’image il y a la description d’une communauté de croyants, il faut aussi y voir une référence à la mort spirituelle et éternelle.

    zōēn (vie)
    Le mot zōē (vie, existence) appartient avant tout à la tradition johannique dans les évangiles-actes : Mt = 7; Mc = 4; Lc = 5; Jn = 36; Ac = 8; 1 Jn = 13; 2 Jn = 0; 3 Jn = 0. Il comporte deux grandes significations : d’abord, l’existence terrestre, puis la vie divine ou spirituelle qui se prolonge dans l’au-delà, appelée aussi vie éternelle. Dans l’ensemble évangiles-actes, seul Luc utilise zōē en référence à la vie terrestre : « Puis Jésus leur dit: "Attention! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie (zōē) d’un homme n’est pas assurée par ses biens." » (12, 15); ou encore, (discours de Paul à Athènes) « Il n’est pas non plus servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie (zōē), souffle et toutes choses » (Ac 17, 25). On connaît la suite de ce discours de Paul à Athènes d’après Luc : les Grecs se sont moqués de lui à la mention de la résurrection des morts. Or, cette notion de résurrection des morts et de vie éternelle provient du monde hébraïque, et d’un monde hébraïque tout récent.

    C’est chez le prophète Daniel, autour de l’an 164 avant notre ère, qu’on a la première mention de cette vie éternelle individuelle par delà la mort; l’idée se développe dans le contexte de la persécution d’Antiochus Épiphane (175-164) et à l’idée qu’accepter la mort comme martyr ouvre la porte au bonheur d’un monde à venir.

    • LXX : Et nombre de ceux qui dorment sous des amas de terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle (zōē aiōnios), les autres pour la honte et la confusion éternelle. (12, 2)

    Cette croyance en la résurrection individuelle et en la vie éternelle de Daniel est reprise par le premier livre des Maccabées, mais c’est dans le 2e livre des Maccabées, probablement écrit autour de 120 avant notre ère, qu’on retrouve la même expression, encore une fois dans un contexte de persécution et de mort comme martyr.

    • LXX : et près de rendre l’esprit, il (l’un des sept frères) parla ainsi: Toi, ô le plus scélérat des hommes, tu nous perds pour la vie présente ; mais le Roi du monde nous ressuscitera pour la vie éternelle (zōē aiōnios), nous qui serons morts pour Ses lois (7, 9)

    Enfin, il y a le livre des Psaumes de Salomon, une collection de dix-huit psaumes, qui ne fait pas partie de la Bible hébraïque, mais conservée dans la Septante et écrite probablement vers l’an 50 avant notre ère, après l’invasion de Jérusalem par Pompée en 63.

    • LXX : Tel est le lot des pécheurs pour l’éternité. — Mais ceux qui craignent le Seigneur ressusciteront pour la vie éternelle (zōē aiōnios), — Et leur vie, dans la lumière du Seigneur, ne cessera plus (3, 12)

    Ces idées sont reprises par le Nouveau Testament. Elles étaient véhiculées à l’époque de Jésus, surtout par les Pharisiens. Marc nous en donne un écho avec cet homme riche qui pose une question à Jésus : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle (zōē aiōnios)? » (10, 17 || Lc 18, 18 || Lc 10, 25 || Mt 19, 16). Mais c’est Matthieu le Juif qui nous donne le parallèle le plus rapproché du passage cité plus haut de Daniel, lorsqu’il nous présente la scène du jugement dernier et qu’il écrit : « Et ils s’en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle (zōē aiōnios) » (25, 46).

    Qu’en est-il de Jean? Tout d’abord, zōē ne renvoit jamais à l’existence physique (Jean utilise plutôt le mot psychē pour désigner la vie physique), mais toujours à cette vie qui vient de Dieu. Sur les 36 occurrences du mot, 19 sont accompagnés de l’adjectif « éternelle » (aiōnios), soit plus de 50%. Cette vie a un certain nombre de caractéristiques :

    • La vie est d’abord un trait de l’être même de Dieu, et donc définit le Père, et par là également son Fils : « Comme le Père en effet a la vie (zōē) en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie (zōē) en lui-même » (5, 26); on peut parler avec raison de « vie divine »

    • La vie est associée à la vérité ou à la lumière, ainsi qu’à l’agir dont Jésus est l’exemple; en d’autres mots, la vie se définit comme ouverture à la lumière qu’est la vérité, et comme ouverture à la voie tracée par Jésus, ce que Jean résume ainsi dans la bouche de Jésus : « Jésus lui dit: "Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi » (14, 6)
      • Ainsi, vie et lumière sont synonymes : « Ce qui fut en lui était la vie (zōē), et la vie (zōē) était la lumière des hommes » (1, 4); « Je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie (zōē)» (8, 12)

      • Mais le chemin emprunté par Jésus, celui de l’amour qui donnne sa vie physique, ce chemin indiqué par le Père qui l’a envoyé, est également synonyme de vie : « et je sais que son commandement est vie (zōē) éternelle. Ainsi donc ce que je dis, tel que le Père me l’a dit je le dis » (12, 50); c’est la même réalité qui est exprimée par la symbolique du pain de vie, car en mangeant ce pain on exprime son engagement en prendre le même chemin que le maître : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie (zōē) du monde » (6, 51); dans sa première lettre, Jean est encore plus explicite : « Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie (zōē), parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14)

    • Toutefois, il y a une condition fondamentale pour l’accès à cette vie : la foi, i.e. une totale confiance en l’enseignement de Jésus et au chemin qu’il nous a montré. C’est là un leitmotiv qui parcourt tout l’évangile et le conclut.
      • « Qui croit au Fils a la vie (zōē) éternelle; qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie (zōē); mais la colère de Dieu demeure sur lui » (3, 36)
      • « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie (zōē) éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie (zōē) » (5, 24)
      • « Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie (zōē) en son nom » (20, 31)

    • Quand Jean parle de vie, il y a toujours deux aspects, un présent et un futur; nul passage n’exprime mieux ce paradoxe que cette parole : « Qui croit au Fils a (présent) la vie éternelle; qui refuse de croire au Fils ne verra (futur) pas la vie; mais la colère de Dieu demeure sur lui » (3, 36)

      • Il semble que cette vie éternelle soit déjà présente chez le croyant, si bien que l’évangéliste utilise le verbe « avoir » au présent (« a la vie éternelle ») : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie (zōē) éternelle » (6, 47); et pour Jean, l’un des signes que la vie éternelle est déjà présente, c’est l’amour : « Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie (zōē), parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14)

      • En même, cette vie éternelle est une réalité future, car personne n’évitera la mort physique : « Jésus lui dit: "Je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra" » (11, 25); car Jean partage la conception juive que nous avons vu chez Matthieu : « N’en soyez pas étonnés, car elle vient, l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront: ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie (zōē), ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de jugement » (5, 28-29)

    Revenons à l’allégorie du berger et de ses brebis. Le berger qu’est Jésus est venu pour que ses brebis aient la vie. De quelle vie parle-t-on? Comme on la vu, il ne peut s’agir de l’existence physique, car jamais zōē n’a ce sens chez Jean; et donc le berger ne se contente pas de conserver la vie de son troupeau. Par contre, il n’utilise pas l’expression « vie éternelle », ce qui serait un peu caucasse avec des brebis. Mais dans le cadre de cette allégorie où le troupeau de brebis représente la communauté chrétienne, l’évangéliste fait certainement référence à cette vie qui prend sa source en Dieu, à cette vie qui est à la fois lumière et chemin d’amour, et qui n’existe qu’en écoutant la voix du berger, i.e. qu’en croyant en Jésus.

    perisson (abondamment)
    L’adjectif perissos signifie : qui dépasse (en quantité, en valeur), surabondant, superflu, extraordinaire, plus que suffisant, excessif, extravagant. Il est très peu fréquent dans le Nouveau Testament : Mt = 2; Mc = 1; Lc = 0; Jn = 1; Ac = 0; 2 Co = 1; Rm = 1. Chez Matthieu, Jésus parle de répondre simplement oui ou non, et ce qu’on dit « en plus » (perissos) vient du mauvais (5, 37); et il fait remarquer que lorsqu’on ne salue que ses amis on ne fait rien « d’extraordinaire » (perissos) (5, 47). Chez Marc, les disciples vivent une stupeur « excessive » (perissos) lorsqu’ils voient Jésus marcher sur l’eau (6, 51). Paul, dans sa 2e lettre aux Corinthiens, mentionne qu’il est « superflu » (perissos) qu’il écrive en faveur de la collecte pour les pauvres de Jérusalem (2 Co 9, 1), et dans la lettre aux Romains, il pose la question de la « supériorité » (perissos) du Juif (Rm 3, 1). Alors comment traduire perissos dans le contexte de la vie offerte par le berger qu’est Jésus? J’ai opté pour une vie « débordante », car non seulement elle comble nos attentes, mais elle les dépasse. Et elle reflète la générosité de celui qui en est la source, qui donne plus que ce qu’on demande.

    1. Analyse de la structure du récit

      Il semble y avoir deux allégories distinctes.

      1. Allégorie du berger et des voleurs/bandits (v. 1-2)
        1. Introduction solennelle : Vraiment, vraiment, je vous l’assure v. 1a
        2. Dénonciation
          • celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des moutons en passant par la porte v. 1b
          • mais en l’escaladant par un autre endroit v. 1c
          • celui là est un voleur et un bandit v. 1d
        3. Affirmation sur l’attitude juste
          • Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte v. 2a
          • voilà le berger des moutons v. 2b

      2. Allégorie du berger et de l’étranger (v. 3-5)
        1. Dans l’enclos (v. 3)
          1. Action du portier : au berger, le portier accepte d’ouvrir
          2. Action des brebis : les brebis reconnaissent sa voix
          3. Action du berger : il appelle les brebis chacune par leur nom et les amène dehors

        2. Hors de l’enclos (v. 4-5)
          1. Action du berger :
            • quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent
            • il marche devant elles
          2. Action des brebis :
            • Devant le berger : elles se mettent à suite, car elles reconnaissent sa voix
            • Devant l’étranger : elles ne suivront pas, le fuiront plus, car elles ne reconnaissent pas sa voix

      3. Conclusion / Transition (v. 6)
        1. Jésus parle en image
        2. Mais on ne le comprend pas

      4. Explication de l’allégorie (v. 7-10)
        1. Introduction solennelle : Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis la porte
        2. Identification des voleurs/bandits :
          • tous ceux venus avant Jésus
          • les brebis ne les ont pas écoutés
        3. Identification de la porte : Jésus
          • Par lui, la personne est libérée
          • Par lui, la personne peut vivre et trouver sa nourriture
          • Par lui, la personne trouve la vie, et une vie débordante,
          • Alors que le voleur ne vient que pour dérober, tuer et détruire

      Comme nous l’avons déjà noté, on sent une certaine tension dans ces 10 versets où la structure logique n’est pas parfaite. Car il y a deux situations différentes :

      • celui d’un enclos qui appartient à un berger qui vient retrouver ses brebis, et donc le défi est d’éloigner les voleurs (v. 1-2),
      • et celui d’un enclos partagé ou communautaire qui oblige chaque berger à distinguer ses propres moutons parmi l’ensemble, et donc le défi est de départager les moutons (v. 3-5).

      Les v. 1-2 concernent le discernement du propriétaire du troupeau, l’authentique berger ou le voleur; ce discernement est basé sur la façon d’accéder à l’enclos. Les v. 3-5 concernent avant tout la façon dont la brebis reconnaît celui qu’elle devra suivre : il est capable de prononcer son nom, et sa voix est familière; une relation a été établie.

      Dans l’interprétation de l’allégorie, ces deux situations sont un peu entremêlées et modifiées.

      • D’abord, on perd de vue l’étranger et ne restent plus que les voleurs, et donc le thème de la non reconnaissance de la voix concerne la relation avec ces derniers.
      • Puis, le thème de la porte reçoit une toute autre signification, i.e. il ne s’agit plus de l’endroit où doit passer le berger, mais du lieu où doivent passer les brebis
      • Ensuite, le thème du berger qui conduit ses brebis dehors et marche devant elles semble absorbé par celui de la porte
      • Enfin, le thème de la porte qu’est Jésus reçoît une grande expansion

      Boismard tente d’expliquer ces tensions en émettant l’hypothèse d’une compostion en trois phases ou itérations.

      Itération 1 par Jean II-A (vers les années 60)
      1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure,
      celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en en passant par la porte,
      celui là est un voleur et un bandit.
      2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis,
      3 et les brebis obéissent à sa voix
      et il les amène dehors,
      4 et il marche devant elles
      et les brebis se mettent à sa suite.
      7 Je suis le berger des brebis.
      8 Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des bandits,
      mais les brebis ne les ont pas écoutés.
      27 Mes brebis reconnaissent ma voix et je les connais et elles me suivent

      Dans cette première itération, l’enclos appartient à un berger spécifique, et son défi est d’éloigner les voleurs. Heureusement, même si les voleurs réussissent à entrer dans l’enclos, les brebis ne le suivront pas.

      Itération 2 par Jean II-B (vers les années 90) (en souligné ses modifications)

      1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure,
      celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en en passant par la porte,
      celui là est un voleur et un bandit.
      2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.
      3 À lui, le portier accepte d’ouvrir
      et les brebis obéissent à sa voix,
      et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom
      et il les amène dehors.
      4 Il fait sortir toutes celles qui lui appartiennent,
      il marche devant elles
      et les brebis se mettent à sa suite
      car elles reconnaissent sa voix.
      5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt,
      car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.
      6 Voilà ce que Jésus leur dit en image,
      mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
      7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure,
      je suis le berger des brebis.
      8 Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des bandits,
      mais les brebis ne les ont pas écoutés.
      10 Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire,
      alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie,
      et qu’ils l’aient l’aient de manière débordante
      .

      Comme on peut le constater, c’est Jean II-B qui a introduit l’enclos communautaire ou partagé, et donc l’idée de l’étranger et du défi de départager ses brebis des autres. Ces modifications ont pu être suggérées par le contexte religieux où la communauté vit la pression de différents leaders. Jean II-B est aussi celui qui a introduit le thème de la vie surabondante qui s’oppose à l’effort de destruction du voleur, une façon de distinguer les différents leaders.

      Itération 3 par Jean III (vers les années 110) (en caractère gras ses modifications)

      1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure,
      celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en en passant par la porte,
      mais en l’escaladant par un autre endroit
      celui là est un voleur et un bandit.
      2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.
      3 À lui, le portier accepte d’ouvrir
      et les brebis obéissent à sa voix,
      et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom
      et il les amène dehors.
      4Quand il a fait sortir
      Il fait sortir toutes celles qui lui appartiennent,
      il marche devant elles
      et les brebis se mettent à sa suite
      car elles reconnaissent sa voix.
      5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt,
      car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.
      6 Voilà ce que Jésus leur dit en image,
      mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
      7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure,
      je suis le berger des brebis.
      8 Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des bandits,
      mais les brebis ne les ont pas écoutés.
      9Je suis la porte :
      si quelqu’un entre par moi, il sera libéré.
      Il marchera et trouvera du pâturage
      10Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire,
      alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie,
      et qu’ils l’aient l’aient de manière débordante
      .

      Selon son habitude, Jean III, un chrétien de la tradition johannique, n’ajoute rien de vraiment neuf, mais tente (parfois un peu lourdement) d’apporter certaines clarifications, de mettre les points sur les i. C'est ainsi qu'il identifie clairement la porte avec le Christ, donnant à l'allégorie une tournure christologique.

      J’ai tenu à présenter la tentative de Boismard pour imaginer l’histoire de la compostion de cette allégorie pour en montrer sa complexité, et surtout indiquer que sa signification a pu évoluer selon les événements contemporains, politiques et religieux, qui ont marqué son interprétation.

    2. Analyse du contexte

      1. Contexte qui précède

        Il n’est pas facile d’établir le contexte de l’allégorie. Car celle-ci commence brusquement sans une introduction du genre : « Comme Jésus voyait les Pharisiens ou les Sadducéens essayer de convaincre la foule, il leur raconta cette allégorie », ou encore, « Comme il quittait la ville, il se tourna vers ses disciples pour leur dire ». Non. On passe sans avertissement de Jn 9, 41 (Jésus leur dit: "Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché; mais vous dites: Nous voyons! Votre péché demeure.") à Jn 10, 1 (Vraiment, vraiment, je vous l’assure, celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en passant par la porte, mais en l’escaladant par un autre endroit, celui là est un voleur et un bandit). Alors il faut conclure que Jean rattache l’allégorie du berger et de ses moutons à la scène qui précède, i.e. le récit de la guérison de l’aveugle-né.

        Le récit de l’aveugle-né est un long récit. La guérison elle-même est racontée aux versets 1 et 6-7, précédée d’une introduction sur le sens du handicap, et suivie d’un long procès pour comprendre la guérison. Au cours de ce procès on voit défiler à la barre de nombreux témoins,

        • d’abord (v. 8 – 12) les voisins et les familiers qui interrogent l’aveugle guéri,
        • ensuite (v. 13-17) l’aveugle lui-même qui est interrogé par les Pharisiens,
        • puis (v. 18-23) les parents de l’aveugle comparaissent devant les Jufs,
        • et de nouveau l’aveugle (v. 24-34) est interrogé par les Pharisiens.

        Ce procès se termine par l’expulsion de l’aveugle guéri (v. 34). Suit alors un dialogue entre l’ancien aveugle et Jésus qui se termine par une profession de foi : « L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui (v. 38). Jésus conclut la scène par une affirmation sur le sens de sa mission : « C’est pour un discernement que je suis venu en ce monde: pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles » (v. 39). Enfin, les Pharisiens qui avaient entendus posent la question : « Est-ce que nous aussi, nous sommes des aveugles? » (v.40). Et Jésus leur répond : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché; mais vous dites: Nous voyons! Votre péché demeure » (v. 41)

        Ainsi, la transition à l’allégorie du berger et des brebis est en quelque sorte une condamnation de l’attitude des Pharisiens, qui prétendent voir, mais sont en fait aveugles. Même si on considère la tradition johannique comme indépendante, nous avons également un passage semblable dans la source Q : « Un aveugle peut-il guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou? » (Lc 6, 39 || Mt 15, 14). Matthieu applique cette phrase aux Pharisiens, et renréchira dans une série d’invectives contre eux : « Malheur à vous, guides aveugles » (23, 16); « Insensés et aveugles! » (23, 17); « Guides aveugles » (23, 24; « Pharisien aveugle! » (23, 26). Il y a donc un accord entre Matthieu et Jean pour considérer les Pharisiens comme des aveugles. Matthieu ajoute qu’ils dont des « guides » aveugles. Or, Jean, pour sa part, après avoir décrit les Pharisiens comme des aveugles, passe à l’allégorie du berger et de ses brebis. Tout d’abord, il faut considérer son auditoire comme étant ces Pharisiens, et donc l’allégorie leur est adressée. Par le fait même, comme le début de l’allégorie aborde la question de la propriété de l’enclos et des brebis, il faut penser que l’auteur associe les voleurs et les bandits aux Pharisiens. De plus, le rôle du berger est de guider. Aussi, à sa façon, il associe les Pharisiens aux guides aveugles, comme Matthieu. Et l’aveugle qui a retrouvé la vue doit être associé à la brebis qui écoute la voix du berger.

      2. Contexte qui suit

        Ce qui suit est plus cohérent avec l’allégorie du berger et de ses brebis. Il va des versets 11 à 21. Pourquoi le v. 21? Parce que le v. 21 apporte une conclusion à tout le récit de l’aveugle-né (« Mais d’autres disaient : "Ce ne sont pas là propos de possédé; un démon pourrait-il ouvrir les yeux d’un aveugle?" »), et que le v. 22 introduit un nouveau récit (« On célébrait alors à Jérusalem la fête de la Dédicace. C’était l’hiver. »).

        Cette section des v. 11-21 pourrait s’intituler l’allégorie du bon pasteur. L’allégorie oppose maintenant le berger propriétaire et le mercenaire ou le berger salarié (v. 11-18) où l’accent est sur le fait que vrai berger donne sa vie pour ses brebis et qu’il y a connaissance mutuelle entre eux, et elle mentionne le projet de rassembler également les brebis qui ne sont pas du même enclos. Cette section se termine avec la division chez les Juifs à propos de Jésus, i.e. agit-il au nom des démons ou au nom de Dieu?

        Qu’elle éclairage apporte le contexte qui précède et suit? Tout d’abord, le récit de l’aveugle-né et l’allégorie autour du berger forment ensemble un tout pour le quatrième évangile. Et ce tout vise au terme à prendre une décision sur Jésus : est-il le guide, la lumière, ou le berger venant de Dieu, ou est-il un fou inspiré par le diable? Pour l’évangéliste, il est cette lumière dans les ténèbres, il est ce guide dont les gens reconnaissent l’authenticité parce qu’il accepte de donner sa vie pour ceux qui le suivent, et il se donne la peine de connaître intimement chacun d’eux, et un jour il rassemblera l’univers entier.

    3. Analyse des parallèles

      Il est difficile de trouver des parallèles, puisque la tradition johannique est indépendante des récits synoptiques. Le mot berger est peu présent dans les évangiles-actes : Mt = 3; Mc = 2; Lc = 4; Jn = 6; Ac = 0. Chez Luc, elle apparaît uniquement dans les récits de l’enfance où les bergers dans les champs reçoivent la bonne nouvelle de la naissance d’un Sauveur. Chez Marc il y la parole émue de Jésus qui voit la foule comme un troupeau sans berger (6, 34 || Mt 9, 36) et la citation de Zacharie 13, 7 (« Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées ») au moment les disciples s’enfuient (14, 27 || Mt 26, 31), deux scènes reprises par Matthieu. Et chez ce dernier, il y a en plus la scène du jugement dernier où le fils de l’homme agit comme un berger qui sépare brebis et bouc (25, 32). On pourrait mentionner bien sûr la parabole d’un homme qui a 100 brebis et qui se met à la recherche de celle qui s’est perdue/égarée (Lc 15, 4-7 || Mt 18, 12-14), même si le mot « berger » n’y apparaît pas. Mais nous sommes loin d’un contexte de discernement du véritable berger.

      Il faut se tourner vers l’Ancien Testament pour trouver un certain parallèle, surtout chez les prophètes, où on se plaint de l’attitude des bergers qui ont laissé le troupeau se disperser (voir par exemple Jr 10, 21; 27, 6; Za 10, 3; 13, 7). Le meilleur parallèle est probablement Ézéchiel 34. Voici quelques passages de ce chapitre mis en parallèle avec notre allégorie du berger. Le parallèle n’est pas exact, mais les deux textes pointent dans la même direction.

      Jean 10, 1-10Ézéchiel 34, 1-31
      1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure, celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en passant par la porte, mais en l’escaladant par un autre endroit, celui là est un voleur et un bandit.2 Fils de l’homme, prophétise contre les pasteurs d’Israël ; prophétise, et dis aux pasteurs : Voici ce que dit le Seigneur Maître : Malheur aux pasteurs d’Israël ! Est-ce que les pasteurs se paissent eux-mêmes ? Est-ce que les pasteurs ne doivent pas paître les brebis ? 3 Voilà que vous mangez le laitage ; vous vous faites des vêtements avec la laine ; vous égorgez les bêtes les plus grasses ; vous ne paissez point mes brebis.
      2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis.
      3 À lui, le portier accepte d’ouvrir et les brebis obéissent à sa voix, et les brebis qui lui appartiennent, il les appelle chacune par leur nom et les amène dehors.
      4 Quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent, il marche devant elles et les brebis se mettent à sa suite, car elles reconnaissent sa voix.
      5 Par contre, elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt, car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.10 Ainsi dit le Seigneur Maître : Voilà que je suis contre les pasteurs, et je réclamerai mes brebis de leurs mains, et je les empêcherai de paître mes brebis, et les pasteurs ne les feront plus paître ; je retirerai mes brebis de leur bouche, et ils ne s’en nourriront plus.
      6 Voilà ce que Jésus leur dit en image, mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
      7 Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure, je suis la porte (le berger) des brebis.11 Car ainsi dit le Seigneur Maître : Voilà que je vais moi-même chercher mes brebis, et je les visiterai. 12 Tel le pâtre cherche ses troupeaux le jour où il y a des nuages et des ténèbres, au milieu des brebis dispersées, tel je chercherai mes brebis, et je les ramènerai de tous les lieux où elles auront été dispersées dans les jours de ténèbres et de nuages. 13 Et je les retirerai d’entre les nations, et je les réunirai de toutes les contrées, et je les ferai rentrer dans leur terre, et je les ferai paître sur la montagne d’Israël, et dans tous les vallons et dans tous les lieux habités de leur héritage.
      8 Tous ceux qui sont venus [avant moi] sont des voleurs et des bandits. Mais les brebis ne les ont pas écoutés.
      9 Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera libéré. Il marchera et trouvera du pâturage.14 Je les ferai paître en un bon pâturage, sur la haute montagne d’Israël ; et c’est là que seront leurs bergeries ; et elles y dormiront, et elles s’y reposeront dans les délices, et elles iront paître en un gras pâturage, sur les montagnes d’Israël. 15 Moi-même je ferai paître mes brebis ; je leur donnerai moi-même le repos ; et elles sauront que je suis le Seigneur
      10 Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire, alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient l’aient de manière débordante.23 Et je susciterai pour eux un seul pasteur, et il les fera paître ; je susciterai mon serviteur David, et il sera leur pasteur. 24 Et moi, le Seigneur, je serai leur Dieu, et David, au milieu d’eux, sera leur roi. Moi, le Seigneur, j’ai parlé. 25 Et je ferai avec David une alliance de paix, et je ferai disparaître de la terre les bêtes malfaisantes, et l’on habitera le désert, et l’on dormira dans les forêts.

      Dans les deux textes, il y a une même dynamique : auparavant, ce sont des bergers indignes de ce nom. Dieu a décidé de prendre les choses en main, et lui seul est en mesure de vraiment s’occuper des brebis et de donner ce dont ils ont besoin. Et il le fait par l’intermédiaire de son messie, quelqu’un de la lignée de David chez Ézéchiel, Jésus chez Jean.

    4. Intention de l'auteur en écrivant ce passage

      Il est temps de récapituler notre analyse et notre compréhension du 4e évangile. Nous le ferons en reprenant l’hypothèse de Boismard d’une composition en trois phases.

      • On reconnaît que si les évangiles contiennent tant de paraboles, le mérite en revient probablement à Jésus lui-même qui semble avoir eu un talent de conteur, même si on ne peut conclure qu’on a les mots mêmes de Jésus dans une parabole particulière. À la source des allégories autour du pasteur et de brebis du ch. 10 du 4e évangile, on peut imaginer quelques paraboles de Jésus : il serait surprenant qu’il en soit autrement avec la culture pastorale de la Palestine du 1ier siècle où les troupeaux de moutons faisaient partie de la vie quotidienne. Aussi, il serait surprenant que Jean ait tout inventé à partir de zéro. Jésus a-t-il raconté une parabole autour du couple berger-moutons pour faire réfléchir sur les différents types de leader, surtout qu’il s’agit d’un thème important de l’Ancien Testament, pour faire réfléchir sur le sens de sa mission? On peut le penser, surtout que d’autres images pointent dans cette direction, comme celle de Luc 13, 14 : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes... et vous n’avez pas voulu! ».

      • Jean a pu tisser ensemble différentes paraboles autour du berger et de ses brebis, car plusieurs thèmes différents apparaissent : le berger et le voleur, le berger et l’étrangers, le berger et le mercenaire. Nous sommes peut-être vers les années 60 ou 65, en Palestine, plus de 30 ans après la mort de Jésus et l’expérience qu’il est vivant. La communauté johannique est encore jeune. Mais la région est en ébullion avec la montée des mouvements nationalistes et des différents groupes zélotes qui veulent expulser les Romains, et qui conduira à la destruction de Jérusalem en l’an 70. Certains membres de la communauté ont dû subir la pression de leaders juifs pour se joindre à cette tentative d’insurrection. En plus de cela, il y a la pression régulière de leurs confrères juifs lorsqu’ils vont ensemble à la synogogue et qui leur rappellent l’autorité de Moïse et de tous les grands leaders de la communauté juive. C’est dans un contexte semblable qu’il faut imaginer le travail pastoral de Jean. Il vient de raconter l’histoire de l’aveugle guéri par Jésus, qui est l’histoire de chaque chrétien. Et le procès subi par l’aveugle, interrogé par ses proches et les autorités juives, est à l’image de ce qu’ont dû subir les membres de la communauté. L’évangéliste va leur proposer des points de repère.

      • Tous ceux qui entrent par la porte arrière pour attirer à leur cause un membre de la communauté, sans avoir pris le temps de le connaître et de le soutenir, est un voleur et une personne malhonnête. Que ce soit les leaders de la communauté juive ou les leaders du mouvement nationaliste, ils n’ont aucun intérêt pour le chrétien comme tel, mais ils veulent seulement le gagner à leur cause, et le plus rapidement possible. Ce sont des imposteurs. Au contraire, le vrai pasteur a pris le temps de s’identifier ouvertement, de passer par la porte, de prendre le temps de connaître chaque personne, de cheminer avec elle. Voilà le vrai leader. Il n’impose rien, il invite simplement à le suivre.
        1 Vraiment, vraiment, je vous l’assure, celui qui n’essaie pas d’entrer dans l’enclos des brebis en en passant par la porte,
        celui là est un voleur et un bandit.
        2 Mais celui qui essaie d’entrer en passant par la porte, voilà le berger des brebis,
        3 et les brebis obéissent à sa voix
        et il les amène dehors,
        4 et il marche devant elles
        et les brebis se mettent à sa suite.

        Pourquoi l’évangéliste ose-t-il affirmer : Tous ceux qui sont venus avant Jésus sont des voleurs et des bandits? D’abord, il y d’abord la tradition bibliques qu’à peu près tous les leaders juifs ont échoué dans leur mission, au point où Dieu a décidé de s’occuper lui-même de son troupeau. Ensuite, il y a sa foi que Jésus est le messie promis, et que lui seul a été en mesure de remplir sa mission. Enfin, c’est probablement la façon pour l’évangéliste de clore une fois pour toutes le débat autour des leaders qui essaient d’influencer les membres de la communauté chrétienne.

      • Une trentaine d’années se sont écoulés quand la communauté doit émigrer et se rendre en Asie mineure, plus précisément à Éphèse, dans la Turquie actuelle. Les choses ont beaucoup évolué. Tout d’abord, les chrétiens juifs ont été expulsés définitivement de la synagogue. Ensuite, des tensions apparaissent au sein même des communautés chrétiennes. En particulier, il y a le mouvement des chrétiens judaïsants auxquels a été confronté Paul et semblent toujours vivants : on y affirme que, même si on est disciple de Jésus, les pratiques juives comme la circoncision, les restrictions alimentaires et une partie des lois juives sont toujours en vigueur. Dans ce contexte nouveau, l’évangéliste remet son oeuvre sur le métier. Maintenant, l’enclos, qui appartenait au même berger, devient un enclos où cohabitent plusieurs troupeaux; la famille des chrétiens est devenue plurielle et on doit s’identifier :
        À celui-là le portier ouvre

        Car le pasteur est celui qui les a quelque sorte forcé à quitter la Palestine pour émigrer en Asie mineure : il les appelle chacune par leur nom et les amène dehors. Ainsi, cette communauté johannique a une histoire commune, et les autres leaders chrétiens, en particulier les judéo-chrétiens, ne peuvent être que des étrangers.

        elles ne suivront pas un étranger, elles les fuiront plutôt, car elles ne reconnaissent pas la voix des étrangers.

        Finalement, pour clarifier son message, il doit apporter une forme de conclusion selon sa pratique du double langage, une image voilée que Jésus doit décrypter devant un auditoire qui ne comprend pas.

        Voilà ce que Jésus leur dit en image, mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait. Jésus reprit donc de nouveau : « Vraiment, vraiment, je vous l’assure. Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire, alors que moi je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient l’aient de manière débordante.

        Voilà le critère ultime : la vie. La vie est associée à la fois à la vérité ou lumière, et à l’amour du frère. Et cela ne peut venir que de Jésus et est communiqué par le vrai leader.

      • Dix ou vingt ans plus tard, un membre de cette communauté johannique a pu ajouter une touche finale, sans doute dans le contexte d’une longue méditation de l’Ancien Testament, en particulier les passages sur le berger et ses brebis, et du désir de clarifier certains points du quatrième évangile.
        Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera libéré. Il marchera et trouvera du pâturage.

      • Ce qui nous reste du quatrième évangile au terme de cette allégorie, c’est que le chrétien, un aveugle devenu voyant, est confronté à différentes forces qui s’exercent sur lui, et il doit choisir ses leaders. Le vrai leader, dans la lignée de Jésus, est celui qui agit de manière transparente, sans subterfuge, dans la justice, qui patiemment prend le temps de le connaître, l’invite à le suivre sans le forcer, et si parfois il l’amène à sortir de sa zone de comfort, il marchera devant afin de le conduire vers ce dont il a besoin pour vivre et grandir. Le critère du leader sera toujours que, au terme, celui qu’il conduit débordera de vie, il vivra dans la vérité et dans l’amour.

    5. Situations ou événements actuels dans lesquels on pourrait lire ce texte

      1. Suggestions provenant des différents symboles du récit

        • « entrer en passant par la porte » C’est le critère de légitimité des leaders. Jésus a agi à la lumière, en toute transparence, a parlé ouvertement, a emprunté le chemin de la justice et de l’amour. Un leader, religieux ou laïc, doit emprunter le même chemin. Autrement, c’est un imposteur.

        • « il les appelle chacune par leur nom » On ne peut mener les autres sans les connaître intimement. Et connaître prend du temps. Jésus s’est ouvert aux gens de son milieu, il les a accueillis, il les a compris. Un vrai leader, religieux ou laïc, ne peut agir autrement.

        • « Quand il a fait sortir toutes celles qui lui appartiennent » Faire sortir signifie : pousser dehors, faire sortir de la zone de comfort, les mettre en marche. Jésus a amené les gens à se dépasser, à aller plus loin : « Vous avez appris, moi je vous dit ». Un vrai leader ne se contente pas de simplement refléter ce que les gens pensent déjà, il les amène plus loin.

        • « il sera libéré » Comment Jésus a-t-il libéré les gens? Bien sûr, d’après le témoignage des évangiles, il les a libérés d’infirmités physiques. Mais il les a libérés de manière plus grande encore en les amenant à voir le monde autrement, en les libérant de leur cécité intérieure, en leur parlant d’un Père aimant, en les ouvrant à leurs frères, en leur donnant une nouvelle responsabilité.

        • « je suis venu pour qu’ils aient la vie » On comprend mal ce qu’est la vie. Pour Jésus, il ne peut y avoir vie sans lumière, sans intelligence des choses, sans recherche de vérité. Et il ne peut y avoir de vie sans amour vrai, sans amour de son frère. Un leader authentique ne peut que vouloir la vie pleine et débordante pour ceux qu’il conduit.

      2. Suggestions provenant de ce que nous vivons actuellement

        • Actuellement, les leaders populistes ont le vent dans les voiles : Donald Trump aux États-Unis, Marine le Pen en France, Recep Erdogan en Turquie, Viktor Orban en Hongrie, Rodrigo Duterte aux Philipines. Sont-ce des vrais leaders selon le modèle proposé par l’évangile de ce jour?

        • L’Église copte d’Égypte vient de subir une attaque d’un kamikaze qui a fait 45 morts lors du rassemblement du dimanche des Rameaux. Comment réagir après avoir reconnu l’ignominie du geste? Que fait un leader dans une telle situation?

        • L’horreur continue en Syrie. Après l’attaque chimique au gaz Sarin, voilà qu’on attaque les autocars des gens qu’on relocalise. Y a-t-il une limite à la méchanceté humaine? Les vrais leaders offrent une voie pour continuer à vivre et à espérer.

        • Vivre, c’est aussi vieillir. Et vieillir, c’est perdre un peu plus la mémoire, c’est devenir moins autonome, c’est devenir plus fragile. Voilà ce que devient une partie de notre société. Quel leader tracera une voie de vie dans cet univers?

        • Notre société est confrontée à plusieurs défis. L’un de ceux-là concerne la vie des agriculteurs et des fermiers. Beaucoup n’arrivent plus à vivre de leur travail. Certains se suicident. Y aurait-il des leaders qui traceront une voie d’avenir?

     

    -André Gilbert, Gatineau, avril 2017


    1 Selon John P. Meier, spécialiste sur le Jésus historique, il y a un consensus chez les exégètes que Jésus a utilisé des paraboles dans son enseignement, mais en appliquant les critères rigoureux pour determiner l’historicité d’un passage spécifique, chaque parabole particulière échoue le test, en parculier celles de Jean. Voir son v. 5, Probing the Authencity of the Parables, p. 190, de sa série : A Marginal Jew - Rethinking the Historical Jesus. Doubleday (The Anchor Bible Reference Library): New York, 1991-2015.

    2 Voir M. E. Boismard, A. Lamouille, Synopse des quatre évangiles, T. III - L’évangile de Jean. Paris : Cerf, 1977, p. 263. Rappelons que, pour les auteurs, il y a principalement quatre niveaux de composition de l’évangile selon Jean. Il y a une première source appelée Document C, probablement écrit en araméen (comprenant cinq parties, les quatre premières correspondent aux régions où s’est déroulée l’activité de Jésus, ie Samarie, Galilée, Jérusalem, Béthanie, et la cinquième comprend les récits de la passion et de la résurrection), qui semble proche de la tradition synoptique, tout en étant indépendant, et surtout manifeste l’influence des milieux samarino-chrétiens, et aurait été composé vers les années 50. Ensuite, il y aurait eu un auteur appelé Jean II-A, vivant en Palestine et connaissant l’araméen, qui aurait enrichi ce Document C de matériaux nouveaux, surtout de discours qui semblent des compositions personnelles, mais y aurait intégré des éléments d’un Document A, d’origine palestinienne, connu également de la tradition matthéenne, et il aurait pu être en contact avec certaines sources utilisées par Luc. Il aurait composé son oeuvre autour des années 60-65. Une trentaine d’années plus tard, cet auteur aurait immigré en Asie Mineur, où il revise son oeuvre et en modifie la séquence, transpose en grec certains terms araméens, subit l’influence des épitres de Paul, et le changement est si significatif que Boismard le rebaptise en Jean II-B. C’est ce Jean II (A et B) qui serait également l’auteur des épitres du même nom. Selon Papias, que nous connaissons par l’historien Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, III, 29, 4), il s’agirait de Jean l’Ancien, un chef de communauté, qu’il ne faut pas confondre avec l’apôtre Jean (cf. Histoire ecclésiastique, III, 29, 1-6). Enfin, un chrétien d’Éphèse, probablement issu du Judaïsme et appartenant à « l’école johannique » dans les premières années du 2e siècle, que Boismard appelle Jean III, fusionne les deux oeuvres de Jean II et le complète avec des fragments du Document C qui auraient été délaissés, fait des harmonisations avec la tradition synoptique, et fait un certain nombre de retouches personnelles.Voir Introduction, p. 9-70.

    3 Il faut noter que l’ancienneté d’un manuscrit n’est pas en soi une garantie d’authenticité, car même le scribe le plus ancien peut avoir commis une distraction ou avoir pris la liberté d’harmoniser ce qu’il copiait. Par exemple, le Papyrus 46, qu’on date également du début du 3e siècle, une grande source pour les épitres de Paul, s’est permis un certain nombre d’harmonisations, comme celle d’harmoniser 1 Co 7, 5 où Paul demande aux couples de reprendre la vie commune (de nouveau, soyez (ēte) ensemble) avec ce que Paul dit sur l’eucharistie en 1 Co 11, 20 (quand vous vous réunissez (synerchomenōn) ensemble), si bien que sous sa plume 1 Cor 7, 5 est devenu : de nouveau, réunissez (synerchesthe) vous ensemble. De même, ce n’est pas parce qu’un codex comme le Vaticanus est complet et d’une grande qualité qu’il est sans erreur : un exemple très simple est l’oubli de « votre » dans la phrase : « de peur que Satan ne profite, pour vous tenter, de (votre) incontinence (1 Co 7, 5), ou encore l’oubli de « car » dans la phrase : « (Car) je voudrais que tous les hommes fussent comme moi » (1 Co 7, 7).

    4 La langue du 4e évangile est à la portée d’un débutant dans l’étude de la langue grecque. Si Boismard a raison dans son hypothèse que l’auteur principal (Jean II) a d’abord vécu en Palestine et que sa langue à la naissance était l’araméen, avant d’immigrer à Éphèse où on ne parlait probablement que le Grec, alors il ne faut pas se surprendre que sa langue n’atteint jamais la complexité et le raffinement d’un Luc dont le Grec est certainement la langue maternelle.