Etty Hillesum - La prière
(Les écrits dEtty Hillesum. Journaux et lettres 1941-1943. Édition intégrale. Paris: Seuil, 2008, 1081 p.)
Mercredi matin [le 3 décembre 1941], 8 heures, dans la salle de bains.
Je magenouille une fois de plus sur le rugueux tapis de sisal, le visage dans les mains et je demande : Ô Seigneur, faites-moi me dissoudre dans un grand sentiment indivisible. Faites-moi accomplir les mille petites tâches quotidiennes avec amour, mais faites jaillir le plus petit acte : dun grand foyer central de disponibilité et damour. Alors la nature de ce que lon fait, le lieu où lon est ne comptent plus. Mais je nen suis pas encore là, tant sen faut. -
p. 243-244
Jeudi 11 décembre [1941], 4 heures été demie de laprès-midi.
Seigneur, je ne peux tout de même pas tinvoquer à tout propos. Lautre fois, lorsque je tai vraiment invoqué avec passion, en vertu dune impulsion profonde, continue à me donner de la force, à agir en moi.
p. 256
Vendredi matin [le 12 décembre 1941], 9 heures.
Je le dis en cet instant avec beaucoup dhumilité et de gratitude et je le pense profondément (même si je sais que tout à lheure je serai redevenue rebelle et écorchée vive) : « Mon Dieu, je te remercie de mavoir faite comme je suis. Je te remercie de me donner parfois cette sensation de dilatation, qui nest rien dautre que le sentiment dêtre pleine de toi. Je te promets que toute ma vie ne sera queffort pour réaliser cette belle harmonie, et pour obtenir cette humilité et cet amour vrai dont je sens en moi la possibilité à mes
meilleurs moments. »
p. 258
Vendredi matin [le 9 janvier 1942], 9 heures et demie.
Dieu, je te remercie pour toute cette force que tu me donnes : le centre intérieur à partir duquel ma vie est régie gagne continuellement en force et en rayonnement.
Les nombreuses impressions contradictoires qui viennent de lextérieur se concilient merveilleusement bien entre elles. Lespace intérieur ne cesse daugmenter sa capacité et les nombreuses contradictions ont cessé de sen prendre mutuellement à leur vie, elles ne se font même plus obstacle. Et après une journée comme celle dhier, jose dire avec une certaine conviction : mon royaume intérieur connaît la paix parce quil dispose dun pouvoir central puissant.
Il me semble, Dieu, que je travaille bien avec toi, que nous travaillons bien ensemble. Je te donne un espace de plus en plus vaste à habiter et je commence aussi à têtre fidèle. Je nai presque plus jamais à te renier. Je nai plus jamais à renier, pleine de honte, ma vie profonde dans mes moments plus frivoles et plus superficiels. Le puissant centre lance ses rayons jusquaux points les plus reculés de la périphérie. Je nai plus honte de mes moments de profondeur, jai cessé de faire périodiquement semblant de ne pas les connaître.
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Je te remercie, Dieu, dans mon grand royaume intérieur règnent le calme et la paix, grâce à la puissance du pouvoir central que tu y exerces. Les marches extrêmes ressentent encore ton autorité et ton amour et se laissent conduire par toi.
p. 321-322
Le 23 janvier 1942. Vendredi matin, 8 heures.
Cette nuit jétais si bien, chez moi dans mon petit lit solitaire. Jai de nouveau remercié Dieu, non pour la chaleur de ce lit ou pour la soupe aux pois, mais parce quil a bien voulu revenir habiter en moi. Je ne remercie jamais des bonnes choses terrestres que je reçois de lui et je ne me révolterai pas non plus le jour où je ne les aurai plus. Cela me déplaît de remercier pour quelque chose que tant dautres nont pas. Car elle est encore bien mauvaise, la répartition des biens matériels sur cette terre imparfaite. Et que lon soit du côté des rassasiés ou des affamés, cela me paraît le fait du hasard. Je « pourrai donc jamais remercier de mon pain quotidien si je sais que dautres doivent sen passer. Mais : si un jour je nai plus ce pain quotidien, jespère remercier tout de même. Dautre chose. De ce que Dieu est en moi. Et cela na rien à voir avec un estomac bien rempli ou non. Du moins, cest ce que je dis maintenant, à côté de mon poêle bien chaud et après un copieux petit déjeuner. Ces choses-là ne sont pas si simples.
p. 339-340
Le 20 février 1942. Vendredi matin, 10 heures.
Il paraît déjà si lointain, ce 3 février, il sest passé des jours entiers, alors, où je néprouvais pas le besoin décrire, où je nétais pas obligée d« écouter en profondeur » en moi, parce que je vivais dans un état permanent d« écoute profonde ». (Je me demande pourquoi je narrive pas à trouver dexpression néerlandaise équivalente.) Durant cette période, je nai pas prié non plus, parce quà vrai dire jétais en état de prière intérieure permanente. Le soir, lorsque jallais me coucher, on aurait dit que jemportais entre mes bras la pile impressionnante de la riche moisson de la journée, presque trop abondante pour se laisser embrasser. Il est bon quun tel état ne dure pas. On doit sans arrêt quitter son centre et se laisser jeter dans lagitation, pour conquérir en retour une plus grande paix. Et lon ne doit jamais se croire assuré dune chose, car alors toute évolution se fige. Mais ce nest pas non plus ce que je voulais écrire ce matin.
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7 heures et demie du soir.
Ô Seigneur, sil te plaît, fais-moi vivre un peu plus selon lesprit. Et ne me laisse plus chiper une tartine dans le placard, le soir juste après le dîner.
p. 351-356
Samedi matin [le 21 février 1942], 9 heures et demie.
Ce matin, je me suis retrouvée soudain à genoux près du poêle éteint de la salle de séjour et jai dit: « Mon Dieu, donne-moi un peu de patience et damour pour les petites choses de la vie quotidienne. Ne me laisse pas mirriter de la toux continuelle de Hans. » Parfois je le soupçonne de tousser, par pur besoin de dramatisation, un peu fort que nécessaire. Mais dis-toi bien ceci : ce besoin de dramatisation fait partie intégrante de sa maladie, et il souffre peut-être plus encore de ce côté pathétique quil a que de sa maladie elle-même. Autrefois, on battait les fous. Cette irritation devant linquiétude excessive de Hans est un vestige primitif de ce genre de réactions moyenâgeuses aux maux de nos semblables. Linquiétude née dune cause imaginaire - et ici, on ne peut guère parler de cause imaginaire, sa congestion pulmonaire est tout ce quil y a de plus vrai nen est pas moins réelle pour le patient, aussi doit-on la considérer comme une maladie et laborder avec amour et compréhension. Si lon ne surmonte pas lénervement quelle vous inspire, lhumanité en restera toujours au stade primitif, et lon ne peut travailler au progrès de lhumanité quen commençant par triompher en soi de ces vestiges primitifs. Tels étaient à peu près les raisonnements que je me tenais, ainsi agenouillée près du poêle éteint. Et, plus tard: « Et rends-moi aussi capable de plus de pitié et de compréhension pour le ventre perpétuellement affamé de Bernard, au lieu de le taxer
sans arrêt de gloutonnerie et de lui refuser le droit à chaque bouchée quil avale. »
p. 357-358
Lundi matin [le 23 mars 1942], 9 heures.
Il y a longtemps que je navais pas prié avec autant de concentration et de passion quau cours des cinq minutes passées ce matin dans la salle de bains. On dirait que jentre dans une nouvelle phase de concentration intérieure croissante. Et ce, toujours à titre de réaction, lorsque jai ressenti jusquaux moelles les dangers dune plongée dans un espace sans limites. Durant cette courte prière, jai demandé aussi : « Préserve-moi de la vanité. » Je veux dire ceci : de plus en plus de gens viennent à moi, qui mettent à nu leur vie intérieure et me soumettent leurs difficultés, or il y a parmi eux des gens intéressants et de valeur, et je dois me garder de me sentir flattée dans ma vanité, de voir ces gens-là venir à moi. Il faut cantonner en quelque sorte ces choses-là dans limpersonnel. Recréer chaque fois la distance et montrer clairement que ce dont il sagit, cest de résoudre un problème humain, de tirer au clair des difficultés et des conflits qui ont trouvé un hébergement fortuit chez telle ou telle personne. On se penche pour ainsi dire conjointement sur le problème, avec amour et conscience professionnelle - et sans créer un lien trop personnel, qui vous amènerait de la sorte à investir lun en lautre des forces mal employées. Cest surtout en présence dune jeunette passionnée comme Hetty que je dois me garder dun lien personnel trop fort.
p. 421
Dimanche soir [le 29 mars 1942], 9 heures et demie.
On na plus de minutes perdues, de minutes dennui, on doit apprendre de mieux en mieux à se reposer entre deux inspirations profondes ou dans une petite prière de cinq minutes, on doit toujours, en dépit dune foule de gens, dune foule de questions, dune multiplicité de sujets détude, porter en soi un grand silence où se retirer à tout moment, même au milieu de la plus grande cohue ou de la conversation la plus intense. On doit puiser sans cesse de nouvelles forces en soi-même.
p. 436
Matin du Vendredi saint [le 3 avril 1942], 8 heures et demie.
Entre la bibliothèque de S., qui, vaste et profonde, se dresse toujours là comme un mystérieux temple plein de sagesse, et mon étroite couche monacale, il reste juste assez de place pour quon puisse parfois sy agenouiller. Une chose que je veux noter depuis des jours, ou même des semaines, mais quune sorte de timidité -ou sagit-il encore de fausse honte ? - mempêche de formuler : mon corps tout entier est parfois parcouru du mouvement naturel de vouloir sagenouiller, ou plutôt non, cest autre chose : on dirait que le geste de lagenouillement est modelé dans tout mon corps, je le sens parfois dans tout mon corps. Parfois, dans des moments de profonde gratitude, il me vient un besoin irrépressible de magenouiller, la tête inclinée bien bas, le visage enfoui dans les mains. Cest devenu un geste infus dans mon corps, et qui veut parfois être réalisé. Et je me rappelle « la fille qui ne savait pas sagenouiller » et la rugosité du tapis de sisal dans la salle de bains. En écrivant ces choses, tout de même le sentiment dune certaine gêne, comme si lon abordait le plus intime du plus intime. Bien plus de timidité et de pudeur que si je parlais de ma vie amoureuse. Mais que peut-il y avoir de plus intime que le rapport des gens à Dieu ? Et aussi, pour cette raison, une certaine aversion pour la réunion dOxford de lautre jour. Quel exhibitionnisme ! Comme de faire lamour en public avec Dieu ! Des allures de bacchanale, et quand on voit ces braves petit-bourgeois et ces vieilles filles en pleine recherche... Non ! On ne renouvellera pas lexpérience. Peut-être amusant une fois, pour se donner des sensations. Mais en même temps, cela se veut beaucoup trop convenable pour quon puisse le regarder comme un spectacle sensationnel.
p. 451
Jeudi matin [9 avril 1942], 10 heures.
Ce matin, je me suis retrouvée soudain à genoux dans la salle de séjour, au milieu des miettes de pain sur la carpette. Et si je devais formuler la prière que jai faite, ce serait probablement ceci : « Ô Seigneur, cette journée, cette journée - elle me paraît si difficile, fais que je puisse porter cette journée-ci jusquà son terme, dans la multitude des jours. Elle ne sera sans doute pas plus lourde à porter que les autres, mais ma force pour le faire nest pas bien grande. »
Et puis de nouveau cette inquiétude et cette angoisse : que signifie cette nouvelle convocation de S. chez Lippm[an] et Ros[enthal] ? « Mais, Dieu, accorde-moi de ne pas gaspiller un atome de mes forces dans la crainte ou linquiétude, mais que je les conserve toutes disponibles pour porter cette journée. » Des soldats allemands étaient déjà à lexercice sur le terrain de la Patinoire. Et jai demandé aussi : « Dieu, ne me laisse pas perdre de mes forces, une seule once de mes forces, dans la haine, dans une haine inutile contre ces soldats. » Je vais économiser mes forces pour dautres choses.
p. 463
Le 17 avril [1942], vendredi matin, 9 heures.
Je suis encore trop souvent la cible de ce genre de remarques. Ce matin de bonne heure, jai prié : « Seigneur, délivre-moi des petites vanités. » Elles prennent trop despace intérieur et je sais pertinemment quil y a dautres choses qui comptent que dêtre trouvée aimable et charmante par ses semblables. En dautres termes : cela ne doit pas trop occuper lattention et limagination. Sous peine de se laisser entraîner dans une sorte divresse, du genre : Je suis vraiment plaisante et spirituelle, tout le monde madore. -
Avant, je faisais le clown parce que je me forçais à la bonne humeur, tout en me sentant malheureuse comme les pierres. Aujourdhui, si je suis parfois exubérante, si je fais la folle, cest par un trop-plein de force, et ce sont justement les jours où je suis intérieurement la plus sérieuse et concentrée que jaillit parfois dune source cachée, sans crier gare, une excitation enfantine, qui confine à la clownerie. Et ce nest pas grave. Mais si tu taperçois que tu plais aux autres, cela ne doit pas trop retenir ton attention ni occuper ton imagination, cela ne doit pas trop flatter non plus ta vanité, au risque de ramener laccent de lintériorité vers lextérieur. Tu vis vraiment beaucoup dans les plaisirs extérieurs ces derniers temps, et cest justement dans ces jours-là que tu dois être intérieurement plus « rassemblée » et plus paisible que jamais, sinon tout retombe dans la vanité et lextériorité.
p. 471-472
[Lundi, le 18 mai 1942.]
Les menaces extérieures saggravent sans cesse, la terreur saccroît de jour en jour. Jélève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein dombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule dun couvent et jen ressers plus concentrée, plus forte, plus « ramassée ». Cette retraite dans la cellule bien close de la prière prend pour moi une réalité de plus en plus forte, devient aussi une nécessité. Cette concentration intérieure dresse autour de moi de hauts murs entre lesquels je me retrouve et me rassemble, échappant à toutes les dispersions, en une entité unique. Je conçois tout à fait que puissent venir des temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusquà sentir enfin sélever autour de moi lécran protecteur de murs qui me préserveraient de méparpiller, de me perdre et de manéantir.
p. 510
Mardi matin [le 19 mai 1942], 8 heures.
Léonie me pèse lourdement sur lestomac. Oh, Seigneur, rendez-moi donc un peu juste, libre de jalousie et vraiment, vraiment adulte, avec un peu délévation desprit. Et si une personne a une bouche trop molle et trop sensuelle à ton goût, est-ce une raison pour la rejeter entièrement comme être humain ? Et quen est-il de ta propre humanité, dans ces conditions ?
p. 511
Le 26 mai [1942]. Mardi, fin de soirée.
Mon Dieu, donne-moi beaucoup de force. Je dois avoir la force et lacuité desprit dun homme, dun type adulte, pour pouvoir lui servir autant que possible de contrepoids dans son travail. Si jétais mariée avec lui et que nous ayons une maison, je ferais en sorte dy attirer des hommes de son âge, raisonnables et intelligents, des confrères qui soient plus ou moins de son niveau et à qui il puisse se mesurer. Pour linstant ce nest pas le cas, et je ne suis quune toute petite fille. Et pourtant je veux avoir assez de force, de clairvoyance et dentendement pour remplacer provisoirement tous ces confrères. - Mais maintenant, je tombe de fatigue.
p. 532
Le 29 mai [1942], le soir, après dîner.
On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres sinfligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais en restant dans ma chambre je ne me ferme pas à ce spectacle, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, jessaie toujours de retrouver la trace de lhomme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes. Je ne reste pas ici, dans une chambre paisible et fleurie, à me gaver de poètes et de penseurs et à louer Dieu, je ny aurais pas grand mérite, et je ne crois pas non plus être aussi « étrangère au monde » que mes bons amis se plaisent à le répéter dun air attendri. Tout être humain a sa réalité propre, je le sais, mais je ne suis pas une illuminée perdue dans ses rêves, mon Dieu, tout au plus une « belle âme » restée un peu adolescente (Werner disait à propos de mon « roman » : « dune belle âme à une grande âme »). Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité en me réfugiant dans de beaux rêves -je veux dire quil y a place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité - et je mentête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout !
p. 538-539
Le 22 juin [1942]. Lundi soir, 9 heures.
« Cela finira par passer, je vais laisser agir le temps. Je vis mieux que nimporte qui en Europe et en Asie », ai-je confié à S. cet après-midi au soleil, sur son toit en terrasse gravillonné. Et je suis sincère. Je ne voudrais échanger ma place avec personne. Mais je dois cependant toujours me rappeler que je vis dans des circonstances privilégiées, je nai pas besoin de faire la queue chez un maraîcher - et quand bien même je le devrais. Je suis une solitaire et je peux menvoler aussi haut et avec autant de force que je veux. Je suis au commencement, mais ce commencement est bien là, jen suis sûre. Cest davoir tiré en soi toutes les forces qui peuvent se trouver dans un être, cest une vie avec Dieu et en Dieu et Dieu en moi (je trouve le mot Dieu parfois si primitif, ce nest finalement quune métaphore, une approximation de notre aventure intérieure la plus grande et la plus ininterrompue, je crois que je nai pas besoin du mot « Dieu », il me fait parfois leffet dun son originel et primitif. Dune construction de soutien). Et quand parfois, le soir, jéprouve le besoin de madresser à Dieu et que je dis de façon très puérile : « Dieu, je ne vais pas pouvoir continuer longtemps ainsi » - et parfois mes prières peuvent être très désespérées et très démunies -, cest comme si je madressais à une chose qui est en moi, ou comme si jessayais de conjurer une part de moi-même.
p. 614
Prière du dimanche matin [le 12 juillet 1942].
Ce sont des temps deffroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que minspire lavenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour linstant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais taider, mon Dieu, à ne pas téteindre en moi, mais je ne puis rien garantir davance. Une chose cependant mapparaît de plus en plus claire : ce nest pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons taider - et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. Cest tout ce quil nous est possible de sauver en cette époque et cest aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu semblés assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne ten demande pas compte, cest à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il mapparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon coeur, que tu ne peux pas nous aider, mais que cest à nous de taider et de défendre jusquau bout la demeure qui tabrite en nous. Il y a des gens - le croirait-on? - qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant nest plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent: « Moi, je ne tomberai pas dans leurs griffes ! » Ils oublient quon nest jamais sous les griffes de personne tant quon est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. Jen aurai beaucoup dautres avec toi dans un avenir proche, tempêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.
Je ne manque pas de force pour affronter la grande souffrance, la souffrance héroïque, mon Dieu, je crains plutôt les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante. Enfin, je me gratte un peu et me dis chaque jour : il a été pourvu à la journée daujourdhui, les murs protecteurs dune maison accueillante enveloppent encore tes épaules comme un vêtement familier, longtemps porté ; tu as de quoi te nourrir pour aujourdhui et les draps blancs et les chaudes couvertures de ton lit tattendent pour une nuit de plus, tu nas donc aucune excuse à gaspiller le moindre atome dénergie à ces petits soucis matériels. Utilise à bon escient chaque minute de ce jour, fais-en une journée fructueuse, une forte pierre de plus dans les fondations où sappuieront les jours de misère et dangoisse qui nous attendent.
Derrière la maison, les pluies et les tempêtes des derniers jours ont ravagé le jasmin, ses fleurs blanches flottent éparpillées dans la boue des flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu, tu vois comme je prends soin de toi. Je ne toffre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je tapporte même un jasmin odorant. Et je toffrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, mon Dieu, et elles sont légion, crois-moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : si jétais enfermée dans une étroite cellule et que je voie un nuage passer au-delà de mes barreaux, je tapporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins jen avais la force. Je ne puis rien garantir davance mais les intentions sont les meilleures
du monde, tu le vois.
p. 679-681
Mercredi soir [15 juillet 1942]
Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour dautres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce quil y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité jappelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même, cela me paraît tellement puéril, je nai pas idée. Pourtant je lui demanderai, demain, sil lui arrive de prier pour lui-même ; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander quil ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelquun, on lui transmet un peu de sa propre force.
p. 687-688
Le 20 juillet [1942] Lundi soir, 9 heures et demie.
Tel était le sens de ma prière daujourdhui, au petit matin :
« Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. Jaimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute lhumanité que jai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. Cest aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancoeur, jai tant de force et damour en moi. Jaimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi-même ; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour ? »
Telle était à peu près ma prière de ce matin. Je métais agenouillée avec une totale spontanéité sur le tapis de sisal de la salle de bains et les larmes roulaient sur mon visage. Et cette prière, je crois, ma donné de la force pour toute la journée.
Maintenant je vais lire une petite nouvelle. Je mentête à maintenir mon style de vie contre vents et marées, même si je tape mille lettres par jour de 10 heures du matin à 7 heures du soir et rentre chez moi à 8, les pieds meurtris, et sans avoir encore dîné. Je trouverai toujours une heure pour moi. Je reste entièrement fidèle à moi-même, je ne me résignerai pas, je ne faiblirai pas.
Pourrais-je seulement continuer à faire ce travail, si je ne puisais pas chaque jour dans la grande réserve de calme et de quiétude qui est en moi ?
Oui, mon Dieu, je te suis très fidèle contre vents et marées, je ne me laisserai pas anéantir, je persiste à croire au sens le plus profond de cette vie ; je sais comment vivre désormais, de grandes certitudes mhabitent, et... et cela va te paraître incompréhensible, mais je trouve la vie si belle et je me sens si heureuse. Nest-ce pas extraordinaire? Je noserais me confier aussi ouvertement à personne.
p. 691
[Mercredi] le 22 juillet [1942], 8 heures du matin.
Mon Dieu, donne-moi de la force, pas seulement de la force spirituelle, mais aussi de la force physique. Je veux bien te lavouer, dans un moment de faiblesse : si je dois quitter cette maison, je ne saurai plus quoi devenir. Mais je ne veux pas perdre un seul jour à men inquiéter. Ôte donc de moi ces soucis, car sil me fallait les traîner en plus de tout le reste, la vie ne serait plus possible ! Je suis très fatiguée ce matin, dans tout mon corps, et je nai guère le courage daffronter le travail du jour. Je ne crois dailleurs pas beaucoup à ce travail ; sil devait se prolonger je finirais, je crois, totalement amorphe et découragée. Pourtant je te suis reconnaissante de mavoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance et des tracas de ce temps. Ce ne serait pas sorcier davoir une idylle avec toi dans latmosphère préservée dun bureau, mais ce qui compte cest de temporter, intact, partout avec moi et de te rester fidèle envers et contre tout, comme je te lai toujours promis. Quand je marche ainsi dans les rues, ton monde me donne beaucoup à penser - non, penser nest pas le mot, jessaie plutôt de pénétrer les choses grâce à un sens nouveau. Jai souvent limpression de pouvoir embrasser du regard toute notre époque, comme une phase de lHistoire dont je discernerais les tenants et aboutissants et que je saurais « insérer à sa place » dans le grand tout. Et je suis surtout reconnaissante de néprouver ni rancoeur ni haine, mais de sentir en moi un grand acquiescement qui est bien autre chose que de la résignation, et une forme de compréhension de notre époque, si étrange que cela puisse paraître ! Il faut savoir comprendre cette époque comme on comprend les gens ; après tout cest nous qui faisons lépoque. Elle est ce quelle est, à nous de la comprendre en tant que telle, malgré leffarement que son spectacle nous inspire parfois.
Je suis un cheminement intérieur propre, de plus en plus simple, de plus en plus dépouillé, mais néanmoins pavé de bienveillance et de confiance.
p. 693
Lettre à Henny Tideman. Westerbork, le mercredi 18 août 1943. (extrait)
« Toi qui mas tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie sest muée en un dialogue ininterrompu avec toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, jai parfois le visage inondé de larmes - unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en toi, mon Dieu, des larmes de gratitude minondent parfois le visage et cest cela, ma prière à moi.
Je suis très fatiguée depuis quelques jours, mais cela passera comme le reste ; tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et lon devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme ; cest ce quun être humain peut apprendre de plus important en cette vie.
Je ne lutte pas avec toi, mon Dieu, ma vie nest quun long dialogue avec toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes démotion, mais le premier mot qui me vient à lesprit, toujours le même, cest: Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec toi ; la houle de mon coeur sest faite plus large depuis que je suis ici, plus animée et plus paisible à la fois, et jai le sentiment que ma richesse intérieure saccroît sans cesse. » -
p. 897-898