Etty Hillesum - La sexualité homme femme

(Les écrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)


Le 25 avril 1942. Samedi après-midi.
Hier soir. Je le tenais à une longueur de bras de moi - il était tard, et après une soirée de travail, nous nous étions retrouvés allongés par terre côte à côte - et je regardais sa chère et bonne tête, où la bouche était si agressive - et j’ai probablement dit à peu près ceci : « On ne peut pas, non, on ne peut pas exprimer charnellement ce que l’on éprouve pour l’autre. Et c’est pourquoi, à vrai dire, je suis toujours triste chaque fois que nous avons eu un contact charnel. Un tout petit geste peut parfois en dire plus long que les nuits d’amour les plus folles et les plus passionnées. » Et je me suis jetée presque avec désespoir contre lui. Pourtant ce n’est plus aussi grave qu’avant. J’aime bien sentir ses étreintes et pourtant la crainte revient toujours d’atteindre tout à coup une frontière au-delà de laquelle il n’y a plus de possibilités. Je lui ai dit aussi qu’il m’arrivait de me sentir liée à lui de façon plus intime et plus forte au cours d’une conversation téléphonique que dans l’étreinte physique la plus intense. Encore une forme de raffinement exagéré ? Pourtant il y a là les sources éternelles de souffrances humaines. Je ne l’éprouve plus aussi fortement dans ma chair qu’auparavant, mais je suis encore entourée comme d’un écho lointain [de cette souffrance]. Et maintenant, ceci. Comment donc expliquer que, chaque fois que j’ai eu le soir un contact physique avec S., je passe la nuit suivante avec Han ? Culpabilité ? Avant, peut-être, mais plus maintenant.

S. a-t-il libéré en moi des choses qui n’ont pas encore retrouvé le calme et qui poursuivent leur vie auprès de Han ? J’ai peine à le croire. Ou est-ce de la perversité ? Une forme de facilité ? Passer des bras de l’un à ceux de l’autre ? Quelle vie suis-je donc en train de mener ? Hier soir, en rentrant à vélo de chez S., j’ai déposé toute ma tendresse, toute la tendresse qu’on ne parvient pas à exprimer à un être humain, si fort que soit l’amour qu’on lui porte, dans la grande et vaste nuit printanière qui m’enveloppait de toutes parts. Je me suis arrêtée sur le petit pont et j’ai regardé loin à la surface de l’eau, je me suis fondue dans le paysage et j’ai déposé toute ma tendresse dans cette nuit, je l’ai donnée au ciel tout constellé, à l’eau et au petit pont. Et ce fut mon meilleur moment de la journée. Et j’ai senti que c’était la seule façon de réaliser ce sentiment multiple, lourd et tendre, que l’on porte en soi pour un autre: le déposer dans la nature, le laisser s’écouler sous le ciel d’une nuit de printemps et savoir qu’il n’est pas pour lui d’autre issue. Et c’est ainsi que ma journée aurait dû se terminer, j’aurais dû aller me coucher dans mon étroit petit lit d’adolescente devant la surface brillante de la fenêtre sans rideaux, j’aurais retrouvé les arbres. –

Mais en rentrant à la maison, je trouve Han, seul et un peu esseulé dans sa chambre, en train de se déshabiller, et soudain j’ai dit, sans grande conviction : «Tu veux que je reste dormir avec toi ? » Et Han aussitôt, avec un grand empressement : « Oui, fais-le, je t’en prie... » Un être humain est une chose étonnante. On ne le connaît jamais complètement. Soudain, cette nuit, je suis tombée sur une tranche de vie nue chez Han, qui d’une manière ou d’une autre m’a très fortement marquée. À propos de ses petites tentatives érotiques en direction d’une Léonie alarmée, nous avons eu toute une conversation - en pleine nuit, sous la couette bleu vif - pour nous demander si la fidélité entre un homme et une femme n’était pas un bien digne d’être poursuivi, si contraire qu’il soit au « tempérament de chasseur » inné chez l’homme. Tout cela, chez Han, est tellement inconscient. L’homme est tout simplement un chasseur, il ne faut pas aller contre la nature, et au fond, ce n’est pas si important. Avec un homme, on doit toujours recommencer à faire de très près sa connaissance, et l’on est toujours forcée de constater avec étonnement combien, chez lui, les points forts de la vie sont éloignés de ce qu’ils sont pour nous autres femmes, et nous, les femmes, nous gâchons peut-être beaucoup de bonnes relations en cherchant de l’essentiel dans ce qui, parfois, compte à peine pour l’homme. - Je lui ai dit aussi combien j’admirais S. pour son combat héroïque contre ce que, dans ces conditions, on pourrait appeler sa « nature ». Et Han, en substance : « Oui, mais ce serait sa ruine et il ne pourrait plus exercer sa profession s’il ne le faisait pas. » Enfin, c’est sans importance ici. À un moment donné, nous en sommes venus à parler d’une chose aussi puérile que la femme « idéale ». « Oui, dit Han, on pourrait peut-être arriver à une fidélité parfaite, si on avait trouvé la femme idéale. »

« Et où as-tu trouvé des femmes qui s’approchaient le plus de ce type "idéal"? » lui demandai-je. Et alors il a dit - et cela m’a saisie jusqu’aux moelles, à la fois par la tournure inattendue de la conversation et par cette sensation de ne connaître au fond jamais vraiment quelqu’un: « Peut-être surtout chez les servantes. Parce qu’elles sont tellement naturelles. On ne peut pas converser ni vivre avec elles, et c’est dommage, mais c’est chez elles que j’ai le mieux trouvé ce "naturel". » Han, avec ses tendres yeux gris-bleu, qui peuvent lancer un regard très conquérant dans un visage fin et sensible, un visage qui prend peu à peu, et de plus en plus, l’aspect fragile d’un vieil homme, mais tout en conservant quelque part une allure conquérante et juvénile. Quelque chose en lui qui refuse de vieillir. Tout à coup, j’ai bien peur qu’il n’ait une vieillesse solitaire. Et je me demande si je n’ai pas là une tâche à accomplir, en trouvant avec lui une philosophie de la vie dans l’éventualité de cette vieillesse solitaire. Mais il faut que je me reprenne moi-même sans arrêt, que je me garde de voir les autres plus compliqués et plus tragiques qu’ils ne sont, entraînée par ma propre complexité.

Han trouve la vie simple et bonne et les incertitudes matérielles de l’avenir l’inquiètent plus que les incertitudes intérieures. Mais parfois, tout à coup, je le trouve si fragile, si friable, je m’inquiète et je ressens pour lui quelque part une pitié profonde et protectrice. Le sentiment de culpabilité a disparu. Le sentiment que j’éprouve pour lui a sa nature propre, il est bien délimité, il n’est pas mêlé de culpabilité, d’irritation ou de quoi que ce soit. Je l’ai absorbé dans ma vie, il en est devenu une composante qu’on ne pourra plus en extraire sans faire chanceler tout l’édifice.

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Lundi matin [le 15 juin 1942], 8 heures.
Hier après-midi, je me suis dit soudain : « On ne peut tout de même pas demander aux gens des choses qu’ils sont incapables de donner. On ne peut tout de même pas laisser son imagination divaguer à propos de ce qu’un autre devrait être pour vous. » Je crois que je lui demande une chose impossible, que je lui impose, souvent inconsciemment, des exigences qu’il ne peut pas satisfaire. Des exigences qui me dérobent mes forces et perturbent notre relation. Je me souviens d’une de nos conversations, il y a longtemps, sur la sensualité et la passion. « Tu es les deux, me disait-il, sensuelle ET passionnée. Moi, disait-il, je suis seulement sensuel, et passionné uniquement dans l’ordre intellectuel. » Et c’est bien ainsi que je le vois. Son esprit est embrasé par une passion et une inspiration permanentes, qui peuvent aller jusqu’à l’obsession. Il émane de ses mains et de ses caresses une tendresse qui vient de l’âme et non du corps. Et quant à ce qui lui reste à donner, sur le plan purement physique, au pur plaisir des sens, à lui-même et à sa partenaire? - Ah, ce n’est pas grand-chose, une fois qu’il s’est offert si totalement, n’est-ce pas, toujours et encore. Et c’est là qu’interviennent mes exigences et mes fantasmes. Au moment où il a donné toute la passion et la tendresse qu’il possède, voilà que j’exprime en plus une exigence purement physique, moi qui voudrais que cette même passion se propage de son esprit à son corps et que ce corps soit à moi. C’est là que commence ma fiction et par là même aussi mon chemin de souffrance. Le corps n’a plus d’importance pour lui, il le surmonte de plus en plus et moi, je voudrais qu’il continue à le trouver important. Pourquoi au juste ? Parce que je crains que la vie ne me donne pas entière satisfaction? N’avons-nous pas déjà souvent parlé du lien qui existe entre sexualité et conscience de soi ? Ou bien est-ce que je n’ose pas renoncer à l’importance que l’on attache traditionnellement au rôle du corps dans l’amour? Les points où je suis depuis longtemps d’accord avec lui dans nos conversations et aussi dans mes meilleurs moments sont-ils déjà profondément ancrés dans ma conception de la vie ? Suis-je seulement maintenant en train d’arriver au seuil d’un nouveau processus ?

Et le plus grotesque, dans tout cela, c’est que : les rares fois où son corps obéit justement aux lois de ses sens, je ne l’aime plus autant. Je ne veux même pas de sa sensualité, je veux sa tendresse et sa passion. Et celles-ci - ne les ai-je pas, justement, en permanence ? Et il y a aussi les moments, les plus méprisables et honteux, où je souffre parce que je n’ai envie de partager avec personne cette tendresse et cette passion. Or je dois les partager avec toute la création. Pourtant, ma propre conception de la vie va bien dans ce sens ? Mais on ne peut pas rester toujours au niveau de ses moments de grandeur d’âme. Il faut bien cependant que s’ouvre une période où les pires petitesses ne trouvent plus de place dans votre vie.

Je ne crois pas que ce soit aussi compliqué entre lui et moi, je pense seulement que je gâche parfois les choses en introduisant dans notre belle et productive relation de grands blocs de conceptions sclérosées. Et peut-être est-ce un reste de romantisme à l’eau de rosé qui se manifeste par là-dessus avec le plus d’obstination : Tout ou rien. –

Ainsi, il y a toujours de nouveaux terrains à défricher en soi. Il faut qu’il me laisse encore quelques jours de répit, je finirai par m’en sortir. Je devrai une fois de plus me montrer sévère envers moi-même et contrôler l’emballement de mes fantasmes et mes désirs, pour en vérifier la valeur et la sincérité. Il est maintenant 11 h 10. Je vais aller dans ma petite chambre pour m’y agenouiller dans le coin devant sa bibliothèque - il y a très longtemps que je ne l’ai pas fait. Je devrai une fois de plus me montrer sévère envers moi-même et me maîtriser. Mais la seule sévérité ne suffit pas. Il faut d’abord patiemment rechercher où toutes ces agitations, ces contrariétés et tous ces gaspillages inutiles d’énergie prennent leur source. Mais il ne faut pas non plus se contenter d’en trouver la source, une nouvelle compréhension doit savoir se frayer un chemin dans la vie quotidienne, descendre des hauteurs de cet instant de lucidité pour prouver sa viabilité dans la vie de tous les jours. Et maintenant, tu n’as pas le droit de te disperser tous azimuts, comme ces derniers jours, tu dois à présent vraiment prendre les choses au sérieux, qu’il s’agisse de toi-même, de ta vie ou de tes bonnes résolutions.

p. 584-586

Le 19 juin [1942]. Vendredi matin, 9 heures et demie.
« Chez un homme, c’est une sorte de mécanisme, a-t-il dit dernièrement, chez une femme c’est un processus. » Voilà pourquoi la femme doit être la partie qui dirige et qui éduque dans une relation amoureuse. Et dans des instants comme hier soir, ma bouche est prête à l’abandon, mais mon corps est loin de l’être, c’est véritablement un processus. Chez un homme, c’est différent, cela ne parcourt pas tout son être, le moment sexuel, cela le libère un instant, et aussitôt après il a oublié, tout se passe plus vite. Il prend plus vite, parfois son corps a déjà pris, obéissant à ses propres lois mécaniques, avant qu’il en soit lui-même conscient. Tandis que chez nous, les femmes - généralisons pour une fois -, le moment d’abandon se situe à la fin d’un long processus, où toute la vie intérieure joue un rôle au moins aussi grand que le corps seul. Nous ne devons donc pas trop surestimer le fait qu’un homme prenne une femme. Chez nous, il s’agit de l’acte qui peut-être couronne et parachève une relation, chez un homme il s’agit d’un moment qui n’est pas aussi organiquement imbriqué dans le tout. Et nous devons nous garder de trop mesurer son amour pour nous au degré de désir physique qu’il a de nous. Ce désir suit parfois ses propres lois mécaniques. Et son amour, nous devons plutôt le chercher ailleurs.

Pour notre amour-propre féminin, le désir exprimé ou non par le corps de l’homme ou la fréquence de ce désir ne doit pas être un critère.

Son corps va presque automatiquement réagir à chaque corps de femme qui s’allonge à côté du sien, chez lui les choses se passent autrement. Et ce phénomène est, à mon avis, une source de malentendus entre un homme et une femme. Le fait qu’une femme accorde trop d’importance à un moment qui, pour l’homme, est loin d’en avoir autant ou qui, du moins, ne permet pas de connaître un aspect de sa vie affective. Je sais que je m’exprime encore de façon confuse, mais pour moi cela commence à devenir très clair, si clair que je vais peut-être à nouveau me débarrasser de beaucoup de superflu et que la voie va se libérer, toujours plus, pour un travail et une vie vraiment productifs. J’espère à présent qu’un jour, je me serai expliquée « définitivement » avec ces choses, pour ne pas avoir à toujours les traîner comme un boulet avec moi. –

p. 600

Le 27 juin [1942], samedi matin, 8 heures et demie.
Ah oui - et pour revenir à ces moments de jalousie : « Ce sont des atavismes, qui de temps à autre montent en vous et qu’il faut éradiquer. Nous, les êtres humains, nous devons supporter le poids d’une puissante tradition, d’un ensemble figé de conceptions, sur les conditions à réunir pour qu’un bonheur parfait existe entre un homme et une femme. Et chaque individu doit à son tour briser cette tradition et ces idées stéréotypées à travers sa propre relation, qui devrait se développer selon des lois uniques, faites pour lui. Chaque relation humaine obéissant aux lois des possibilités propres de chacun. C’est ainsi que cela devrait se passer. Et les instincts de possession, les idées stéréotypées sur la "fidélité", que l’on devrait commencer par tester pour en vérifier la légitimité - autant d’atavismes qu’il faut éradiquer en soi. Et il faut briser les siècles anciens présents en soi pour pouvoir entamer un siècle rénové. »

p. 630