Etty Hillesum - La tendresse

(Les écrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)


Le 26 avril [1942]. Dimanche matin, 10 heures.
Et je veux ajouter maintenant: « On doit partager son unique grande tendresse en mille petites tendresses, sinon, on pourrait céder sous le poids de cette grande tendresse. » Mille petites tendresses : pour un chien dans la rue ou un vieux marchand de fleurs - et trouver le mot juste, dont quelqu’un pourrait précisément avoir besoin. Et de ce fait, ne plus être triste parce qu’on se croit incapable de trouver à exprimer ce sentiment unique, grand et fort que l’on a en soi. Vendredi soir, quand je suis rentrée de chez lui à vélo dans la nuit printanière - le grand amour et l’immense tendresse que je ressens pour lui, je les ai déversés dans cette nuit, j’en ai déposé un peu dans les étoiles et j’en ai semé un peu derrière moi dans les buissons au bord de l’eau. Et ceci encore : « On doit aussi savoir porter, supporter et endurer la force de ses propres sentiments. » On ne doit pas vouloir sans cesse en être délivré, on doit pouvoir aussi les porter en soi sans que leur poids nous écrase, mais au contraire en y puisant des forces, non seulement pour cet homme unique, mais pour beaucoup d’autres créatures de Dieu, qui ont droit elles aussi à notre attention et à notre amour.

Mais une chose est vraie : il est comme un tronc séculaire battu par les intempéries, plein de tendresses qui éclosent comme autant de petites feuilles toutes jeunes. –

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